La France ayant la regrettable habitude
de singer les USA avec quelques décennies de retard tandis qu’elle est méprisée
à Washington, nous avons nous aussi notre version du « complot
russe ». On a vu tout récemment un ministre français se ridiculiser en énumérant
des assassinats qui n’ont rien à voir les uns avec les autres et
dont certains ne sont pas élucidés, pour les attribuer, c’est commode, au
locataire — enraciné, certes — du Kremlin. Quel rapport entre Politovskaïa,
journaliste politique honnête, et un Litvinenko, transfuge d’un service
secret ?… Que Moscou avait à peine nié, puisque tous les services secrets
du monde liquident les traîtres quand ils en ont l’occasion, DGSE, CIA, ou MI5
ne faisant pas exception. Ou encore un Berezovski, connu pour ses liens avec la pègre
tchétchène, et ses hautes trahisons – il était alors proche du pouvoir — en
faveur de celle-ci pendant les deux guerres, les trafics d’émeraudes et de
pétrole dans lesquels il trempait étant un secret de polichinelle. Mais ici
comme ailleurs on table sur l’ignorance et les préjugés entretenus du grand
public. Les journalistes Yasha Levine et Mark Ames ont tenté chez eux de lever
le voile sur l’histoire très sombre de l’ingérence américaine dans les affaires
russes au cours des années 1990. Levine raconte ci-dessous ce qu’il en est
résulté. Que les Français s’abstiennent de tout satisfecit. Le conformisme de l’édition
en France n’a rien à envier au Grand Frère.
(Traduit
de l’américain par Thierry Marignac)
ÉTATS-UNIS ET RUSSIE DANS LES ANNÉES
1990 : VOILÀ À QUOI RESSEMBLE VRAIMENT
L’INGÉRENCE :
Il est difficile d’imaginer un contrôle
plus direct sur le système politique
d’un pays étranger — sauf si on l’occupe militairement.
Yasha
Levine, 27
août 2020.
« Nous avons créé un atelier virtuel ouvert pour le
pillage à un niveau national et pour la fuite des capitaux par centaines de
milliards de dollars, et le viol des ressources naturelles et des industries
sur une telle échelle, que je doute que ce soit survenu auparavant dans
l’histoire de l’humanité »
E.Wayne Merry,
officiel de l’ambassade des Etats-Unis à Moscou dans les années 1990.
Il y a environ un an et demi Mark Ames et moi avons rédigé une modeste proposition de livre sur
une histoire de l’ingérence des États-Unis dans la vie politique russe.
L’histoire que nous voulions raconter commençait au début de
la Révolution Bolchevique, lorsque l’Amérique et ses Alliés occidentaux
intervinrent dans la Guerre Civile russe aux côtés des Russes Blancs — envoyant
environ 15 000 soldats sur le terrain, tuant et emprisonnant les soldats de
l’Armée Rouge.
Mais le cœur de notre récit se focalisait sur les années
1990, lorsque les États-Unis — et en particulier l’administration Clinton —
intervenaient dans les affaires intérieures de la Russie à un degré de
profondeur tel que le mot « ingérence » est insuffisant pour décrire
le phénomène, au sens où l’on entend d’habitude le mot
« ingérence ». Il s’agissait plutôt d’une relation coloniale entre
une superpuissance conquérante et un État vassalisé par la défaite. Et c’était
exactement ce qu’était la Russie à ce moment-là : un État colonisé.
Jusqu’où allait la soumission de la Russie à
l’Amérique ? Eh bien, que l’on considère ceci : grâce des
transcriptions récemment « déclassifiées », nous savons qu’en 1999,
Boris Eltsine appela Bill Clinton pour
lui dire que Vladimir Poutine serait l’homme de son choix pour lui succéder,
des mois avant que quiconque en Russie n'en soit averti, et demanda son
approbation.
Le plus choquant dans ce dialogue, c’est que Clinton donne à
Eltsine son accord tacite pour truquer l’élection et installer Vladimir Poutine
au pouvoir. La Russie n’était-elle pas censée avoir fait sa transition
démocratique, et celle-ci n’était-elle pas censée représenter le plus grand
succès de Clinton en politique étrangère ? Comment Eltsine pouvait-il
simplement adouber l’homme de son choix et le désigner comme « le prochain
président russe en 2000 » ? Étant donné que Clinton avait permis à
Eltsine de voler l’élection en 1996, il sait très bien comment et ça ne le gêne
absolument pas.
