FANDANGO AU BAL DU DOUBLE
Le livre étant un bien meilleur
compagnon d’épidémie que la télé ou la gnôle disent l’omniprésente médecine et
les ligues de tempérance (sur ce dernier point les opinions divergent…), nous
présenterons ici les livres de deux amis chers, rencontrés à diverses époques
et sous diverses latitudes — ce qui introduit notre sujet.
Il s’agit tout d’abord du roman de Carl Watson aux éditions
Vagabonde traduit par votre serviteur, À
contre-courant rêvent les noyés :
la dérive dans une Amérique en voie
d’uniformisation sillonnée à moto dans les années 1970 par un couple d’âmes en
peine poursuivant sans relâche un mythe qui s’estompe sous leurs yeux, à chaque
tour de roue pour ainsi dire… Travelers
destroy what they seek. Le mirage se dissipe à mesure qu’on l’approche,
jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien dans le cœur même du vagabond. Ce qui se
déploie devant lui à chaque étape n’est plus que l’écrasante monotonie en
marche du monde de la marchandise dans ses premiers bégaiements totalitaires, à
l’ère de la photocopie qui a précédé celle du simulacre. Et comme fer de lance
de sa conquête planétaire, le cauchemar cybernétique se sert de … la
contre-culture, dont certains fétiches libertaires
sont devenus de nos jours des ritournelles de l’idéologie dominante justifiant
le renforcement du contrôle généralisé.
Si des plumes incompétentes ont parfois comparé Carl Watson
à cette pitoyable traduction de Céline qu’est Bukowski, ce bluffeur de Français,
c’est : 1) que le critique moyen est inculte disposant de deux refrains (le Rêve Américain, les losers…) et trois
références parmi lesquelles les fétides remugles du pochetron de LA occupent
une place de choix ; 2) que les mêmes ignares n’ont d’autre part aucun sens du
style, ni le temps de lire, et torchent leur papier en rassemblant leur maigre
bagage. Dans l’hallucinante galerie de portraits de paumés qui existe tout au
long de l’œuvre de Watson, ils ignorent la dimension mythologique partout
présente, l’aspiration à la grâce, le désir de se tenir debout plus près du
ciel, l’élan vers… L’Empire des Oiseaux. C’est
bien trop littéraire pour nos philistins, ils n’y discernent donc qu’une bonne
occase de fourguer leurs rengaines. Je n’en veux pour preuve que ce court
extrait se déroulant dans les bas-quartiers de Portland au cours d’un banquet
de clochards sous un pont :
À travers mes
lentilles alcooliques, je voyais leurs visages s’affaisser, devenir flasques et
caoutchouteux comme les masques suspendus dans les magasins pour Halloween.
C’est à ce moment-là que Charley Coyote posa un doigt sur ses lèvres :
—Eh les gars, écoutez !
On entendait une voix de femme dont les
paroles étaient inaudibles, noyées dans le bruit de la circulation et les
sifflets des embarcations. Cela venait de la rivière, de la stéréo d’un bateau
qui descendait le cours de la Willamette en direction de la mer— les marins
avaient monté le son. Des années plus tard, je me souviendrais encore de la
chanson de Turandot, celle d’une princesse au cœur glacé et au teint pâle comme
la lune…
D’autres que votre serviteur se chargeront de vous raconter
l’histoire pleine de doubles sens (et même ceux-ci sont à tiroirs) de Frank et
Tanya, dans leur dérive continentale de défoncés sur une moto défectueuse, où
les jeux de miroir se démultiplient. Tanya en apparaissant sur la fenêtre de
Frank à Chicago expédie la bouteille de Sour-Mash
de Frank dans la ruelle et lui offre un coup de vin cuit bon marché, remplaçant
la gnôle par une épaisse liqueur sucrée. Elle se prend pour Janis Joplin dont
Frank idolâtre l’image. Ils se prennent tous les deux pour des personnages de
Kerouac. Tanya est la fille bâtarde d’une héroïne de la contre-culture
désillusionnée, croisement de Joan Baez et Bernardine Dorn[1],
qui lui a toujours menti sur son père, l’audace de la pasionaria reculant
devant cet aveu. Ce trouble d’identité précipite Tanya dans l’abîme sous l’œil
effaré de Frank qui n’y peut rien.
Tous les personnages de cette histoire jouent un rôle de
transgressivité apprise par cœur, qu’ils ânonnent avec de plus en plus de mal à
mesure que la faillite finale du mythe libertaire de la route se précise. Le
malaise est palpable. Les rêveurs se noient.
