Les poètes Sapguir et Kholine en effervescence (© tableau de V. Pivovarov)
Notre amie Kira Sapguir, héroïne du Moscou dissident des années 60-70, poète, journaliste, romancière, chroniqueuse et critique, revient ci-dessous sur son tumultueux mari, feu Henri Sapguir, poète en son temps célèbre en Russie non-conformiste, et les "soirs de Moscou ivres du gin flambant des dissidences…"pour paraphraser Apollinaire…
LA RAGE DU DÉMIURGE
De
Kira Sapguir
(Traduit du russe par TM)
Tu
sais de quoi je me souviens le plus fréquemment ?
De
ta véhémence.
À un certain moment, quand tout avait
été bu, tu as fait silence. Tu es resté assis sans rien dire.
Personne ne remarque rien encore. Mais ton
visage jaunit déjà. Tu contemples des trous noirs et vides. Non, pas des trous,
des taches. Des taches noires dans un visage jaunâtre à l’air idiot. En
losange, fripées, larges et anciennes — soulignées par les oreilles effilées de
loup, les joues s’affaissant sur le col.
Peu désireux de te livrer d’avance, tu
cherches à entraîner ta victime plus loin — sous couvert d’approbation,
pulvériser l’éloquence du dîneur. Tu patientes, tant qu’un quelconque fervent
de Pouchkine, ne dit pas : « Tu es un génie, le
vieux ! » — avec une nuance dérobée, qui ne te plaît pas sur
l’instant. Et de cette nuance à peine perceptible du compliment auto-satisfait
à ton adresse, tu te réjouis secrètement.
Tu verras l’émanation du mal — elle se
densifie autour des crânes — et autour de ta tête s’amoncelle une brume froide,
le froid d’un espace privé d’âme s’infiltre à l’intérieur. Déjà tu hais, et ta
haine comme à travers un pipe-line, s’écoule déjà vers la tête de quelqu’un
d’autre. Comme si elle s’échappait de toi à l’insu de tous. Mais personne ne
remarque, ne comprend, dans l’ambiance de gaité, qu’ils sont jugés et voués aux
gémonies par toi. Condamnés pour la vanité des vanités, et la diablerie.
Pas question de prononcer ton éloge —
se placer au même niveau que toi, fusse pour une seconde !
Sacrilège ! Vous n’êtes pas de la même espèce ! Et cette égalité est
un cauchemar :
« Comment ose-t-il ?! Quel
droit a-t-il d’avoir deux bras et deux jambes comme moi, d’avoir une voix et de
paraître s’efforcer — d’être quelque
chose ?! » — alors que ta personnalité a d’elle-même annulé la
nature humaine ordinaire ! Oh, chair méprisée, que tentes-tu donc de
paraître pénétrée par l’esprit du créateur !
« Comment ose-t-il dire que je suis un génie ? »
Deuxième stade :
Le démiurge est furieux de ne pas
s’être créé lui-même. Son cri était une protestation contre son corps, ordonné
par son âme.
« Est-il possible que ce soit Moi
— cet assemblage accidentel de molécules, ce ferment génétique, conséquence d'un amalgame fortuit, influence du soleil, de la neige, de l’équilibre de la
température au moment où j’ai été conçu — ô non, ce n’est pas Moi ! — mes
ancêtres des cavernes ! Ce code génétique M’a défini — création et non
créateur de soi-même.
Suis-Je
l’essence !! Ou bien suis-Je l’accident ?!!! »
« …Ah, ce sont des
salopards !!!! Comment osent-ils faire mon éloge ????!!!! Merdeux,
salauds ! A-A-A-AA !!! Tu
es une bouse, un merdeux, une salope, je suis un génie, mais toi, tu es de la
crotte ! Et je vais te tuer tout de suite! »
Il y a beaucoup trop de gens
raisonnables sous le soleil. Beaucoup trop de gens incapables de prendre ta
mesure et de s’écarter à temps, pour t’éviter les tourments. De semblables rapprochements avec toi te
refroidissaient — la comparaison pouvait être profitable aux autres.
« Comment ose-t-il ?!!!! Pour
qui-se prend-il ?! Qui lui a permis d’émettre ses considérations sur
moi ?! Il — il M’a demandé la permission ?!!! »
(À ce moment-là, le vin et la vodka
t’avaient déjà complètement lavé le cerveau — le vidant de tout ce qui aurait
t’empêcher de détruire celui qui avait osé T’admirer)
« Toi ?! Moi ?! Mais il
ne s’agit pas de moi (Comment pourrais-je
le tuer ?). En effet, il ne s’agit que d’eux, mes ancêtres, leur
becquetance — le spermatozoïde stupide, mais plus malin que les autres, qui les
a battu de vitesse, leur a coupé la route en jouant des coudes jusqu’à
l’arrivée elle-même — charnue, écarlate, sombre, jusqu’aux pulsations des
coulisses de la chair…
MOI ?!!! Il fait mon éloge ?!! Mais je n’y suis POUR RIEN ! Ce génie ne m’appartient pas ! Le génie du
saindoux, de la puanteur, de la viande, de la crotte !!! C’est la
crotte ! Je serais de la crotte ? »
« Tu es un génie, le
vieux ! »
Toi… Salaud… Tu oses… AAAAAAAAAA !!!!!!
Salaud !
Je suis —UN DIEU !
…Tu ne supportais que les éloges des
imbéciles. Les imbéciles sont bénis — comme toi. Vous vous exprimez dans la
langue simple des fous. Il te plaisait que les idiots ne jurent que par ton
nom.
La divinité dort au Nirvana
La bouche entrouverte comme un portail
Le jeudi, on est samedi pour toi
Et à Pâques, c’est Noël en pagaille.
Le démiurge s’est effondré
Sur le divan comme au Nirvana
Assourdissant de ronflements déchirés
À ses narines un cristallin fil de soie
L’ombre sur un visage aplati
Et le zigzag brisé d’un sourire
Peut-être par erreur, Génie !
Mortel, il t’a fallu devenir ?
Kira Sapguir, 2015.
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