Le plus triste, c’est que l’aplatissement d’Eltsine devant
Clinton pour lui dire qui il allait installer comme président, n’est même pas
si choquant que ça, comparé à tout ce qui se passait à l’époque.
Les gens ne se souviennent plus aujourd’hui que pendant
toutes les années 1990, l’Amérique s’est ingérée dans la politique intérieure
de la Russie de toutes les manières possibles : elle a participé au
truquage des élections, déversé des fonds impossibles à tracer, a facilité
l’aide internationale pour permettre à « nos hommes » de rester au
pouvoir, financé les militants de l’opposition, blanchi d’horribles violations
des Droits de l’Homme… L’Amérique a tout fait. Elle aussi participé à la
structuration de l’appareil d’État et des marchés de capitaux.
Il est difficile de concevoir un contrôle plus direct du
système politique d’un pays étranger – à l’exception d’une occupation
militaire.
Comme
Mark et moi l’écrivions :
« Ce que les experts en politique étrangère semblent avoir
oublié, c’est qu’à la suite de l’effondrement de l’URSS, l’État américain
jouissait d’un pouvoir inégalé en Russie. Cet État nouvellement indépendant
croulait sous la dette, mendiant des aides et des prêts pour pouvoir ne
serait-ce que nourrir sa population, prêt à tout pour s’allier à l’Occident. Le
pays n’avait pas été aussi vulnérable depuis la Révolution Bolchevique — tandis
que les États-Unis, vainqueurs de la Guerre Froide, étaient à leur zénith. Ce
fut pendant ce bref et monstrueux intervalle de l’Histoire — lorsque le
rapport de forces entre Washington et Moscou était aussi extrême qu’entre un colonisateur et un colonisé — que l’Amérique fit pression avec tout son arsenal
financier, politique et culturel pour contraindre la Russie à se
« transformer » selon les diktats et les intérêts de Washington."
Les vastes richesses du pays furent privatisées et
concentrées dans les mains d’une poignée d’initiés bien placés. Des millions de
gens furent précipités dans la misère et la prostitution. Des millions
moururent prématurément. The Lancet estime
que 4 millions de gens périrent dans la première moitié des années 1990 à la
suite des réformes néo-libérales et hyper-capitalistes imposées par Washington. Paul Klebnikov, le
journaliste à scandales du magazine Forbes assassiné à Moscou en 2005,
compara le nombre des victimes à celui des famines organisées par Pol Pot et
Staline. Et pourtant la complicité de l’Amérique dans ce crime a été effacée de
l’Histoire.
Il existe une autre conséquence de cette ingérence que nos médias et notre personnel de
politique étrangère préfèrent oublier : l’intervention américaine dans la
démocratie russe naissante a permis de transformer une jeune république
parlementaire avec une présidence faible pour en faire le système autoritaire
de gouvernement centralisé qui existe aujourd’hui — un système que Vladimir
Poutine a utilisé pour conserver le pouvoir depuis vingt ans. Nous y
sommes : les Américains ne réalisent pas que Poutine est un
« monstre » qu’ils ont eux-mêmes fabriqué.
Nous nous en tiendrons là pour le moment. Mais la raison
pour laquelle ce livre n’est pas en rayon, c’est que personne dans l’édition ne
voulait toucher à un sujet aussi brûlant.
Avant que nous ne
nous mettions à essayer de vendre le
livre, notre agent était certain que ce serait un succès auprès des
éditeurs et qu’on nous offrirait des
monceaux de fric pour l’écrire. D’après lui, notre livre offrait une importante
contribution historique, remède à l’hystérie américaine sur « l’ingérence
russe » infectant notre vie politique depuis que Trump a gagné les
élections. Il était certain que les éditeurs étaient prêts à envisager quelque
chose de ce genre — notamment parce que la thèse du complot, de la collusion
Trump-Russie que Robert Mueller était censé dévoiler commençait à s’effondrer.
Mark et moi n’étions pas si sûrs que notre livre serait si
bien reçu.
Depuis la victoire de Trump notre culture a été submergée
par la panique de l’élite à l’égard de la « Russie » et des
« Russes ». Qui a maintenant pris des proportions de déchaînement
xénophobe, et il est à présent tout à fait normal — et même respectable — de
bombarder les lecteurs et spectateurs de toutes sortes de complots fantastiques et
racistes qui profilent de ténébreux Russes infectant « notre »
société, rôdant derrière tout ce qui va mal en Amérique et dans le monde.
