Il y a quelques mois la Manufacture des Livres publiait Banditsky!(clic) dans la
traduction de Vincent Deyveaux, co-blogueur d’Antifixion. Nous présentons ici un large extrait d’une interview de Andreï Constantinov, son auteur, réalisée par Vladislav Korneytchouk, pour le magazine corporatif Gazprom, en janvier 2014. Le président de l’Agence d’investigations journalistiques, parle ici du crime et du journalisme honnête, foutu métier.
traduction de Vincent Deyveaux, co-blogueur d’Antifixion. Nous présentons ici un large extrait d’une interview de Andreï Constantinov, son auteur, réalisée par Vladislav Korneytchouk, pour le magazine corporatif Gazprom, en janvier 2014. Le président de l’Agence d’investigations journalistiques, parle ici du crime et du journalisme honnête, foutu métier.
(Entretien traduit du russe par TM)
Changement d’époque
—Au début des années 2000, on appelait
les années 1990 le morceau de bravoure. La bravoure est-elle restée dans les
années 1990 ? Où ont donc disparu tant de gens téméraires ?
—Vers l’an 2000, la période et la mode du
banditisme ont pris fin. Non que les organes de maintien de l’ordre aient si
brillamment fait leur boulot, mais le feu s’était consumé de lui-même, ne
laissant que des cendres. Pour répondre à la question, où a donc disparu un
nombre aussi important de bandits, il faut raconter en partie ce qui a provoqué
leur apparition. Dans les années 1990 en Russie deux branches distinctes
d’organisation criminelles se sont manifestées. Elles étaient concurrentes,
bien qu’elles se développent souvent à partir d’un tronc commun. Je parle de
l’ancien mouvement des « voleurs », et du nouveau, les
« bandits-gangsters ». Pour les « bandits » (à l’exclusion
des « brigades » sous le contrôle des « voleurs »)
leur vie de rapines était une façon de faire des affaires. Ces gens voulaient
vivre « en beauté » mais étaient incapables de créer des entreprises,
de faire du commerce, ne savaient rien faire en dehors de dépouiller,
racketter, voler. Une fois qu’ils ont eu des valises pleines de pognon, ils ont
beaucoup changé : chasser le magot est une chose, quand on l’a trouvé,
c’est autre chose. Il faut le faire fructifier : acheter des appartements,
des voitures pour soi et sa famille, créer une infrastructure quelconque. Et
celle-ci n’est déjà plus liée intimement avec la vie téméraire du banditisme.
N’importe quelle propriété vous lie à la terre.
—Dans votre livre documentaire
« Bandistki Pétersbourg », il est dit qu’il y avait peu de
« Voleurs » à Saint-Pétersbourg. Pourquoi ?
Saint-Pétersbourg |
—Disons, que s’il y avait 12 « voleurs » à Pétersbourg à la même époque, il y en avait 100 à Moscou. De plus, il s’est trouvé que de puissants groupes de « bandits » se sont formés à Piter que la hiérarchie des « voleurs » ne reconnaissait pas. Il arrivait que les « voleurs » en fasse des conseillers, leur lâchent un peu d’argent, mais ils n’en faisaient jamais des « décideurs ». D’un autre côté, ceux qui sortaient des rangs des leaders de « bandits » à Piter, ne pouvaient être couronnés par la hiérarchie des « voleurs » .
—Ce qui a fait que la démobilisation des
années 2000 s’est produite justement chez les « bandits »…
—Oui. C’est à ce moment-là que les chefs de ces
groupes ont formé leurs équipes personnelles et leur ont dit : nous
n’avons plus besoin de combattants, nous avons besoin de gérants, de juristes,
d’économistes, allez faire des études. Et beaucoup d’entre eux ont même payé
des études à leurs anciens « soldats » et « brigadiers ».
