Portrait
de l’artiste en déjanté d’enfer.
Connaissez-vous la Bilicam ou Bibliothèque des
littératures camées ? Un haut lieu !… Dès que je l’aurai fondée,
je vous y accueillerai, avec mes assistantes pour le cocktail d’ouverture d’une
institution qui fera date, sponsorisée par la Fondation Escobar. Nos autres bienfaiteurs préfèrent pour l’instant
rester dans l’ombre, le temps de blanchir leur pognon. On est prié de laisser
sa shooteuse au vestiaire. Le fumoir est interdit aux mineurs et aux femmes
enceintes, aux invalides de guerre, sauf celles d’Indochine et d’Afghanistan.
On y
trouvera des classiques comme l’incontournable Livre de Caïn du regretté Alexander
Trocchi, une édition signée 1932 d’Approches,
Ivresses, Drogues, de feu Ernst
Jünger, Le Festin Nu du génie
empoisonné Burroughs, parce qu’on ne
peut pas faire autrement, dans sa version 1963, chez Olympia Press avant son procès pour obscénité, à Boston en 1966. Je
citerai encore Fumée d’opium de
l’académicien Claude Farrère, parce
que c’est une rareté, et Confessions… de De Quincey, parce que Baudelaire en parle, alors noblesse
oblige, en Velin et couverture cuir 1838, édition numérotée, garde-à-vous fixe, s'il vous plait, je vous en prie, comme disait Desproges.
Pour les hystériques qui ne peuvent pas se retenir, on aura quelques
exemplaires livres de poche d’Opium,
récit de décroche par « L’infâme Cocteau »,
comme disait André Breton. Mais ce sera très mal vu, je vous préviens tout de
suite. Pour se faire apprécier de la direction, il vaudra mieux demander à consulter L'Idole des Camés (Rivages/noir) de Richard Stratton une curiosité que Monsieur le Conservateur a traduite il y a une éternité… Et enfin quelques incunables, comme le Nizchii Pilotaj (Rase-Motte) de Baïan Chirianov, la bible de l'usage de la Piervitine en Russie, parue en 2000, aux éditions Ad Marginem, avec son glossaire du russe "non-normatif"…Ainsi que le mythique et aujourd'hui oublié, Roman avec Cocaïne, d'un certain Agueev, probablement un pseudo, manuscrit arrivé au courrier, et attribué à un certain nombre de célébrités péterbourgeoises.
Bon, maintenant qu’on a débroussaillé le
tout-venant, passons à l’essentiel. En tant qu’un des rares historiens des
drogues dans la défunte (encore une, overdose d’idéologie !) URSS,
prologue
de Vint, le Roman noir des
drogues en Ukraine (Payot-Document 2006, ne cherchez pas, il est épuisé, et il
faudra montrer patte blanche — questionnaire détaillé, justification de
domicile — avant de se faire prêter ce fleuron de la Bilicam), je prêterai une
attention particulière à ce département… C’est la marotte de Mr le
Conservateur, souffleront à voix basse mes assistantes enamourées, d’un air
conspiratif… Les douzaines de récits bourrés de platitudes (Je reviens de
l’enfer !…), émis par notre planète droguée à donf, seront rangés aux
archives. Pour les maniaques, on les déterrera.
Il y a quelque temps, grâce à Olga Morieva, de la bibliothèque d’Ekaterinbourg, j’ai eu la chance de
découvrir ce bijou de la littérature camée de Russie, Transsiberianback2black d’Andreï
Doronine. Que je traduis ces jours-ci pour la collection Zapoï à la Manufacture de livres (clic). Accessoirement dirigée par votre serviteur. Il avait découvert
le secret, ce marlou de Pétersbourg, où il réside maintenant, mari d’Olga Marquez, pop-star du reggae de
Fédération Russe. Ce petit mec barbu savait qu’on ne pouvait parler de la
défonce et de son sillage de mort, qu’avec une bonne dose d’ironie, qu’en
théâtre de l’absurde et du grotesque. Le Bruce Benderson de la légende, celui de Toxico et de New-York Rage( Rivages/noir) ne procédait pas autrement sur la scène dantesque du Times Square interlope de l'avant-Giuliani. Les petits récits subversifs de Doronine, toutefois, situés dans la
ville de Dostoïevski, ne devaient rien à personne. Il les avait écrits en
désinto, comme lettres à sa femme qui était en tournée avec son groupe Oïli-Aïli, quand elle lui manquait. C’est elle qui lui avait conseillé de
les publier. Quand on s’est vu à Paris, parce que Monsieur est un homme
d’affaires depuis qu’il a décroché, voyez-vous ça — et que ça l’entraîne en
Europe décadente — on s’entendait comme larrons en foire au bout de deux
minutes. Je lui suis redevable d’un certain nombre d’éclats de rire. Depuis, il
s’est pris de passion pour mon Morphine
Monojet, roman qui a défrayé la chronique l’année dernière — fraternité de camé.
