Ménestrel, par Franz Hals |
Bagues de cigare sur des mains de pianiste
Si je devais établir un lien entre Vladimir Kozlov et moi, il serait étrange, parce que constitué par une absence : ni lui, ni moi ne brandissons de banderoles, persuadés l’un comme l’autre qu’il est plus fort de ne pas annoncer la couleur. Sans compter la vanité inhérente, contraire à notre orgueil d’anti-artistes, de prendre un roman pour un tract. C’est l’anti-œuvre elle-même qui doit contenir sa subversion, par la corrosion du fond par la forme, et vice-versa. Celle-ci est d’essence éphémère et circonstancielle. Breton remarquait (dans Nadja), il n’y a pas loin d’un siècle, qu’il préférait, au théâtre, les actrices sans maquillage, et les femmes, dans la rue, maquillées outrageusement — la transgression ici se révélant conformisme ailleurs — provoquer le public, ou vivre en fille perdue. De même peut-on assurer — et nous ne reviendrons pas là-dessus — que les déclarations d’appartenance, d’amour aux opprimés en général, sont plus destinées à s’assurer une clientèle, à mettre en œuvre la plus inutile (sauf en termes fond de commerce) et mesquine opération de cire-pompes d’un public acquis d'avance, qu’à porter le fer au cœur de l’ennemi. Je n’en veux pour exemple que cet auteur de romans noirs (ah, la détestable appellation contrôlée !…), plat imitateur de Léo Malet — qui l’aurait décoré de la croix des vaches avec sa pipe à cornes de taureau — citant le devoir de mémoire, pour vendre son copiage rétro ; sa soupe, en d’autres termes, sans la moindre considération, la moindre pudeur, pour une souffrance réelle, vécue réellement il y a 70 ans par des gens réels, dans leur chair réelle. Quand polar rime — pauvrement — avec épicemard.
Mimétique du ghetto planétaire
Comment ai-je su que Vlad Kozlov était un frère… Je ne peux remercier que la muse,pourtant si sujette à éclipses (Il ne faut pas attendre l’inspiration, disait Erskine Caldwell, auteur« sudiste » de La Route au tabac, best-seller mondial des années 1930, parce qu’il se peutqu’elle ne vienne jamais). J’ai raconté ailleurs que la couverture de son premier roman (Racailles, MoissonRouge, 2010) où figurait un skin-head bas du front, œil bleu porcelaine sur fonds de toilettes publiques, mégot bas sur la commissure de lèvres dédaigneuses et bretelles, avait été un élément déterminant. Et comment, dans les bas-fonds noirs américains où j’avais échoué, sa chronique des cités d’urgence soviets avait pris tout son sens quand j’ai fini par lire son bouquin— mimétique du ghetto planétaire. En effet, la limitation volontaire du vocabulaire (Kozlov l’expliqua lui-même dans la revue russe ex-libris : Dans cet univers, ce qui ne peut être exprimé dans cette langue de 300mots n’existe pas) était un tel reflet des conditions Blaxploitation dans lesquelles j’évoluais, que la similitude sautait aux yeux, le communisme pérestroïké des oubliés du paradis soviet soudain miroir du dollar dévalué des parias de la Ville Noire, défonce et baston partout. Kozlov n’éprouvait le besoin d’aucun commentaire, brut de décoffrage,il estimait assez son lecteur, et lui-même, pour se passer de conclusions ronflantes visant à s’attirer la vénération des convertis (travers français par excellence, alimentation des pétainismes du jour, dont ce fameux roman noir— aïe, aïe, le label de tartuffes — est si friand).
L’errance qui sert de destin
Et puis, dans l’errance qui me sert de destin, je rencontrai Kozlov à Moscou, ce même été 2009 où, par un hasard curieux, je refilai involontairement à mon vieux copain Limonov le titre de son dernier recueil de poésie (А старыи пират, ou, Mais, le vieux pirate, éditions Ad Marginem, 2010 ) en lui tapant sur l’épaule, Comment ça va, vieux pirate ? Le physique à la Iggy Pop de Kozlov, son laconisme en tous points exemplaire, me furent aussitôt familiers,complices. Nous fîmes bombance dans un restau ukrainien en plein air, où,échauffé par l’alcool, je lui parlais de mes démêlés avec l’édition parisienne, depuis mon roman délictueux — le premier — Fasciste (Payot, 1988).Évidemment, en fan des Sex Pistols, ça lui plaisait, l’idée de la provocation inaugurale.
Je le revis à Paris, avec sa femme, dont la réserve slave —je l’ai écrit ailleurs, frappé — se teintait d’un écho infiniment répercuté,infiniment tendre. Ensuite vint ce Retourà la case départ ((éditions Moisson Rouge, février 2012, traduit par votre bien obligé), dont Pierric Guittaut (auteur du percutant Beyrouth-sur-Loire, éditions Papier Libre, collection Polars en poche) parle dans sa chronique de Éléments, mieux que votre serviteur, traducteur de Kozlov, et donc suspect. Pierric Guittaut, un autre petit frère lapidaire dans son constat. En tous points une confirmation de ce que je savais déjà : au-delà de la bestialité des propagandes, au-delà de tout prêchi-prêcha, Kozlov savait décrire les conditions dans lesquelles L’homo soviéticus avait ressenti de plein fouet les conséquences de la Défaite.Il n’en tirait une fois de plus aucune conclusion et s’abstenait de tout plan sur la comète critique sociale à vocation humanitaire. La saisie des ressources vitales du pays par la pègre dans le capitalisme sauvage initié par les années Yeltsine et encouragé par l’administration Clinton, le malheur de tout un chacun dans ce paradis des seigneurs de la guerre. The cold Fax, disait Greg Tate, un auteur «libérationniste » noir américain, à propos de Jean-Michel Basquiat, artiste étatsunien d'origine haïtienne mort d’overdose.
Thierry Marignac, 2012.