19.10.17

HERVÉ PRUDON VIVANT

            SPLENDIDE HURLUBERLU

         Foin des larmes et du deuil, j’évoquerai le clown magnifique qu’était Hervé Prudon. Un matin, dans les années 80, on avait rencard chez lui, à Port-Royal près du PUC — je ne sais plus pourquoi, peut-être qu’on devait passer à Cosmo, ou écrire un article ensemble pour ces dames, ça nous arrivait. Ou encore il fallait qu’il me refile une nouvelle pour Acte Gratuit, la revue littéraire et graphique gratuite qu’on bricolait à l’époque avec ma bande, financée par des annonces de coiffeuses et de restaurants. Hervé se levait toujours assez tôt, il en était à la page 70 de Banquise, Fayard Noir, et quand il travaillait sur quelque chose qui lui tenait à cœur, comme ce récit noir de chez noir sur la banlieue, un de ses thèmes favoris avant l’heure (il y avait grandi) — il était assez sérieux.
         Oui, mais dès mon arrivée, changement de programme, il avait l’œil trop vague pour passer à la Concorde chez notre vache à lait magazine féminin de la rue Royale, ne parlons pas d’écrire un article, il ne savait plus du tout où était la nouvelle — l’haleine chargée. Ce jour-là, il n’était pas spécialement fier, sa femme lui avait passé un savon au réveil avant d’aller au boulot, ses souvenirs de la veille étaient brumeux, ses remords accablants quoiqu’incertains, il était plus Blondin  que nature.
         Au bout d’un litre de café, Hervé recommençait à reprendre forme humaine et j’avais mis une croix sur les tâches communes de la journée, visiblement plus du tout à l’ordre du jour. Devenu à peu près cohérent, il entreprit de me raconter la soirée de la veille. Il avait échoué dans un bouge de Montparnasse, du genre qui n’existe plus dans un Paris défolié par les politiques urbaines d’un pouvoir qui fait la guerre à son peuple : Le Boucanier, rue Vavin. C’était un repaire pour les épaves du quartier, puisqu’il restait même là-bas des vestiges de quartier à l’époque — ceux qui n’avaient pas les moyens de se payer Le Rosebud, Le Dôme, ou La Coupole. Je connaissais. Ma dérive parisienne extensive de ces années-là m’y avait mené quelquefois en fin de parcours — Le Boucanier, c’était le bout de la route. Le décor était plus ou moins pirate, drapeau noir à crâne et tibias croisés, portrait de Barbe-Noire, cartes de l’Île de la Tortue — au mur, longues vues et sabres d’abordage croisés. C’était tenu par un Américain de la Grande Époque post-Hemingway, un grand balaise au physique de videur, qui parlait le français avec un accent à couper au coutelas, comme la fumée dans son antre. Le tenancier n’avait pas qu’un physique de videur, il en avait aussi les habitudes, combien de consommateurs n’avaient-ils pas atterri sur le trottoir en vol plané pour lui avoir déplu — revenant le lendemain penauds, demandant grâce, payant finalement leur ardoise. Je ne me souviens plus de ce qu’on buvait dans ce trou, du rhum certainement, pirate oblige. Bref, évidemment, Hervé en avait fait un de ses points de chute, il adorait l’atmosphère de déchéance. Comme c’était une éponge à ses heures perdues, et que, commençant à picoler, il ne s’arrêtait plus, il avait du commander 22 rhums et 12 bières. Le moment fatidique de l’addition venu, il n’avait pas un rond pour payer sa débauche, se souvenant à peine de son nom et d’où il habitait. Alors, et c’était ce qui le perturbait ce matin-là, le grand balaise amerlock lui avait, dans la tradition western, enlevé ses pompes et dit : Si tu veux revoir tes godasses, tu reviens me payer demain. Il était rentré chez lui en chaussettes, sa femme n’avait pas du tout apprécié la galéjade. Il me demandait de l’accompagner dans le bouge, plus tard dans la journée (Le Boucanier ouvrait assez tard dans l’après-midi, voire en début de soirée, c’était un rade de noctambules) pour récupérer ses chaussures. Sa femme, quoique furieuse, lui avait prêté de quoi le faire. Nous étions donc allés ensemble racheter les pompes beaucoup plus tard. L’Amerlock s’était abstenu de tout commentaire — on avait payé l’addition.
         Hervé, quand il était sobre, était brillant, incisif, percutant, et rien absolument rien, n’échappait à son intelligence d’une vivacité extrême. Il avait un sens de l’humour exceptionnel. Il me chambrait souvent, toujours avec justesse : Tu veux qu’elles rêvent toutes de toi, sois raisonnable !… Ta gueule, lui répondais je, tu ne vaux pas mieux que moi !…, (Ce dont j’avais des preuves que ma discrétion post-mortem m’interdit de divulguer). C’est ce que les greluches de Cosmo adoraient chez lui. Je me souviens d’un article à pisser de rire pour leur canard de minettes et rombières, qui commençait par : J’ai envie que tu te couches à mes pieds et ronronne comme une chatte en chaleur, baisse un peu l’abat-jour, mais je te dis : et si on allait manger chez ta mère dimanche ?
         Ensuite, il eut une période — réprouvée par sa mère — de dérive intensive, où il tenait ses quartiers dans une piaule de bonne à Boulogne-Billancourt et fréquentait la future mère de ses enfants, qu’il appelait à l’époque La Blonde. Ils avaient l’air de s’aimer, mais se crêpaient souvent le chignon. Ce qu’Hervé, avec son sens de la formule résuma ainsi, dans Sainte-Extase encore, je crois : La Blonde et moi avons le secret pour transformer une soirée romantique en Nuits des Longs Couteaux…
         À ce moment-là, Hervé était le nègre d’un animateur de télé à dents blanches — plus tard condamné par la Justice Française pour avoir sérieusement mis ses doigts dans le pot de confiture— écrivant ses mémoires, et Hervé était plongé dans un désespoir total parce que celui-ci avait vécu une vie parfaitement sans intérêt, et que chaque fois qu’il trouvait un détail non-conforme à raconter, histoire de mettre un peu de piquant, l’agente de l’animateur lui signalait qu’il n’était pas question d’en parler. À chacune de mes visites dans sa piaule pourrie à Boulogne, il était en pleine dépression : Ce mec est parfaitement lisse, qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire, il n’a rien vécu !…
         Ce qui nous donna finalement un de ses livres les plus drôles : Plume de Nègre, où, même s’il y a sans doute 100 pages de trop, les cent premières sont éblouissantes : intrépide chevalier de la littérature, Hervé part délivrer la princesse du dragon qu’il va découper en rondelles avec son épée d’argent, mais en chemin on lui propose une petite combine, de quoi se faire un peu d’oseille, un truc facile et qui peut rapporter gros. Détourné du Graal pour payer ses factures, notre héros cherche la quadrature du cercle, rêvant de l’exploit et de la princesse.
         Voilà le Prudon dont j’ai envie de me souvenir aujourd’hui. Un mec à mourir de rire, bourré de talent inédit, comme on en rencontre peu dans cette vie de chien.

         TM, octobre 2017.