Vladimir Kozlov |
LA
VÉRITÉ EST HORS DE PORTÉE
PAR
VLADIMIR KOZLOV
(Traduit
par TM)
Les évènements en cours en Ukraine depuis quelques mois
semblent annoncer une apocalypse en gestation. Mais « L’apocalypse des
informations », quant à elle, bat déjà son plein..
En temps de paix tout cela peut se révéler agaçant, mais on
peut repousser cette déplaisante réalité,
s’en écarter, y mettre un terme. Mais lorsqu’il y a des victimes, quand
on essaie de déterminer qui a tort, qui est dans le vrai, qui a tiré, qui a tué, et qu’on s’appuie sur
un barrage compact d’informations contradictoires, et que des deux côtés on
avance avec certitude des « preuves irréfutables » selon lesquelles
ceux d’en face sont les coupables…
Heure par heure, les mass-médias,
les blogs et les réseaux sociaux lâchent des fragments de propagande, de faits
déformés, d’information authentique, et de mensonges éclatants, « de
compte-rendu tendancieux » et de délire insolent. Tout ceci, souillé d’un
déluge malsain de centaines « d’opinions » et de commentaires, compose
un tableau surréaliste et absurde.
On réfute constamment quelque chose. De nouvelles données
apparaissent en permanence. On passe son temps à démasquer la
« désinformation ». On n’a pas tabassé de vieille dame. Aucune femme
enceinte n’a péri. Mais, au moment où la photo ou bien la vidéo révèle la
supercherie désinformatrice, celle-ci a déjà été reproduite des dizaines de
milliers de fois sur les blogs et les réseaux sociaux, devenant une réalité
incontestable pour beaucoup.
La plupart des gens n’ont ni le temps ni l’envie de s’y
retrouver au sein de toutes ces infos bidons et tous ces marronniers, ces
réfutations et ces preuves. D’autant moins que la première impression est celle
qui laisse l’empreinte la plus profonde. Sans compter que la plupart des gens
ont tout simplement l’habitude de croire bêtement à la propagande — une
habitude qu’ils ont hérité de l’époque soviétique et qui s’est, curieusement,
transmise de génération en génération même à ceux qui n’ont pas connu les
soviets.
Oui, il existe des sources d’information objectives. Mais,
premièrement elles sont noyées par les flux des propagandes, les bobards des
petits futés et la désinformation pure. Et deuxièmement, comme ces sources
prétendent à l’objectivité, elles donnent la parole aux diverses parties en
présence — et le flot des « preuves irréfutables » déferle à nouveau.
C’est à dire qu’il revient au spectateur, à l’auditeur, à l’utilisateur
lui-même de choisir de quel côté il va pencher. Mais le journaliste de CNN ou
de la BBC restera à l’écart pour souligner son « objectivité ».
Les frontières entre le monde réel et celui des médias — ce
qu’on montre à la télé, décrit sur les blogs et les réseaux sociaux — se sont
brouillées depuis longtemps. Ou plus exactement, le monde des médias a remplacé
le monde réel, l’a réduit comme une peau de chagrin. Mais le monde des médias
lui-même a craché le morceau sur une multitude de réalités. Et chacun choisit à
présent ce qui est le plus proche des ses vues et convictions.
Et comment en serait-il autrement ? En effet déterminer ce qui se passe
réellement, et prouver quoique ce soit à soi-même ou encore à quelqu’un d’autre
est impossible.
À un certain moment, les réseaux sociaux et les blogs
apparaissaient comme une alternative aux médias traditionnels, une source
d’information supplémentaire et indépendante. Mais aujourd’hui, il s’agit plus
que d’un nouveau relai de la bacchanale absurde de l’information. Ou plutôt,
des centaines, des milliers de relais. La reproduction permanente de certains
articles ou certaines vidéos, de références à des blogs… Il est facile de
succomber à la surcharge d’informations.
L’emballage médiatique des évènements d’Ukraine allume et
renforce la colère et la haine. Une foule de gens s’éloignent les uns des
autres, déçus par ceux-là mêmes dont ils lisaient avidement les entrées il y a
peu. Un thème populaire de discussion : faut-il supprimer quelqu’un de la
liste de ses amis pour une opinion sur l’Ukraine ?
Sur Internet tout ça est facile. On supprime un ami de la
liste si on veut, on chie sur quelqu’un d’autre si on veut, sur sa propre page
ou celle de l’autre. Il est peu probable qu’on se retrouve en face de cet
individu pour de bon, peu probable qu’il demande des comptes sur ce qu’on a
exprimé. Et alors il est facile de traiter quelqu’un de « partisan de
Bandera », de « créature du Maïdan », de
« poutinoïde »…
La situation ukrainienne a montré à quel point le
raisonnement de la plupart des gens est primitif, comme il est uniforme. Qui
n’est pas avec nous est contre nous. Oui ou non. Blanc ou noir.
Le dialogue est impossible. La discussion est impossible.
Les arguments sont impossibles. Quels arguments peut-on avancer, si dans
l’heure qui suit il s’avère qu’on discutait du dernier bidonnage ou mensonge en
date ?
On ne peut convaincre personne de rien. On ne peut rien
prouver à personne. La différence entre intox et fait réels s’est effacée. Il en résulte une conviction plus féroce encore qu’on est dans le
vrai. Essayer de déterminer ce qui s’est vraiment passé n’a aucun sens. De
toute façon, il n’est pas question de raisonner. Chacun campe sur ses
positions.
Que faire, alors ? Ne plus allumer la télé, ni écouter
la radio, ne plus ouvrir son ordinateur
— pour ne plus voir, ne plus entendre, ne plus savoir… Mais ça aussi
c’est impossible parce que t’es accros aux infos de la télé comme un junkie à la poudre,
parce que tu veux savoir ce qui va se passer. D’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un
quelconque avion malais abstrait qui aurait disparu des radars. Ce qui se passe
en Ukraine te touche d’une façon ou d’une autre.
Alors tu replonges de nouveau dans la décharge
informationnelle pour recueillir des fragments de ce qui te semble être la
vérité. Ou bien ce qui ressemble à tes convictions, qui correspond à tes vues
personnelles ?
VLADIMIR
KOZLOV,
(romancier,
auteur de Racailles, et Retour à la case départ, éditions
Moisson Rouge.)