Une partie des membres de ces brigades est devenue lumpenprolétaire, s’est
enfoncée dans la délinquance de rue, et a péri. L’autre partie a tenté de
construire une nouvelle vie. Je sais par exemple, qu’un de ces
« soldats » s’est inscrit en
fac de droit, et qu’il a travaillé ensuite pour le bureau du procureur. Il
avait pour la galerie une biographie sans taches. Mais à l’âge de 18-19 ans il
était « fantassin » dans une « brigade ». D’autres se sont mis
à travailler dans les firmes qu’ils « protégeaient » auparavant. Un
bandit important pouvait devenir, admettons, vice-président responsable de la
sécurité. L’ex-« protecteur » était à présent subordonné aux hommes
d’affaires qu’il méprisait auparavant. L’ancien bandit essayait d’engueuler ses
chefs les premiers temps, mais il se rendait bientôt compte qu’il fallait se
comporter autrement. Un autre facteur important — c’est le vieillissement des
bandits. C’est une chose de courir avec une mitraillette à 25 ans, une autre
d’y être encore obligé à 45. Les enfants grandissent, le rapport à la vie
change. Il y avait en effet cette sensation au début des années 2000, que les
« démentielles années 1990 » étaient enterrées.
Privatisations sauvages
—Quelles sont les raisons de « la
grande révolution criminelle » en Russie ?
croiseur Aurore |
—Et les dirigeants criminels sont partis à
la conquête du pouvoir.
—À un certain moment, il a semblé qu’ils étaient à présent les élus du peuple. Les députés Glouchenko, Monastyrski,
Chevtchenko. Tous représentants du cartel de Tambov. Où sont-ils à
présent ? Chevtchenko a été tué. Monastyrski a péri dans un mystérieux
accident d’avion en France. Glouvchenko, surnommé Khokhol[1], est en
prison. Au début, en 1996-97, il semblait que chacun d’eux était le beau-père
du roi, le copain du ministre, et que le chef de la police était obligé de les
recevoir dans son antichambre personnelle. Parce que député à la Douma d’État,
c’est un rang équivalent à celui de ministre fédéral. Et beaucoup des
assistants des députés venaient de la pègre. Mais l’État s’est renforcé, le
contrôle est devenu plus sévère. On s’est discrètement débarrassé de tous les
« assistants ». Il y eut une époque où Koumarine lui-même était
l’assistant du député Nevzorov[2].
—À quoi pouvait servir le leader du cartel
de Tambov à un journaliste de télévision connu ?
musée de l'Ermitage |
Les nouveaux riches russes
—Un habitant français de Nice m’a dit
que les Russes (il s’agit de nos compatriotes enrichis très vite) qui
achetaient des villas et des Yachts sur la Côte d’Azur sont considérés comme
des nouveaux riches qui ne feront jamais partie de l’élite locale…
forteresse Pierre-et-Paul |
Engagement
—Vous avez mené l’enquête sur
l’assassinat de Gongadze. Il est apparu que c’est par lui qu’on diffusait des
documents compromettants sur tel et tel. Alors que son nom n’était prononcé
pendant longtemps que dans le contexte de la lutte pour la démocratie et les
Droits de l’Homme. On a la sensation qu’à de rares exceptions près, le
journalisme dans sa totalité — se résume à une information intéressée, biaisée,
que la vérité en est pratiquement absente.
—Cette affaire tient au journaliste lui-même.
De mon point de vue, Gongadze n’était pas un professionnel accompli. Il était
jeune et superficiel. Un bon journaliste échange constamment des informations
avec toutes sortes de gens — à toi, à moi. Il ne se précipite jamais pour faire
des révélations fracassantes, obtenues par une seule source, il vérifie,
recoupe, observe. Et chez nous, et à l’étranger, il existe un éventail très
large de journalistes : il y a des dégénérés sur le plan moral et ceux qui
s’efforcent de sortir leur épingle du jeu. Il y a ceux qui gagnent de l’argent
avec la propagande, mais affirment qu’ils ne font rien contre leur conscience,
parce que ces activités de relations publiques correspondent à leurs
convictions. J’ai fréquemment eu des discussions houleuses à ce sujet avec des
journalistes occidentaux. En septembre, au festival du livre de Göteborg, je me
suis confronté à des journalistes suédois qui s’enorgueillissent de leur presse
objective et indépendante, sur la question syrienne. « Oui, il y a, comme
vous dites, un sanglant boucher à Damas, mais pourquoi refusez-vous de voir ce
que représente l’opposition ?! » — leur ai-je dit, parce que je ne
comprenais pas l’unilatéralité de leur démarche.
