JL, TM, ciel gris, juin 2015 |
DES ATOMES SUSPENDUS ENTRE QUELQUES NÉBULEUSES
C’est Charles Duits — ami d’André Breton, surréaliste tardif,
redécouvert par Daniel Mallerin
simultanément avec Léo Malet, lui
aussi dans les anthologies préparées par Mallerin
aux Cahiers du Silence des éditions Kesselring au début des années 1970 —
qui parlait dans un poème inspiré par la mescaline du : Silence Fou de l’Été.
Gombrowicz, pour
sa part, décrit un midi estival dans un champ de blé, avec une réflexion
équivalente sur le déferlement de lumière : C’était noir, tout était noir de soleil… au début de Ferdydurke. Bien sûr, c’est un des renversements
dialectiques dont il a le secret, surtout en début de roman. Il cherche avant
tout à perturber son lecteur, à l’égarer, à le persuader que la réalité est
simultanément bien autre chose que ce qu’il semble, et qu’au fond, il importe
juste de choisir le segment le plus pulpeux à notre goût. Pour l’entraîner plus
loin dans son délire de romancier, seul maître après Dieu du monde qu’il
propose.
C’est
loin d’être notre saison favorite, l’été, on aborde toujours avec
circonspection ces quelques mois surchauffés, émollients, plongeant les masses
dans l’hystérie du devoir de jouissance. Sans être de la race des vampires
rock’n’roll, incapables de voir le jour et donc de travailler, on n’a rien du
héros solaire, tout de même, ni du Beach
Boy.
Et
pourtant, dans les villes, et mégapoles où j’ai traîné, il m’arrivait souvent
de jouir de cette sensation de silence et d’opacité, dans une rue accablée qui
me rappelait et Duits, et Gombrowicz.
POUR
L’INSTANT, DÉMERDEZ-VOUS
Chaque
ville avait sa note particulière de chaleur et de lumière . Paris était étouffant, et en 2003, on a failli crever : pieds et torse
nus, deux ventilateurs à fond les manettes, fabrication chinoise, distribution Barbés-Rochechouart. On commençait presque à avoir du mal à boire
de la bière. Au bord de leur piscine, les ministres nous recommandaient de
baisser la clime, à la télé. Un été très instructif : on pouvait calancher
comme des mouches, on s’inquièterait plus tard en haut lieu, à la rentrée, pour limiter les
dégâts électoraux. Pour l’instant, démerdez-vous.
À Washington Heights, dans le nord de Manhattan, les masses compactes d’air
visqueux à fendre au plus près de la rivière en rêvant d’un souffle d’air — enfermaient
même les vendeurs de coke Dominicains, assez accrocheurs d’habitude, dans le
mutisme. Cette année-là, 1992, les émeutes qui avaient suivi l’exécution d’un
dealer connu du quartier avaient provoqué des incendies qui n’avaient pas fait
baisser la température. Tout le monde était abattu — non j'exagère, un ou deux cadavres seulement, les autres se contentaient d'être déprimé ou au violon — et il traînait dans le
quartier un nombre de flics record.
À Moscou,
le ciel sans nuages et le soleil étaient gris, et au troisième jour, un été,
les feux de tourbe que la canicule avait déclenché submergeaient la ville de
leurs fumées suffocantes, le thermomètre avait bondi vers le haut de plusieurs
degrés. Ça avait duré des semaines. On finissait par s’habituer à ce brouillard
nauséabond et même apprécier les contours surréalistes qu’il donnait à la
moindre expédition chez l’épicier, sans parler d’un rendez-vous en ville. La
population, aussi, changeait d’attitude. Coincée dans l’étau d’absurdité de la
chaleur, des fumées, et de l’incurie des pouvoirs publics, elle ressortait
l’humour du condamné qui la caractérise et dans lequel elle excelle, pour des
raisons historiques. C’était au début des années 2000, je crois.
Berlin était sec et brûlant.
Berlin est allemand, alors…
j’ai peut-être un préjugé. Depuis Bismarck, à travers Marx ou Gœbbels, ces
gens-là ne nous causent que des ennuis, regardez un peu l’Europe.
Bruxelles était supportable parce
qu’à 50 km à peine de la mer. Le vent soufflait souvent.
Londres était humide. En été,
ça n’arrange rien. Les mauvaises années, à peine plus tolérable que New York.
La
monotonie du climat continental à Kiev,
chaleur de four, était interrompue par des orages d’une violence stupéfiante
qui noyaient tout aux alentours.
À Vilnius, en Lituanie, les pluies glacées d’automne commençaient fin juillet.
Dans
chacune de ces villes, je ressentis plein pot le silence et l’opacité de cette
lumière des mois chauds, en traversant des rues anodines ou dangereuses, dans
mes déambulations psychogéographiques. À Vilnius,
le danger était surtout dans la ville russe abritant les citoyens de seconde catégorie.
