Esquire, édition russe, interview de Thierry Marignac, dans le numéro spécial consacré à Édouard Limonov.
Par l’intermédiaire de Daniil Doubschine, ami et secrétaire d’Édouard Limonov pour les affaires littéraires, un journaliste du magazine Esquire a souhaité m’interviewer, le 22-02-2022, qui aurait été le 79e anniversaire de mon vieil ami, mort il y a deux ans aujourd’hui. Je présente ici ma retraduction en français de l’interview, réalisée en russe (oh ! Le vilain mot à ne pas dire en ce moment !). On nous signale (18 mars) que la licence ait été retirée au magazine, dont ce sera donc le dernier numéro.
Esq : Comment avez-vous fait la connaissance d’Édouard Limonov ? Quelle impression a-t-il produit sur vous ?
TM : Avec un de mes amis nous l’avions interviewé après la parution de son livre « Le poète russe préfère les grands nègres » en France en 1981, peu après son arrivée à Paris. Je travaillais à l’époque comme journaliste pigiste. Simultanément d’URSS et de New York — Édouard était un sujet extrêmement intéressant. C’était encore la Première Guerre Froide. Nous sommes à présent dans la Seconde. Les gens de ma génération sont fatigués de cette hystérie. Nous avons déjà tout entendu, tout vu de part et d’autre. La réédition de ce spectacle ne mérite pas l’attention.
Je ne vois pas ce que signifie ici « l’impression produite ». Nous avons fraternisé immédiatement.
Esq : À quel point Limonov se sentait-il à l’aise à Paris après New York ?
TM : Au début, c’était pour lui très étrange, son effrayante mégapole lui manquait mais petit à petit il est tombé amoureux du charme et de la beauté de la ville. Il est devenu, avec notre aide, un véritable Parisien.
Esq : À quel point vivait-il de « manière organique » en France ? À quel point était-il introduit dans les milieux littéraires ? Quel était le monde de l’époque — comment on passait le temps, comment étaient les gens, qu’est-ce qui était à la mode ?
TM : Grâce à sa science de vieux vagabond, il s’est très rapidement adapté. Il s’est lié d’amitié avec tout le monde, de ma bande de jeunes jusqu’aux personnages de l’édition. Parmi ceux-ci, il était très populaire — une figure originale. À quel point je ne sais pas. J’étais jeune et pauvre, pas introduit dans ces milieux. Alors que c’était déjà un poète et écrivain accompli. Je n’étais personne à ce moment-là, et à la différence d’Édouard, je ne les fréquentais pas, loup solitaire jusqu’à maintenant. Mais il fut publié par cinq ou six éditeurs parisiens.
La gauche décomposée était au pouvoir. On passait notre temps à se balader, à traîner dans la rue, à picoler avec des filles — rien de très nouveau. Ce qui était à la mode : le mépris de la gauche, la musique punk et la cocaïne.
Esq : Comment était-il dans la vie — plutôt fort, ou plutôt faible ?
TM : Fort. Sa qualité, au-delà d’une grande intelligence, c’était sa simplicité de fer.
Esq : Peut-on séparer l’homme Limonov et le personnage Limonov ?
TM : Pour moi c’était avant tout un humain et à présent il en sera toujours ainsi.
Esq : Selon l’opinion générale, il s’est fait lui-même. Mais qu’y a-t-il de plus important dans son destin — un héroïsme naturel né de sa force ou bien une construction de vie peut-être théâtrale ?
TM : Son humour et son génie de la promotion étaient théâtraux. Mais il était lui-même 100% sincère dans ses convictions, sa foi dans son destin unique. Le reste, c’était de la tactique.
Esq : Qu’est-ce qu’était pour lui la littérature ? Une vocation ou bien un moyen d’obtenir gloire et reconnaissance ? Limonov était-il vaniteux ?
TM : Une vocation, comme les vers qu’il écrivait depuis toujours le prouvaient. Non, il était fier. Il y a une différence.
Esq : De quelle nature fut son engagement politique, une passion sincère ou une façon d’épater le bourgeois ? Comment son entourage parisien a-t-il accueilli sa métamorphose ?
TM : Édouard avait toujours rêvé d’influer sur son époque. L’un de ses projets en 1985 était d’aller interviewer Mouammar Kadafi pour un magazine français. Il a laissé tomber l’idée ensuite, disant : « J’ai une biographie idéale d’espion, trop risqué ».
C’est perceptible déjà dans ses premiers vers : il a envie de jouer un rôle dans l’Histoire.
À Paris on l’a exclu des milieux littéraires et chassé. Mais il s’en moquait éperdument.
Esq : A-t-on réellement confisqué sur vous sa lettre adressée à Bob Denard et quel en était le contenu ?
TM : C’était un fantasme d’Édouard : inviter le vieux mercenaire à un « Congrès des points chauds ». Je lui ai dit à l’époque ( début 2001) qu’on venait de libérer cette ruine de prison et que Denard montrait les premiers signes d’Alzheimer. Édouard ne m’a pas écouté. Après, ils m’ont retenu et cherché à m’effrayer par tous les moyens, comme l’a écrit Édouard lui-même sur l’incident que je lui avais signalé par téléphone à mon atterrissage à Paris. En réalité, c’était du cirque : Ils connaissaient Denard depuis longtemps, l’ayant combattu des décennies en Afrique. Il suffisait de lui refuser le visa, ça n’allait pas plus loin. Mais on avait décidé d’emprisonner le leader des Natsbols, tous les prétextes étaient bons, ça s’accumulait contre lui.
Trois mois plus tard, j’étais de retour en Russie malgré tout pour écrire un roman (Fuyards, Rivages/Noir), bien que terrorisé. Édouard était déjà sous les verrous. Tout était clair.
Esq : Quel est le livre de lui que vous préférez et pourquoi ?
TM : Journal d’un raté. Un roman en vers. Ça, c’est un exploit.
Esq : Édouard Limonov sera-t-il un jour enseigné dans les écoles russes ?
TM : Comment le saurais-je ? Je ne suis pas russe, et pas du tout professeur.