Alors, quand Doronine m’envoie le
texte ci-dessous, plus grave, je ne résiste pas, futurs adhérents de la Bilicam, voici une mise en scène du
paysage de la défonce, à observer de près :
À
l’époque où Boris Eltsine, dans une débauche d’excès, dirigeait à la baguette— grâce à un orchestre
étranger, on a importé des tonnes d’héroïne dans ce pays. Ce n’est qu’ensuite
que des habitants d’Asie Centrale se sont mis à en introduire de petites
quantités dans leur ventre. À ce moment-là, on comptait par milliers de kilos.
Qui permirent au même Eltsine d’ouvrir un centre culturel. Pour ma génération,
on a ouvert des tas de cimetières. Aux sons obscènes des airs pop, elle crevait
dans des entrées d’immeubles puantes.
Je vivais dans une ville de 230 000 habitants. La majorité
buvait. Certains se saoulaient. Les autres se piquaient. Celui qui ne
consommait pas de l’héroïne en intraveineuse était quasiment considéré comme un
intellectuel. Si ton camarade de seringue était victime d’une surdose dans la
voiture, la meilleure façon de s’en débarrasser, c’était d’ouvrir la portière
et de le balancer dans un tas de neige. Il y régnait une température frôlant
les moins quarante. Ce qui garantissait l’impossibilité de retrouvailles
ultérieures, et évitait les explications rendues nécessaires par l’incident.
Les salaires étaient très bas. Mais on se procurait de l’argent pour la drogue
par les moyens les plus divers. On le volait, on l’embarquait. On arrachait les
boucles d’oreilles en or. On fendait les crânes à coups de tuyau pour s’emparer
des chapkas de vison. Et cette ville criminelle est ainsi devenue un enfer sur
terre. La milice s’abstenait d’entrer dans certains quartiers. Ces zones n’étaient pas
sans danger, y compris pour elle.
Je me souviens de la route interminable dont le but final
était un paquet de poudre carré de papier froissé et malpropre. Après avoir
chauffé la neige, on cherche la veine avec l’aiguille. La montée dure cinq ou
six secondes. Après on revient à soi, on allume une cigarette et on sort dans
la rue. Pour chercher de l’argent. Pour chercher des doses. On a parfois envie
de pleurer. Par pas pitié de soi-même, par dégoût du monde environnant. Parce
qu’on se souvient comme on courait au jardin d’enfants quand on était petit,
ravi. Et maintenant cette cour d’immeuble n’est plus qu’un immense champ
enneigé qu’il faut franchir sur des jambes flageolantes, pour déboucher dans
une autre rue marcher discrètement vers la mort. Et si on de la chance, la poudre
est bonne. Sinon, le spasme à l’estomac ramène au réel, oblige à s’enfoncer
dans la nuit.
Et c’est un long chemin vers l’infini. Dans cette vie
menaçante.
Andreï Doronine, 2016.
(Traduit
par TM).
В то время, когда Борис Ельцин в чаду
кутежа дирижировал иностранным оркестром , в страну ввозили тонны героина.
Вагонами, фурами. Это потом жители средней Азии стали провозить маленькие
партии в желудках. Пока счёт шёл на тысячи килограммов. Ельцину открыли
культурный центр. Моему поколению открыли много кладбищ. Под похабные звуки
попсы оно гибло в вонючих подъездах.
Я жил в городе с населением 230 тысяч
человек. Большинство пили. Некоторые выпивали. Остальные кололись. Человек, не
принимающий героин внутривенно, считался почти интеллигентом. Если твой товарищ
по игле вдруг ловил передозировку в машине- лучшим способом было открыть дверь
и выкинуть его в сугроб на улицу. Там держалась температура около минус сорока.
Что гарантировало невозможность вашей будущей встречи и необходимые
объяснения ввиду инцидента.
Заработная плата была низкой. Но деньги на
наркотики добывались самыми разными способами. Их крали, отбирали. Вырывали из
ушей в виде золотых серёжек. Проламывали головы обрезками труб ради норковой
шапки. И так криминальный город становился совсем уже адом на земле. В
некоторые кварталы милиция просто старалась не заезжать. Это было
небезопасно.
Я помню бесконечную дорогу с конечной целью
в виде мятого и неопрятного квадратика с порошком. Натопив снега ты ищешь Вену
иглой. Приход длится пять шесть секунд. А далее ты приходишь в себя,
выкуриваешь сигарету и выходишь на улицу. Чтобы идти дальше. В поисках денег. В
поисках дозы. Иногда хотелось плакать. Но не от жалости к себе, а от злости к
окружающему миру. Потому что ты помнил, вот тут ты маленьким бегал по детской
площадке и испытывал восторг. А сейчас этот двор - огромное снежное поле, через
которое надо пройти на заплетающихся от слабости ногах, чтобы выйти на другую
улицу и потихоньку идти навстречу смерти. Это если повезёт и кайф будет
хорошим. А если нет, то спазм в животе вернёт тебя в реальность. заставит
отправиться в ночь.
И этот путь длинною в бесконечность. В эту
гребаную жизнь.
Андрей
Доронин, 2016.