Illustration, Irina Trotskaïa
ÂME TE SOUVIENT-IL…
ÂME TE SOUVIENT-IL…
Quelques échos d’une bohème enfuie,
d’époques lointaines, ont franchi les années pour percer nos tympans. Comme
il y était question de notre idole, le poète Sergueï Tchoudakov, pop-star dans
nos colonnes, et qu’ils viennent, semble-t-il, d’une belle mousmée généreuse,
que le moule de ce calibre de créatures cardinales rouille à la casse depuis des lustres, que Moscou est désormais semblable aux autres capitales, désormais toutes plus ou moins identiques, et que des éclats de vie traversent ce récit de la banalité d’un
autre temps, d’un autre lieu…
LIEU-DIT,
LES PINS D’ARGENT
DE LIOUDMILLA PETROUCHEVSKAÏA
(PUBLIÉ AU MOIS D’AOÜT DANS LE MAGAZINE MOSCOVITE AFFICHA).
(TRADUIT PAR TM)
(…) Depuis
lors, je ne suis retournée sur ces chemins aux Pins d’Argent, que deux fois : à neuf ans avec maman, et vers
vingt-deux ans avec Véra, ma copine et Sergueï Tchoudakov. Sergueï était un play-boy de la fin des années 1950, un
poète, il initiait les rencontres de tous avec tout le monde, les filles
l’adoraient, il se trimballait toujours, comme plus tard Larry Flint, avec un
cortège de beautés fatales. Et voilà qu’il se collait à nous. Il tournoyait à
l’entour sur les chemins forestiers, esquissait des pas d’échassier-transi d’amour, battait des ailes,
caquetait, on éclatait de rire. Le vie était devant lui, devant nous. Tout
Moscou courait après Véra, et voilà qu’elle revenait de la plage dans son
maillot de bain blanc et noir (cousu la veille, sans bretelles, un truc à
armatures, qui peut comprendre ?), des ballerines rock’n’roll à talons
plats, l’allure de Jackie Kennedy dans sa jeunesse, sauf qu’on n'en avait jamais
entendu parler.
J’ai
revu Sergueï Tchoudakov (de la rue Gorki) au début des années 1970, dans un foyer universitaire,
à la cinquième représentation donnée par
Volodia Saliouk de pièce « La Chasse aux canards » de Vampilov, déjà
mort à l’époque. Et pour le coup la lumière s’est éteinte à la première scène,
et on a invité les spectateurs à sortir avec leurs papiers ! On a rallumé
la lumière, et nous nous sommes dirigés vers les portes, lugubres. Naïf, Sergueï
Tchoudakov, qui avait eu du mal à trouver une place, avait laissé son
fourre-tout sur son fauteuil, pour le réserver. On a vérifié nos identités,
sans nous laisser retourner dans la salle. Je n’arrêtais pas de me dire :
pauvre Sergueï sans son sac ! C’était la seconde fois que j’allais
assister à ce spectacle, qui se jouait underground
dans un foyer universitaire, et ça bourdonnait dans ma tête : pourquoi n’ai-je
pas écrit cette pièce, moi qui connaît si bien ces gens-là ! Igor
Khabatian, mon frère d’armes, un playboy semblable à Tchoudakov, venu de
Tcheremouchka, sorti de l’institut de microbiologie, était d’une autre cuvée
(le vin cuit « Trois
Hachettes » et les petites thèsardes de son alma mater). Il débarquait souvent avec ses
copains voir la famille d’adoption, mon fils Cyrille, et emmenait tout le monde
se balader, avant de me distraire de ses comptines, du genre : « Je
pionçais sans écueils, tout à coup j’ouvre l’œil, au-dessus de moi brille une
étoile. Elle se met à descendre, luisante et sans voile ! Bon Dieu, je me
dis, en frémissant du poil. C’est un sous-off' qui se penche sur ma poire, Et moi
je dors sur un banc dans le square ».
Tout ce
que racontait notre Igor, en allitérations télescopées, Sergueï Tchoudakov de la
rue Gorki le prononçait sans faute — un numéro bien rôdé.
Igor
passa une nuit sous un train, pas loin de chez lui. On enferma Sergueï dans un
asile de dingues, avant de l’envoyer dans un trou perdu à vie. On dit qu’il
inondait Moscou de lettres désespérées. Les poètes tâchaient de le sortir de là
à forces de démarches administratives…