Libellule de la Dive Bouteille |
WIFE BEATER
Dans les années 1990, je fréquentais Carl
Watson, que je tiens aujourd’hui encore pour le plus grand écrivain qu’il m’ait
été donné de rencontrer (Hôtel des Actes
Irrévocables, Gallimard, 1997, Sous l’Empire des Oiseaux, Vagabonde,
2006, Une Vie Psychosomatique, Vagabonde, 2009). Ses envolées prouvaient que le lyrisme remis à l’honneur
par Annie Le Brun dans Appel d’air —Sous
les sciences humaines et la prétention de littérature, toujours les mêmes
vieilles foutaises — est bien une façon de se réapproprier le sensible,
fût-ce dans des conditions effroyables, pour défaire le complot. Bref, à cette
époque où je traînais avec l’oiseau maigre, je ne l’ai jamais vu boire de Wife Beater, ces vins cuits affectionnés
dans les bas-fonds, bourrés de sucre et titrant 18°. Pourtant dans les récits
hallucinatoires de Carl Watson, chaque fois qu’un forfait défrayait la chronique, c’était sous
l’effet du Thunderbird, du Night Train, si populaires à Uptown Chicago. Et son physique
décharné, malsain, évoquait des nuits froides passées à s'abreuver du suc
nourricier de diabète et de cirrhose dans les quartiers quadrillages de la
déchéance, son obsession. Mais non, Carl buvait de la bière et du bourbon, avec
un goût pour ce dernier qui trahissait l’obsession du sucre — I like that corn taste… disait-il d’une
voix éraillée. Au point que nous lui offrîmes, moi et Daniel Bismuth, l’autre
traducteur de L’Empire, deux
bouteilles de sa gnôle sudiste, hors d’âge vieillis en fûts de chêne, distillé
quatre fois, un poison exquis qui n’aurait pas déparé la table du Général Lee,
se remontant le moral après la reddition confédérée… Mais je n’ai jamais vu Watson
boire de Wife Beater. Le concept même
me sortit de la mémoire.
Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, chatoiement des gueules de bois |
Une douzaine d’années plus tard — je ne voyais plus Watson,
hélas, que de loin en loin — j’invitai Big
Steve Felton, mon alter ego, coach de boxe dans la Ville Noire de Jersey City à
dîner un soir, pour un repas que je confectionnais moi-même avec un soin
franchouillard et qui tomba tout faux. Il fallut lui donner cinq côtes d’agneau — je me souviens
encore du rire de sa femme quand elle aperçut la bidoche, minuscule, dit-elle seulement — et le bordeaux super-classe que je
m’étais procuré, était selon mon ami : amer.
Steve s’enfila quand même la bouteille, ce qui me rassura un peu, s’y habituant
au fur et à mesure. Mais, pour le convaincre d’en boire, il me fallut jurer que
je boirai de son poison à lui : Wild
Irish Rose. Une immondice pour les clodos. Mais Steve, qui ne crachait pas
sur l’alcool, et à qui ça avait coûté sa carrière chez les professionnels, ne
tarissait pas d’éloges : c’est bon, c’est sucré, c’est pas cher, and you get a nice buzz, time to get
laid !… J’essayais de contrer en répondant que le sucre fait les
gueules de bois morbides, et qu’on économisait chez le docteur en buvant de
l’alcool qui sait se tenir en société.
Rien n’y faisait, je finis par promettre. Steve s’envoya le bordeaux —
un Graves de bonne tenue, nom de Dieu— d’un air dédaigneux, en me vantant le Wild Irish Rose. Sa femme, Marylin — comme Monroe, disait-elle, pas
mécontente que son teint d’ébène rivalise avec la blonde d’entre les blondes —
finit par le réprimander : Si
t’aimes pas ça reste pas croché au goulot de ce vin français. Elle, au
moins, elle avait des manières. Je la bénissais, mais il était trop tard, j’avais promis de goûter à sa saloperie.