Dans le
mutisme et l’obscurité de l’été noir de lumière, l’été malsain des villes, les
rues de la canicule était le lieu du ressassement intime — le dialogue avec les
esprits dont je me réclame, qui sera notre sujet. Où, sinon dans la déchéance urbaine
et le concret le plus immédiat — boire — peut-on dénicher l’œil du cyclone,
l’intermonde miroitant vers les grands ancêtres ?… Seulement dans la
torpide misère, sous l’empire des oiseaux,
d’une mégapole en été. Ou peut-être au Sahara,
le vide sidéral, mais c’est bourré de crotales et de scorpions. Vous me direz,
en ville, de nos jours…
PAYEZ-MOI
UNE BIBLIOTHÈQUE
En
général, à quelques rares exceptions près, je supplie mes ami(e)s de ne pas m’offrir de livres. S’il y en a un de plus qui rentre chez moi, je ne
saurai littéralement plus où m’asseoir.
Plus
grave encore, lieu du regard abusé,
certain(e)s m’offrent du tout-venant de la désolante production
contemporaine !… Que je ne lirai jamais !…
Alors
le prochain qui m’offre un Goncourt, la dernière traduction ratée d’une bouse
américaine ou même l’œuvre incontournable d’un penseur à la mode, est condamné
— s’il souhaite que le navet qu’il me force à stocker chez moi pour lui faire
plaisir y reste — à me payer une bibliothèque !…
Bon, il y a un hic à mon raisonnement : les livres que
certains d’entre eux écrivent. Ceux-là, pour des tas de raisons inavouables, il
faut bien que j’en parle, c’est quand même pour ça qu’on me les envoie. Mon
talon d’Achille, en quelque sorte. N’en profitez pas, ce serait mesquin. Ça ne
vous ressemble pas, ce genre de procédés, vous me décevriez beaucoup.
SAUF DANS LES CHANSONS POUR LES SIRÈNES
J’ai pris l’habitude, en tout cas dans ma
correspondance, de parler de Jérôme
Leroy, comme d’un frère ennemi.
Quelles que soient nos divergences de toutes sortes, et Dieu sait qu’il y en
a !… — quand on se voit, on rigole tout de suite, amis de toujours. Avant
tout, ce qui me bluffe chez lui, et je n’en fais pas mystère, c’est son talent
de poète. Écrire quelque chose qui soit possible en langue française d’accepter
aujourd’hui comme poésie, la tâche
est ardue. Mais Leroy se débrouille.
Et plutôt bien. Notamment dans son dernier recueil Sauf dans les Chansons.
Sa scansion, si elle emploie parfois des facilités, le fait
ouvertement, comme une chanson des rues, de celles qui nous sont chères… La mémoire est un roman noir infini/Le
regret, le chagrin, le matin encore indécis… Très classe, Bon Dieu,
poignant, laconique à souhait, professionnel.
Cité
dans ce recueil, je suis évidemment suspect de prévarication… Oh, si seulement Jérôme avait les moyens de me
corrompre !… Vous me connaissez, vénal, je n’ai rien contre !…
Pourtant, son Tombeau
pour Natalia Medvedeva, convoque, avec assez de maladresse volontaire, cette
fausse patte faussement trisomique, finalement aérienne — son obsession des
années 1980.
À prier et prier
encore,
Pour l’âme glorieuse et violente,
De Natalia Medvedeva.
Lorsqu’on tombe, bien des pages plus tard — s’obstinant
malgré une modestie cruellement éprouvée par ses éloges — sur une référence directe à Lautréamont :
aussi émouvante qu’un passage à niveau
sur une départementale, on commence à se dire, ouais, je pige pourquoi je
parle encore à cet enfoiré de communiste, allié à mes ennemis depuis toujours. Il a le sens du clin d'œil
Beau comme la
rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de
dissection, avait prononcé Isidore Ducasse, dans un de ses (fréquents)
accès d’humour grinçant. Leroy avait trouvé une façon d'adapter cette blague à son propre système, en y réintégrant sa base nostalgique. Vraiment pas
maladroit.
Souvenir
de sa réplique, au téléphone, quand je lui proposais un « meilleur »
titre pour son précédent recueil :
—Oui, mais la poésie, il ne faut pas que ça
« sonne » poétique, tu vois ce que je veux dire ?…
Et, à lire certaines élégies
comme Le Syndrome de l’archipel, on
se met à percuter le faux rythme du poète, à lui pardonner ses ébauches un peu trop nombreuses, à se
prendre à ses ritournelles déviées d’une note crécelle en fin de parcours qui
recèle toute la saveur. Une tâche aussi délicate n’est pas à la portée de tout
le monde, réclame un talent singulier.
TM, Juillet 2015