(Traduit par TM)
L’époque
des chansons de voyous des rues est arrivée. Lentement, au fur et à mesure,
elles ont ratissé de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-nord, elles ont culminé
dans les buffets de gare des points de correspondance ferroviaires. Entre des
dents serrées, elles chantaient les décrets d’amnistie. Comme les pelotons
d’une armée à l’offensive, ces chansons tournoyaient autour des grandes villes,
et résonnaient avec tact dans les trains de grande banlieue, et puis enfin, à
l’épaule des réhabilités de 1958, elles entrèrent en ville. L’intelligentsia
les entonna à son tour ; il y avait quelque chose de piquant à constater
que les conversations aisées sur la Comédie Française se changeaient en
grossièreté mélancolique de prisonniers des camps, que les jeunes philologues évoquaient les
allitérations et les assonances d’un genre maudit. C’était devenu de la
littérature.
Youri Daniel
« Blatniak »
(chansons de voyous)
Le genre de la chanson de voyou
soviet possède une particularité remarquable : ses succès les plus
retentissants étaient liés à sa faculté de refléter l’époque contemporaine. Les
premières chansons populaires était
l’hymne de bagnard : « À travers la toundra, sur le chemin de
fer… », « Soit maudite, oh, Kolyma[1] »
chantaient les gens simples dans les arrière-cours d’après-guerre et les
bas-fonds tout autant que des tubes à la mode à l’époque tels que « Les
courtes nuits du mois de mai », « Le reste de bougie se
consume », « De Moscou à Brest », etc. Que l’époque
contemporaine traite les chansons des camps d’un point de vue monolithique si
ça lui chante, mais le dénouement des conflits correspondait à des situations
réelles de la vie de tous les jours. Ces chansons racontaient des problèmes de
la vie quotidienne. Elles en parlaient dans leur langage, dénué de tout vernis social. Des
gens, à tous les niveaux de l’échelle sociale, les écoutaient et les
chantaient, les larmes aux yeux. Et ceux qui revenaient du front, et ceux qui
avaient été libérés récemment, tous dans notre cour d’immeuble dansaient la valse
après le boulot, que je jouais, gamin, sur un accordéon pris aux boches, et
chantais en imitant Outiossov : « La nuit est courte, les nuages
dorment, et votre main inconnue repose sur mon épaulette… » (Je chantais
ça, « sur l’épaulette », c’était interdit, et Outiossov, de son
propre aveu, devait chanter « sur ma paume »). Mais, à nouveau, après avoir vidé leurs
verres, les hommes demandaient, « Joue la nôtre ! » et ils
entonnaient « Mourka »[2].
TCHISTIAKOV EN ARTISTE |
Le terme « Blatniak » s’est un peu obscurci dans
son acception contemporaine. Du reste toute définition de « genre »
serait à présent fallacieuse, parce que la conception de la pureté d’un genre a
disparu de nos jours. Les chansons de voyous sont primitives, fondées sur
quelques accords de base, mineurs, plus rarement majeurs. Dans les camps, j’ai
vu des cahiers entiers emplis de chansons écrites sur la mélodie de « Le
Temps du muguet ». Mais ça ne les rendait pas plus mauvaises pour autant
et n’amoindrissait leur dignité en rien.
(…)
Aujourd’hui on commence à comprendre que les chansons du
bagne sont un souvenir vivant de décennies entières sous le joug, que le peuple
a passé derrière les barbelés dans les casemates soviets. Mais le plus
surprenant est qu’elles sont dépourvues du ressentiment universel dont elles
pourraient être chargées. Qui plus est des chef-d’œuvre tels que « Camarade
Staline, vous êtes un grand savant », « Mini-mégot » de Youz
Aleckovski nous apprennent que l’humour noir du poète lui a permis de survivre
pendant ces années-là. Cet invraisemblable filon de poèmes nous donnait la
force et la constitution pour supporter d’un cœur léger le fardeau quotidien.
Oleg Tchistiakov, emprisonné pour violation de l'article 58-10 (sur la censure) dans les camps staliniens