LES CONTRE-VÉRITÉS
Parmi
les contre-vérités les plus comiques entendues ces dernières années, répétées
comme des ritournelles par de très sérieux étourneaux, ma préférée reste la
prétention à : prendre le risque de
l’engagement.
Quand
on choisit une chapelle, on risque en effet d’être pris à partie par ceux d’en
face, qu’il s’agisse de goûts alimentaires, de politique, de religion, de
minorités sexuelles ou ethniques — selon les sectes qui se multiplient tous
les jours au gré d’une époque exigeant qu’on prenne parti publiquement sur tout
et le contraire. Il ne s’agirait pas d’avouer son ignorance, ou d’être
indifférent : celui qui ne sait pas est suspect — quoi ? C’est
louche ! Au XXIème siècle, tout le monde sait tout sur tout ! — celui qui s’en fout est un salaud à déporter
là où on lui apprendra l’urgence d’être concerné. Non, il faut avoir le courage
de cracher une propagande contre une autre dans les interminables débats
qu’Internet a rendu quotidiens.
L’art pour l’art, comme une vision, comme
une rêverie, — vers que j’emprunte si souvent à Evgueni
Kropivnitski qui les écrivit sous Staline — est passé de mode. On m’a assez
répété, fait comprendre ou fait sentir, qu’il était temps de rejoindre la
gauche libertaire, les négationnistes, l’intégrisme zoroastrien, les végétariens
féministes, le sionisme ultra, et j’en passe, ça dépend des saisons. Mais je
flânais, je musardais, au gré de points de vue que, tout en étant capable de les
exprimer avec véhémence, je n’organisais pas en un système cohérent qui aurait
permis de m’intégrer ici ou là, et d’enfin m’étiqueter comme il convient. Ces
temps ont horreur de l’indéfini, la plus grave menace qui puisse poindre à
l’horizon de la divulgation — formule
que j’emprunte à Bruce Benderson dans Sexe
et solitude, écrit à l’époque du scandale Clinton-Lewinski. C’est une forme
moderne de la police de la pensée : tout dire et en permanence, s’afficher
du matin au soir, détruire la moindre possibilité de vie individuelle, celle
qui ne s’épanouit que dans la clandestinité de l’intime, sur laquelle on n’a jamais que des informations dérisoires, disait
Debord dans je ne sais plus lequel de ses films. Et l’art devait être
subordonné à cet utilitarisme de servir une cause, d’afficher — on y revient —
la couleur. Plus grave encore, romancier et traducteur, je disposais d’un
—modeste — haut-parleur, que je ne mettais qu’au seul service de ma lubie
démodée : aux meilleurs moments, créer de la beauté. Que d’ennuis
aurais-je évité, de calomnies, de rancunes tenaces, et de congés abrupts dans
quelques maisons d’édition où j’émargeais, si j’avais eu le bon goût de montrer
patte blanche à telle ou telle coterie — au prix modique de quelques échanges
d’arguments stéréotypés avec la coterie adverse.