—Ils ne s’égarent pas — ils sont engagés.
—Ils ne s’égarent pas — ils sont engagés.
—Certains ne comprennent tout simplement pas,
d’autres sont prisonniers de leurs illusions. Dans l’excellente série danoise
« Gouvernement » on montre très honnêtement les relations entre les
journalistes et les politiciens. On y voit qui se vend tout court, qui se vend
et a des remords de conscience, et qui quitte la profession, écœuré. Chez nous,
c’est la même chose. Mais pour moi, il n’ y a pas assez de presse neutre en
Russie. Soit les chaînes de télé fédérales, soit « L’Écho de Moscou »[3].
—Les journaux que vous représentez sont
neutres ?
—Nous nous efforçons de l’être. Mais nous ne
vivons pas en vase clos. N’importe quelle politique est l’art du compromis.
Nous devons communiquer avec la municipalité, et les grosses entreprises. Il
faut louvoyer. Mais si on est prêt à tout, on cesse d’être respecté. Si on veut
compter, il faut être prêt à faire des choses qui vont déplaire à ceux avec qui
on est pourtant en bons termes. C’est loin d’être simple. J’ai été à très
bonne école. Dans les années 1990, je connaissais un grand nombre de bandits personnellement.
D’anciens athlètes avec qui j’ai fait connaissance par la suite. Kostia-la-Tombe
par exemple, pouvait m’appeler et
dire : « Andreï, qu’est-ce que tu as encore écrit sur
moi ?… On va se mettre à s’engueuler maintenant ?… Je t’avais
pourtant demandé… Je vais avoir de vrais problèmes maintenant, à cause de
ça… ». Je lui répondais à peu près : « Konstantin, comment
est-ce que tu ferais à ma place ? Je dois faire comme si tu n’existais
pas ? ». Voilà comment commençaient des
conversations au cours desquelles
il fallait être très précis. Et il était de toute façon impossible d’échapper
tout à fait aux conflits. Il y a eu des menaces réelles. Avec Choutov, la
situation est devenue très sérieuse. Je crois que j’ai eu un coup de bol :
il s’est fait arrêter à temps. Il avait déjà mis des gens sur le coup, mon
appartement était surveillé. Et l’ancien député à la Douma Chevtchenko des « Tambov »,
tué à Chypre par la suite, m’a dit carrément : « Votre organisation
(Agence d’investigations journalistiques ) est en travers de mon chemin ».
Plus d’une fois c’était franchement effrayant. En effet, il s’agit de gens
susceptibles de s’en prendre à vous physiquement. Avoir affaire aux politiciens
et aux
hommes d’affaires est quand même plus simple. On s’est accroché un jour avec un camarade très puissant, connu de tout le pays, et on a eu un contrôle fiscal. Il s’agissait de gens très aimables, mais ils nous ont empêché de travailler pendant trois mois sur ordre de Moscou. Ils nous disaient ouvertement : il faut qu’on trouve quelque chose. Ce n’est pas très agréable de voir ses collègues interrogés pour savoir s’ils ne touchent pas des enveloppes, mais c’est moins grave que voir surgir des gens aux cheveux ras et sans aucune culture juridique sur le pas de sa porte.
hommes d’affaires est quand même plus simple. On s’est accroché un jour avec un camarade très puissant, connu de tout le pays, et on a eu un contrôle fiscal. Il s’agissait de gens très aimables, mais ils nous ont empêché de travailler pendant trois mois sur ordre de Moscou. Ils nous disaient ouvertement : il faut qu’on trouve quelque chose. Ce n’est pas très agréable de voir ses collègues interrogés pour savoir s’ils ne touchent pas des enveloppes, mais c’est moins grave que voir surgir des gens aux cheveux ras et sans aucune culture juridique sur le pas de sa porte.
(…)
Vladislav Korneïtchouk, auteur de l’entretien
pour Gazprom magazine, janvier-février 2014.