L'écrivain et poète Alfred Dogbé l'étincelant, mort le 2-03-2012 à l'hôpital. un blog spécifique a été dédié à la mémoire d'Alfred au lien suivant: http://pouralfreddogbe. |
LES RENDEZ-VOUS MANQUÉS
La
première qualité d’Alfred Dogbé qui vient de nous quitter, mort au Togo hier à
l’hôpital, à la suite d’une longue maladie, était à mes yeux son amitié pour
mon vieux complice et éditeur Daniel Mallerin avec qui il traînait la nuit dans
les maquis, comme on appelle ces débits de boisson plus
ou moins légaux, paraît-il légion à
Niamey. Daniel était assez seul au Niger, à l’époque récente où sa femme était
en poste là-bas, et la communauté d’expats mentalité colons post-modernes, ne
fournissait pas beaucoup d’occasions de se réjouir, de faire pleuvoir la bière,
de rire et de mater les filles. Je m’inquiétais, mais bientôt apparut Alfred
Dogbé qui l’entraîna à sa suite, lui fit apprécier les brasseries et le houblon
local, lui donna la sensation de prendre le pouls du pays — se laisser envoûter par la Ville Noire, ses mille rumeurs
contradictoires en révolution permanente, bruissement incessant comme des
grillons de brousse.
Photo © Marie-Pierre Cravedi |
Alfred était écrivain dans un pays où
peu de gens savent lire. Il fut le premier à en rire avec moi lors de nos
entrevues, à Paris, car, bien que déjà malade, il semblait rire tout le temps,
pressé de jouir de l’instant, du plaisir d’être ensemble, de goûter la bière
belge que je lui fis découvrir un soir d’automne — dans l’ivresse de la
plaisanterie, du paradoxe, passer du bon temps avec votre bien obligé, étiqueté
« anar de droite », puisqu’il faut des étiquettes. Il absorbait les
informations que je lui fournissais sur les bas-fonds noirs de New York, dont
je revenais, comme un buvard. Il y reconnaissait ses marques d’instinct, déjà
chez lui, dans un ailleurs que je lui évoquais, en riant moi aussi, de mes
bévues, de mes surprises de Blanc. Il avait lu mon roman Renegade
Boxing Club, grâce à Daniel Mallerin, alors
je lui parlais de la façon dont « Big » Steve Felton, mon camarade
entre tous de la Ville Noire américaine, se servait de moi pour communiquer
avec son propre fils, et inversement. « Oui, répondit-il, quand je veux
dire quelque chose à mon père, j’en parle à ses potes ».
Alfred était écrivain, dans un pays de
tradition orale, l’un des plus pauvres du monde. Alors il écrivait du théâtre.
Un type comme Alfred était suspect sous les régimes approximatifs des
post-colonies, alors il procédait par allusions, ellipses, gags. Alfred était
très respecté chez lui. Alfred savait tout, constamment informé par la rumeur
de Niamey. Avec la Phrance, Alfred jouait un jeu, plein de ruse et de franchise
simultanées. Je ne suis pas sûr qu’il ait été convaincu par les pasionarias des
sans-papiers — pataugas, bonne conscience et subventions — qui l’invitaient à
Paris, mais pourquoi refuser la manne ?… J’étais 100% avec lui sur ce
coup-là.
Bon Voyage Don Quichotte, livre d'Alfred Dogbé |
Alfred souffrait d’un conflit interne
déchirant, puisqu’écrivain, il ne pouvait s’exprimer chez lui que par
l’intermédiaire d’acteurs, d’une scène, etc, une contrainte qu’il avait appris
à aimer — et ses pièces étaient remarquables — mais qui lui pesait parfois. Je
lui arrachais un de ses rires les plus sonores, en citant l’écrivain « libérationniste »
noir américain Greg Tate dans son essai sur Jean-Michel Basquiat :
« If you wanna hide something from a nigger, put it in a book ».
Alfred avait l’admiration la plus pure pour la légende littéraire de Paris, ses
émerveillements de jeune homme : Cendrars, Appolinaire, Soupault, Desnos,
Céline, j’en oublie… À cet égard, il était d’une superbe franchise d’artiste,
impossibles à nos errements de « civilisés » du troisième millénaire.
J’eus le rare privilège d’être témoin de son envie de roman. Mon
Renegade Boxing Club, et c’est encore un
privilège, l’avait réveillée. Il avait tenté d’en écrire un, « Mais
Thierry, me confia-t-il, je ne m’en sortais plus, j’avais cinquante personnages !… ». Je venais de lui
dire qu’il fallait en limiter le nombre.
Les Conquêtes du roi Zalbarou, livre d'Alfred Dogbé |
Alfred avait un humour spontané à
enseigner à l’école. Lorsque je l’entraînais — après quelques Duvel — chez des
amis russes bouffer un Plov
plat d’Asie Centrale, riz et agneau épicés, sa seconde femme l’appela au
téléphone, à l’instant même où je faisais les présentations. Devant une de mes
amies d’origine turkmène, il déclara à son épouse : « Je suis avec la
plus belle femme de Paris. Quel bon vent t’amène ?… » avant d’éclater
de rire.