Le
milieu polar, devenu chapelle gauchiste, m’accusa en coulisse d’être dedroite, anathème définitif dans
l’ambiance de sacristie régnant au sein de sa micro-bureaucratie. Un incident au Salon du Livre de Paris avec un gros lard célèbre — se représenter trois sacs à patates posés l'un sur l'autre — du Landernau: il racontait partout que j'étais mauvais traducteur parce que je ne faisais pas partie de leur paroisse. Les quelques insultes que j'adressais à cet ancien combattant de la guerre qui n'a pas eu lieu me valurent une réputation de violence encore valide aujourd'hui et dans des bleds où je n'ai jamais mis les pieds, alors qu'il s'est déroulé il y a plus de vingt ans. Je me foutais bien de leurs refrains héroïco-tralala de planqués pleins de soupe, mais j'ai horreur qu'on s'en prenne à mon gagne-pain. Certains
émigrés russes néo-conservateurs féroces, après m’avoir accueilli comme enfin
un Français non-communiste, me prêtèrent des mœurs plus ou moins catholiques —
plutôt plus que moins, du reste, à en croire l’actualité pédophile de la Sainte
Église. Mon amitié de toujours avec Édouard Limonov, aujourd'hui leader nationaliste, qui
avait évoqué ses frasques dans le New York des années 1970 (Le Poète russe préfère les grands nègres), jouait un rôle dans
cette insinuation. Mon refus d’expliquer ma vie privée façon fessebouc,
engendrait d’autre part les soupçons chez des Russes formatés KGB (surveillance, amalgame,
calomnie, provocation) et transfuges passés à l’ennemi — à l’heure ou l’autofriction
règne sans partage. Un éditeur de polar de premier plan, avec qui j’avais
collaboré pendant une quinzaine d’années, m’invita un soir à dîner chez lui
afin de savoir pour qui j’allais voter à l’élection suivante, en 2007. Ses
appuis médiatiques, à Télérama et Libération, ainsi qu’une paire d’auteurs
jaloux l’envoyaient en reconnaissance. Devant ma stupéfaction, ce bon éditeur, qui était également un
personnage à la lâcheté proverbiale —
Chaque fois qu’on lui déplace ses pantoufles, il appelle police-secours,
avais-je résumé un jour, phrase devenue légendaire dans sa propre maison
d’édition — avait passé en revue tous les thèmes de la gauche bien-pensante,
réclamant mon approbation. Naïf, j’avais mis un temps fou à comprendre : où est-ce qu’il veut en venir ?…
J’aimais l’entendre parler de cinéma, dont il était spécialiste, de ses
interviews de Russ Meyer ou de Clint Eastwood, et de quelques légendes du polar
américain qu’il publiait. Mes opinions à la de Roux, mâtinées d’Alexander
Trocchi (Le livre de Caïn, bible
droguée) ne le regardaient pas plus que le reste du monde — c’est personnel, ces trucs-là, ça ne concerne que ses amis et sa chère et tendre. La soirée
s’était assez mal terminée lorsque, percutant finalement qu’il me sondait pour
le compte des autres, je lui avais fait comprendre qu’il n’était pas mon
confesseur. Quelque temps plus tard, sa maison d’édition me fit savoir qu’elle
se passerait de mes services. Que n’avais-je fait l’éloge de Ségolène !…
Sombré dans la repentance Seconde Guerre Mondiale Phrance collabo !…
Fallait-il que je sois inconscient !…
De
même, mes camarades d’autrefois, romanciers — non, je ne citerai personne —
partageaient la conscience qu’il fallait un réseau de soutien et firent de leur
mieux pour s’agréger à celui-ci ou celui-là, de l’Humanité au Figaro, en
passant par la gauche new-yorkaise, et les Russes-Américains néo-cons, une idée qui ne m’était jamais
venue à l’esprit. Cave, pigeon, fleur de nave, je mérite toutes ces épithètes.
Je croyais mordicus que je me distinguerais par la valeur de mon travail. La
précision de mes romans, la diversité de mes goûts en tant que traducteur. Mes
camarades riaient sous cape, quelle
truffe !… Il faut s’inféoder !…Il y a quelque temps, une maison d'édition de la néo extrême-droite proche d'une petite vedette populiste à la mode, me proposa de rééditer mon premier roman. Ma réponse négative les surprit : ils m'offraient de l'argent.
Il est décidément bien difficile de se faire comprendre à contre-courant, je n'écris pas pour ouvrir un fonds de commerce idéologique. Mais… Pour la beauté et uniquement… poursuivait Kropivnitski.
Et
puis, finalement, à ce stade tardif, je ne regrette rien. Il allait de soi que
la passion de l’indépendance allait me coûter cher — même si je ne m’en rendais
pas compte. Sans elle, toutefois, sans
mes coups de projos paradoxes sur un monde incertain, jamais je n’aurais suscité
chez certains lecteurs le respect qu’on accorde à celui qui ne s’est pas vendu,
et dont j’ai eu récemment quelques témoignages.
Thierry Marignac, Juillet 2014.