Le lendemain, j’appelais Watson — dont j’avais encore, à
cette heureuse époque, le numéro — et il me confirma ce que je savais
déjà : Wild Irish Rose ? That’s
a wife beater all right, lowest of the low…
Poésie spéciale du poivrot: prendre le Train de Nuit Express, s'envoler sur l'Oiseau-Tonnerre… |
Puis, c’était en juillet, dans une chaleur d’étuve, on
perdait trois kilos à chaque séance en tapant dans le sac dans la cave de Steve
— son anniversaire. Tout le quartier débarque, les balaises, les grosses, une
ribambelle de marmaille, quelques jolies filles de moins de vingt-cinq ans, les
boxeurs et les gangsters, à entendre au sens littéral — membres des gangs locaux.
Fête et barbecue dans la cour de chez Steve. Pas gigantesque, c’est pas le
Palais-Royal. Mais le maître des lieux se fait attendre. Et Marylin — comme
Monroe — finit par me dire : Thierry,
va le chercher. Il t’écoutera, toi. Je monte au premier, Steve est devant
son ordi en train de jouer aux échecs. Quasi analphabète, incapable d’écrire une
lettre, mais assez doué en stratégie. Laisse tomber, dis-je, t’es
pas Kasparov, tu battras jamais ta machine, il est temps d’être un peu sociable,
tout le monde t’attend. Steve se rebiffe : Si, si, je l’ai presque eu la
dernière fois, regarde. Trois parties d’affilée, et l’ordi le met échec et
mat. Des voix s’élèvent, dans la cour : Steve !!! Sois raisonnable, tu vois bien qu’il est plus fort
que toi, cet ordi. Piqué au vif, Steve se tourne vers moi : Let’s go get a pint of Wild Irish Rose, tu m’as promis que tu y
goûterais, l’autre jour. Panique sous mon crâne de Blanc, j’avais déjà
abusé de la Heineken dark, de la
brune, non que ce soit si bon que ça, mais ça n’existe pas en Europe alors j’ai
développé une faiblesse. Du vin cuit par là-dessus, je vais gerber toute la
nuit. Non Steve, descends, on enverra un
môme en chercher, si t’insistes. J’insiste, dit-il, mais il consent à
descendre. Ensuite, il était submergé, la Heineken
dark coulait à flots, entrecoupée de
cognac Hennessy, et il lui fallait tenir son rang de caïd dans le machisme du
quartier. Juste au moment où, dans sa rancune, il repensait au Wild Irish Rose, il était déjà tard et
j’ai profité de la bagnole de son fils pour filer à l’anglaise — ce qui se dit,
curieusement, en anglais : Take the French leave…
Trois doses de ce truc à 75,5° et tous les décolletés sont vertigineux |
Quelques années plus tôt, Limonov, à Moscou, avait méprisé
un Armagnac très convenable que je lui rapportais de France— non,
je suis un gueux moi, j’ai des goûts prolétariens — parce qu’un ami à lui s’était
pointé avec l’équivalent soviet de Wife
beater, appelé sous les latitudes de l’Est : portveïn, ou vin de Porto, tu parles, ça venait d’Azerbaïdjan, et
plongeait notre écrivain maudit dans un attendrissement ineffable, avant l'ivresse de brute, parce qu’il
avait bu ce tord-boyau toute sa jeunesse. Le leader des Nationaux-Bolcheviques
chercha à toute force, lui aussi, à me faire goûter cette liqueur de sauvages.
Devant mon refus obstiné, il me déclara définitivement petit-bourgeois : Tu ne veux pas travailler avec des salauds,
ni boire les breuvages du peuple, tu n’iras pas loin.
Dolce Vita sur la Mer Noire |
Nonobstant, je réussis à préserver ces amitiés, jusqu’au jour d’aujourd’hui, sans — mon foie m’en est reconnaissant — jamais toucher au Wife beater.
TM, avril 2012.