Ensuite, comme mes amis russes —
rescapés à grand peine du « communisme réel », cette machine à broyer
les hommes — semblaient s’alarmer de ses idées « progressistes »,
Alfred raconta l’histoire suivante :
Dans sa
jeunesse idéaliste, il avait rejoint une guérilla « guévariste »
quelque part en brousse. Cours de communisme sous la tente, courses dans la
poussière avec des Kalachs version commando rouge. Un matin, nos
« Guérilleros », apprirent par la radio que leur chef était devenu le
nouveau ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement. Après un long conciliabule,
les « Guérilleros » déterminèrent que ce chef, outre s’être enrichi
de la manœuvre, les avait sans doute vendus. Branle-bas de combat, chacun —
pour sa peau — cherchait à se tirer sans
faire de vagues, profil bas, et on verra plus tard. La ville la plus proche,
d’où l’on pouvait rentrer chez soi, était quelque part, à des centaines de
kilomètres à la boussole dans ce quasi désert. Les « Guérilleros »
mirent le cap sur cette ville, mais chacun pour soi. Heureusement pour lui,
Alfred se perdit et échoua dans un coin perdu, chez des bergers pas très
amicaux, qui l’exploitèrent pour les travaux les plus difficiles, et ne revint
à Niamey que plusieurs mois plus tard. Ses « camarades » s’étaient
tous faits pincer par l’armée du régime dans la fameuse ville du désert, et
croupissaient en prison. La conclusion d’Alfred rassura mes amis
russes : « Depuis, je me méfie de l’idéalisme… ». Et puis —
vais-je lasser le lecteur ? — il éclata de rire.
Ce qu’il y a de tragique, c’est que
j’entretenais pour Alfred une admiration sans mélange. Publiant ses nouvelles
dans mon ex blog « Chroniques Marignac », j’étais soufflé par ses
contes cruels de l’Afrique, que nous republierons bientôt ici. Je l’avais
appelé « Alfred Dogbé l’étincelant » tant sa narration implacable
m’avait éberlué de précision et d’intelligence, et je cherchais à le persuader
qu’il en serait de même avec un roman, s’il prenait le problème à l’endroit,
une très longue nouvelle, petit frère, pas plus, vas-y. Je les attends les
petits apparatchiks du « noir » français et leurs constructions
bâclées, leur « style » bégayant en rond — pas un qui puisse s’aligner
avec Alfred, diamant brut. Peut-être grâce à Renegade Boxing Club, la Ville Noire et la référence russe post-communiste — tant aimée
dans la jeunesse d’Alfred, chez mes amis russes, il comprenait la moitié au
moins de mes traductions dans la langue de Pouchkine — toutes deux
omniprésentes dans ce roman, peut-être la chaîne de l’amitié à travers Daniel
Mallerin , je jouissais à ses yeux du prestige du romancier de Paris. Et je
m’étais juré de le suivre pas à pas dans sa réalisation du rêve romanesque. La
vie, cette chienne, ne nous a pas permis d’aller plus loin. J’y croyais encore,
en faisant d’Alfred un des dédicataires de Milieu Hostile, que je n’eus même pas l’occasion de lui donner. Sa mort soudaine est
encore — ils s’accumulent — un rendez-vous manqué du destin. Avec un des plus
remarquables esprits créatifs qu’il m’ait été donné de croiser. Je céderai la
place à Lermontov, en cette soirée de deuil, pour dire ma peine, et celle de
ceux qui ont connu et aimé Alfred Dogbé.
Photo© Marie-Pierre Cravedi |
LA MORT DU POETE
(extrait)
Mikhail Lermontov
(Traduit par TM)
Le poète a péri — victime de
l’honnêteté
Tombé, par la rumeur calomnié
Cœur de plomb et soif de vengeance
Flétri, la tête pleine de fierté,
L’âme du poète ne put tolérer
La petite monnaie des offenses…
Погиб поэт!
— невольник чести —
Пал, оклеветанный молвой,
С
свинцом в груди и жаждой мести,
Поникнув
гордой головой!..
Не вынесла душа поэта
Позора мелочных обид…
En 2005, salon du livre de Paris consacré à la francophonie, Alfred Dogbé et Samuel Millongo descendent du TGV à Besançon et dès ce moment je passe deux jours uniques par l'incomparable gaieté, l'immense culture, la générosité de mes deux protégés, car j'ai l'immense chance de les accompagner dans des lycées à la rencontre de leurs jeunes lecteurs. Je me rappelle l'émotion d'Alfred à Champagney, le village franc-comtois dont les habitants avaient demandé l'abolition de l'esclavage dans leurs cahiers de doléances de 1789. Sur un des murs de l'église, le tableau des trois rois mages et le seul noir jamais vu par les villageois, Balthazar, le plus brillant, le plus splendide. Quoi, réduire ses semblables en esclavage? Version biblique du black is beautiful!
RépondreSupprimerAlfred et Samuel furent faits citoyens d'honneur dans le musée de Champagney consacré à la mémoire de la traite et de l'esclavage.
Disparus cet homme magnifique, cette intelligence lumineuse, ce rire qui disait tout d'une relation à la vie? Rire de soi, rire de l'absurdité, rire parce que c'est bon, rire malgré tout et pour tout.
"Le tombeau des morts, c'est le coeur des vivants"
Adieu ami de deux jours inoubliables.
Annie Abriel
La Vieille Loye (39)