Avec un seul roman traduit en russe (Morphine Monojet), aux Éditions Chat de l'excellent Doronine, et une bonne vingtaine d'interviews et critiques (avec le temps) en Russie, on se fait un peu l'effet d'une vedette de télé-réalité: prestation symbolique, couverture de presse maximum. La dernière en date — pour les russophones — au lien suivant:/http://www.lgz.ru/article/-28-6651-11-07-2018/nebesnyy-razmer/
Une romancière de Pétersbourg, Maria Anoufrieva — récente lauréate du prix Nicolas Gogol pour son livre LE DOCTEUR X ET SES ENFANTS— croisée à Nijni-Novgorod, au printemps dernier pour le festival Gorki nous a fait l'honneur d'une interview pour le magazine Litératournaya Gazeta retraduite ci-dessous pour les lecteurs francophones:
LE TRADUCTEUR TRADUIT
Une romancière de Pétersbourg, Maria Anoufrieva — récente lauréate du prix Nicolas Gogol pour son livre LE DOCTEUR X ET SES ENFANTS— croisée à Nijni-Novgorod, au printemps dernier pour le festival Gorki nous a fait l'honneur d'une interview pour le magazine Litératournaya Gazeta retraduite ci-dessous pour les lecteurs francophones:
Gorki avec et sans moustache |
LE TRADUCTEUR TRADUIT
PAR MARIA ANOUFRIEVA,
Thierry Marignac a réveillé ses fantômes…
Thierry Marignac a réveillé ses fantômes…
Le
premier roman traduit en russe de l’auteur, journaliste et traducteur français
Thierry Marignac a vu le jour à St-Pétersbourg aux éditions Le Chat,
spécialisées dans la littérature non-conformiste. L’œuvre de Marignac est
classée « choquante », mais lui-même ne le voit pas comme ça, il
traduit souvent des classiques russes et des poètes du « siècle
d’argent », et fait découvrir aux lecteurs français des auteurs russes
contemporains. Dans le passé, on l’aurait qualifié « d’ami de l’Union
Soviétique », mais il s’agit plutôt d’un ami de la littérature russe.
—Thierry, vous êtes né à Paris, et avez
vécu dans divers pays. Comment doit-on s’adresser à vous M’sieur, ou
Monsieur ?
—Au fond, ça n’a pas d’importance,
bien que… M’sieur en russe, offre une
certaine dose d’ironie et simultanément de familiarité qui me plait bien.
—Dans la version
russe de votre biographie on vous qualifie de « dernier Parisien » de
la littérature française, et vétéran de la prose non-conformiste en France,
vous êtes d’accord avec ces définitions ?
—En réalité, je suis fier
d’être le dernier des Mohicans, né dans une ville qui a disparu. Le Paris
d’aujourd’hui est une mégapole monstrueuse et anonyme, comme toutes les
capitales du monde, plus du tout la merveille connue dans mon enfance et ma
jeunesse. Les « Parisiens » d’aujourd’hui sont rarement nés à Paris.
En ce qui concerne le non-conformisme… Il est drôle de constater, que dès qu’on
est ainsi défini, il soit très vraisemblable qu’on tombe dans le conformisme,
en effet, le non-conformisme, c’est l’indéfinition !
—Comment a commencé
votre attirance pour la culture russe, et comment avez-vous appris la
langue ?
—Une
amie de Natalia Medvedeva qui m’obligeait à parler russe quoiqu’elle possède le
français. En gros, tout de même par mon amitié avec Édouard Limonov et son
cercle dans les années 1980 à Paris.
—Cela ne vous agace
pas qu’en Russie à chaque mention de votre nom on ajoute : vieil ami d’Édouard
Limonov, mariage blanc avec Natalia Medvedeva ?
—Il arrive que j’en ai
marre de raconter à répétition cette histoire de mariage blanc pour que Natalia
puisse rester en France, mais non, ça ne m’agace pas. Ces gens m’ont permis de
découvrir la Russie.
—Vous êtes l’auteur
de huit romans. Ils ont des thèmes variés, mais peut-être sont-ils tous issus
d’une même conception ?