Qui donc aurait pu souhaiter qu’on lui
rappelle ce chapitre meurtrier et cynique de la politique étrangère
américaine ? Se souvenir que leur gouvernement de centre-gauche — les
Démocrates version Clinton, pas moins — avait aidé à plonger la Russie dans la
ruine, l’assassinat et l’appauvrissement de millions, contrôlé la création
d’une vaste oligarchie et d’un puissant État autoritaire ?
Ce n’était pas un sujet populaire — au contraire, particulièrement impopulaire aujourd’hui où la Gauche Américaine
Morale est censée lutter pour sa survie contre la Horde Mondialisée
Russo-Mongole. Bon Dieu, les mêmes Démocrates à la Clinton qui ont détruit et
pillé la Russie sont maintenant présentés comme le seul salut de l’Amérique — ressemblant de plus en plus à la Russie oligarchique néo-libérale et
privatisée… leur créature.
Mark et moi et moi avions raison. Aucun éditeur ne voulait y
toucher.
Le livre fut refusé par la plupart aussitôt. Un éditeur
simula l’intérêt, manifestement pour nous avoir au téléphone et discuter de la
collusion Trump-Russie. Nous l’entendîmes prendre une grande inspiration
choquée lorsque nous lui répondîmes qu’il n’y avait certainement pas
grand-chose derrière cette histoire. Je suis sûr qu’il est allé voir ses
collègues et s’est moqué de nous d’être aussi crédules et de tomber dans le
panneau de la propagande russe. « On ne publierait jamais un truc
pareil ! Je suis sûr que ce voyou du KGB les paie pour dire ça ».
Une entrevue avec un petit directeur de collection d’un
grand éditeur de Manhattan qui nous abreuva de paroles en nous confiant son admiration pour le livre
et à quel point il était content d’avoir en main quelque chose d’aussi agressif
et anti-establishment — fut ce que nous obtînmes de plus proche d’une offre. Il
disparut dès que nous lui demandâmes quelque chose de concret.
C’était une expérience instructive sur le conformisme absolu
de l’industrie éditoriale américaine. Voilà le fameux marché ouvert des idées.
Quoi qu’il en soit, Mark et moi n’avons probablement aucune
chance à présent d’écrire ce livre. Mais nous y avions beaucoup travaillé et
son enterrement m’a déprimé.
Un roman sur le même sujet |
Mark vivait en Russie pendant une bonne partie de cette
période. Il a traversé personnellement de grands morceaux de cette histoire, et a
des aperçus extraordinaires sur cette époque. Peu de gens peuvent en dire
autant. En ce qui me concerne, j’étais à San Francisco avec ma
famille faisant de mon mieux pour m’intégrer comme un « véritable
Américain » à l’école, totalement oublieux de ce qui se passait dans la
Mère Patrie. Ma famille avait quitté Leningrad en 1989, arrivant l’année
suivante en Amérique. Fouiller dans cette histoire oubliée m’aide à remplir les
blancs sur le monde post-soviet que nous avions laissé derrière nous.
La réalité est que personne ne connaît cette histoire. Et
elle n’est pas jolie. Elle montre l’Amérique telle qu’elle est, pas comme elle
se voit :
L’Amérique — à un moment où elle aurait pu faire à peu près
ce qu’elle voulait en Russie — a choisi l’option la plus vile et la plus
barbare. Elle a supervisé le meurtre de masse, le vol et le pillage à une
échelle comparable aux temps de guerre. Et a refusé d’en prendre la
responsabilité, personne dans les sphères du pouvoir n’a même reconnu que ça
s’était passé comme ça. En réalité tout ce qu’a fait l’Amérique a été de blâmer la
victime : ces Russes sont trop primitifs et trop asiatiques. Ils sont trop
esclaves pour la démocratie. C’est dans leur ADN. Si tout est allé de travers,
c’est de leur faute.
Bref, jusqu’à ce que nous sachions quoi faire de toute cette
matière, j’en publierai des extraits. Je commencerai sans doute par un extrait
du premier chapitre du livre. Il s’agit de la façon dont l’Amérique s’est
ingérée dans les premières élections démocratiques en Russie (1996), et a
permis à Boris Eltsine de l’emporter.
Yasha Levine (à
suivre).