LE GRAAL NÉFASTE
La coïncidence de la parution
du livre de Carl avec la réédition du si beau Maugis aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux de Christopher Gérard
est miraculeuse à tel point qu’elle semble voulue par les calculs d’un esprit
supérieur. Il s’agit encore d’un roman farci de chausse-trapes, de symboles en
trompe-l’œil, de malles à double fonds. Un roman du décalage et de l’errance
temporelle, où le destin du héros et celui des protagonistes se déroulent sur
plusieurs espace-temps simultanés : les déchirements et horreurs d’une
époque troublée entre toutes, et le cycle éternel de l’Histoire humaine autant
que divine où les Anciens se réincarnent en figures du bien et du mal, parfois
le temps d‘un aphorisme de sagesse immémoriale. Christopher Gérard nous avait
mené parfois trop loin dans le labyrinthe de la mystique païenne par son
érudition teintée d’ironie dans Le Songe
d’Empédocle, un roman initiatique dont la beauté marmoréenne m’impressionna
et que j’ai évoqué dans ces pages. Mais il corrigeait ici le tir par une
intrigue imbriquant parfaitement la contemporanéité du plan des évènements
concrets et du plan mythologique, mêlant passé, présent, futur — avec une
efficacité de romancier hard-boiled, que
pourraient lui envier les médiocres tâcherons que la presse aux ordres décrète
« maîtres du roman noir » à intervalles si réguliers qu’on ne sait
trop s’il faut en rire ou en pleurer.
Si Toutes les époques
sont contemporaines, Maugis en
est la preuve. De même on pourrait citer la poétesse Lioubov Molodenkova :
Les Dieux sont faibles et les gens sont
méchants, qui pourrait presque servir d’exergue.
Lorsque nous faisons connaissance avec François d’Aygremont,
Poète et fin lettré, il étudie la
littérature à Oxford à la fin des années 1930, dans l’œil du cyclone. Initié à
une société hermétique remontant à la Grèce antique, il en apprend les tours et
détours, tout en perfectionnant le raffinement de son verbe, tandis que se
prépare la tragédie sur le continent, que l’auteur appelle avec raison la Seconde conflagration de la guerre civile
européenne. Il attend la tempête dans une oasis de calme. C’est là qu’il
fait la connaissance d’un bien curieux professeur linguiste, plus tard espion
de Sa Gracieuse Majesté qui le damnera et le sauvera tour à tour au cours de la
Guerre qui va suivre, peut-être agent double au service des soviets. Puis il
est mobilisé dans sa Belgique natale pour L’Été
de la Défaite — une défaite, dont lui et ses hommes se vengeront dans les
Ardennes par une vendetta d’une férocité inouïe sur les Allemands, dont il
perçoit l’animalité pure, en dépit d’une cause juste, les Anciens l’avaient mis
en garde. François d’Aygremont devient, le temps de sa vengeance, Guillaume Le
Sanglier qui fit exécuter l’évêque de Liège. C’est ébranlé par sa propre
violence qu’il retourne à Bruxelles dans le jeu de dupes, le miroir aux alouettes
de l’occupation nazie. Les personnages de sa société antédiluvienne
l’avertissent régulièrement que ces évènements, tout importants qu’ils soient,
ne sont que temporaires. Mais il est pris au piège de ses engagements
successifs aux côtés de la Résistance, puis des Allemands pour protéger une
belle Russe blanche dont il est épris et part en Irlande pour une mission
mystique au service des Allemands dont il ressortira purifié. En effet,
puisqu’il n’est pas question du sens judéo-chrétien des valeurs, mais de
l’incompréhensible métempsychose où bien et mal ont un sens propre et leur utilité, son
officier traitant des services nazis est lui aussi un initié aux penchants
diaboliques, un tentateur informé, un païen aux redoutables facettes. Toutes ces épreuves sont des étapes d’une
initiation dans la douleur en un temps d’ambiguïté suprême où tous les coups
sont permis, où agents doubles et triples sont légion, contrairement à la
vision manichéenne aseptisée, dont les imbéciles de la politcorrectitude
souhaitent nous convaincre dans leur révisionnisme permanent. François
d’Aygremont perçoit au premier chef les mâchoires successives du nazisme, du
stalinisme et plus tard de la colonisation américaine.
C’est sans doute le plus beau roman de Christopher Gérard,
absolument mon préféré. Il nous entraîne
d’Oxford à Calcutta, en passant par Bruxelles et les îles d’Aran sans jamais
nous perdre, avec le sentiment que ces péripéties si souvent évoquées ne l’ont
jamais été dans une langue aussi pure et un style aussi limpide, un sens aussi
aigu et aussi païen de l’ironie : l’ironie
du destin…
Thierry Marignac, juin 2020.