—L’un de mes éditeurs — le
légendaire François Guérif — a dit un jour avec un certain humour : Thierry
a besoin du théâtre du monde. Il est vrai que l’intrigue de mes romans a
souvent un caractère géopolitique. En dehors du dernier paru, traduit en russe
dans une petite maison d’édition de St-Pétersbourg. Ce qui est le trait d’union
de mes romans, c’est le style. Les lecteurs le reconnaissent quel que soit le
thème. Ils m’en parlent souvent.
—Votre premier roman Fasciste, sorti en 1988 et écrit à la
première personne, vous a compliqué la vie en France. À quoi c’est du ?
—Au fait que la
politcorrectitude gouverne les milieux littéraires depuis déjà 40 ans chez
nous : censure et absence d’humour. Ce qui aggravait mon
cas : j’ai refusé de me justifier. Pour nous, génération punk, se
justifier était honteux. Beaucoup ont reçu mon roman » — journal d'un activiste écrit à la première personne — comme une sorte de
manifeste. La suite de l’Histoire a confirmé mes intuitions. Les idées
d’extrême-droite ont continué à se développer. Mais je n’appartiens toujours à
aucun parti.
—Vous traduisez en
français des prosateurs et des poètes russes, quels livres sont déjà parus et
qui vous semble « remarquable » ?
—Remarquables ?… Les
traductions des poètes Essenine, Sergueï Tchoudakov (voilà le sombre génie
poétique russe de la deuxième moitié du XXe siècle) et Medvedeva dont je n’ai
découvert la poésie, son véritable talent, il n'y a que quinze ans seulement, après sa mort. Mon
recueil de leurs poésies est sorti sous le titre Des Chansons pour les sirènes, livre bilingue. Et les vers de
Bakhytjan Kanapianov poète kazakh. J’ai été frappé par l’aspect oriental de sa
poésie, pour moi tout à fait nouveau. La poésie me permet de vivre dans une
autre dimension : céleste. Je suis attiré par la traduction de poésie
parce que, quoique n’écrivant pas de vers, j'essaie d'avoir une prose poétique. C’est
peut-être le plus important. J’observe le monde de divers points de vue et
lieux géographiques et compose mon drame comme un peintre dessine un paysage,
inspiré par ce qu’il a vu.
—Choisir les
traductions, c’est un choix du cœur, intuitif, ou bien la conjoncture joue un
rôle, il faut vendre sa traduction à un éditeur ?
—L’un et l’autre. Il faut que
le romancier bohème affamé trouve à se nourrir ! Bien que j’aie eu de la
chance, et que j’aie assez souvent traduit « mes » auteurs — ceux que
j’avais déniché, réussissant à convaincre un éditeur de les publier.
—La traduction de
prose et de poésie apporte quelque chose à votre bagage d’auteur ?
—Impossible d’avoir une réponse
univoque à cette question. Bien sûr, la traduction élargit la vision du monde,
qui est en elle-même, de mon point de vue, extrêmement importante pour un
romancier. De même, la traduction élargit la sensation qu’on a de son propre
langage. Enfin, la nécessité de s’adapter à un style étranger élargit les
capacités créatives d’un auteur. D’autre part, je suis un Parisien à l’ancienne
mode avec ses représentations de la vie et de la création, et c’est définitif.
Le léopard meurt avec ses taches. Mes livres n’ont jamais imité mes
traductions. Malheureusement, du reste, l’imitation des Américains c’est,
hélas, la recette du succès chez nous. Mais ça me dégoute, quoique j’ai
beaucoup traduit de l’anglais.
—De qui êtes vous
proche par le style chez les auteurs français ?
—Franchement ? De
mes amis, mais on ne les connaît pas en Russie, ils ne sont pas traduits, des
auteurs « cultes » comme moi. Prestigieux, mais qui vendent
relativement peu : Pierric Guittaut, auteur de polars littéraires publié
chez Gallimard, Christopher Gérard, éblouissant styliste belge au français
d’une étonnante pureté dont sont incapables les auteurs français bon marché à
la mode, Gérard Guégan, vieille légende de l’édition et des cercles de
l’ultra-gauche historique. On n’est pas amis par hasard. Parmi les auteurs
célèbres, le plus remarquable est, à mes yeux, Patrick Modiano. Voilà un
romancier véritable — et non pas un narcisse post-moderne.
—Et qui
distingueriez-vous parmi les auteurs russes ?
—Mes amis, encore une
fois : Édouard Limonov, Andreï Doronine, Vladimir Kozlov. Je n’aime pas
les post-modernes, en ce sens, je suis un vieux réac. Et, encore une fois, nous
ne sommes pas amis par hasard.
—Selon vous, est-il
vrai que pour le public euro-américain la littérature russe a pris fin avec
Dostoïevski et Tolstoï, il ne connaît pas les auteurs russes contemporains, et
refuse de les connaître ?
—S’il ne souhaite pas les
connaître, il faut le forcer.
—Dans une interview
vous avez comparé la traduction littéraire à un stupéfiant. Votre drogue en
traduction de prose est-elle toujours non-conformiste ?
—Non, elle est parfois
classique, j’ai traduit (pour les éditions Omnibus) La Confession de Stavroguine de Dostoïevski.
—Qui a traduit votre
roman Morphine Monojet en russe ?
—C’est la grande Kira Sapguir, la veuve du célèbre poète Henri Sapguir qui l’a
traduit. Il entre dans ce livre une proportion certaine d’un argot parisien vieux de
quarante ans, qui appartient au récit, mais qui complique la traduction. Les
traducteurs habituels ne pouvaient traduire ce texte, cette langue leur était étrangère. Kira, qui connaît bien le
français est une vieille amie et connaît très bien mes romans, mon style. Elle
a réussi sa traduction, ce dont je lui suis très reconnaissant. C’est Stepan
Gavrilov, un jeune auteur russe plein de promesses, qui s’est chargé de la
correction.
—L’action de Morphine Monojet (Éditions du Rocher, 2016) se déroule à Paris
à la fin des années 1970. Trois amis — vous les appelez des Mousquetaires — traînent dans les
repaires de la drogue à la recherche de la dose suivante, se retrouvent en
galère et finissent même par rendre à une fille rencontrée par hasard des
objets précieux qu’ils lui ont dérobé. Vous représentez l’envers de la vie
d’une façon si pittoresque, qu’on n’a plus envie de s’arrêter de lire. Votre
personnage principal Fernand est une sorte de d’Artagnan contemporain.
Quasiment un sujet classique à partir d’un sujet marginal. Pourquoi est-ce
celui-là qu’on a choisi pour la traduction russe ?
—C’est un livre assez concis —
pour l’instant mon dernier et qui a pour moi une grande importance. Tout
d’abord, c’est ce roman-là qu’on attendait de moi il y a 30 ans. Tout le monde,
Limonov y compris. Évidemment, on attend d’un artiste débutant quelque chose qui
sorte de son expérience directe. Mais j’en avais décidé autrement pour toute
une série de raisons : écrire des semi-confessions Je reviens de l’enfer était extrêmement à la mode à cette
époque-là. Et ce passé était trop proche de moi, les blessures étaient encore
douloureuses, on était proche des larmes. Je n’aurais pu parler de tout ça sans
pathos, composer une véritable fiction. La vie ne m’avait pas encore appris le
secret : comment transmettre les bas-fonds par l’ironie, l’humour, le
théâtre de l’absurde. Peut-être que j’étais mû par un désir secret de décevoir
le lecteur potentiel. J’étais encore journaliste et désirais écrire des romans.
Puisque comme disait William Burroughs "Le drogué a vu les os dénudés de la vie", d’une certaine manière comme un
soldat, j’ai décidé de m’emparer d’un thème plus ou moins guerrier : Fasciste qui fut une surprise pour tout
le monde.
25 ans après, en 2013, lorsque l’une de mes plus anciennes
amies est morte des suites de l’usage des drogues, j’ai plongé dans un enfer
personnel, je suis tombé malade, j'ai été mêlé à des rixes, et ensuite je me suis mis à
écrire Morphine Monojet pour évoquer
l’image du Paris de ma jeunesse, réveiller les fantômes, me réconcilier avec le
passé. C’est ainsi qu’est né ce roman-poursuite quarante ans plus tard.
L’action s’y déroule dans un monde complètement différent, dans une ville qui
n’existe plus, dans une autre époque
historique — la dernière décennie de la Guerre Froide et son fardeau
subconscient. Le roman qu’on n’attendait plus de moi depuis longtemps.
Maria Anoufrieva