4.10.11

Années Limonov (1)

TM et EL, Moscou, 1999. Photo © Danila Doubschine

FLASH-BACKS.
1er épisode :
FIN JUILLET 1981, RUE DES ÉCOUFFES :
Je ne connaissais le poète maudit que depuis quelques mois, flatté de son amitié, et dévoré de curiosité pour un des rares écrivains professionnels (avec Hervé Prudon) que je puisse approcher, alors que je me destinais à cette « carrière ». De son côté, ma bande de jeunes constituait un des premiers groupes rencontrés à Paris en dehors de son éditeur et du cercle mondain auquel le Russe révolté mais non-dissident avait accès.
Il vivait dans un appartement, pour moi spacieux et extraordinaire, haut de plafond, sur trois niveaux, du Marais non encore rénové. Rue des Écouffes, en face d’une synagogue. Plus aucun d’entre nous n’aurait de nos jours les moyens de crécher là. Paris ne veut plus de nous ses fils depuis longtemps. Je ne sais plus pourquoi j’étais là, discuter le bout de gras sans doute, je voulais tout savoir : les soviets, New York (à cette époque le centre du monde), le montant de ses avances sur un livre, les perspectives de traduction, son jeu de bascule avec les éditeurs. Il était très généreux avec ses informations. Personnellement, je n’avais besoin de personne pour savoir comment et quoi écrire, mais j’étais ignorant du mode de vie, qu’il possédait à la perfection, vagabond planétaire, cosmopolite et bohème. Nos conversations se déroulaient à l’époque en anglais, il ne possédait pas encore le français, je ne parlais pas russe. L’avait-il fait exprès, c’est possible, cela arriva en d’autres occasions, mais Elena, la femme qui lui avait brisé le cœur quelques années plus tôt, celle pour qui il avait, de son propre aveu frôlé la mort dans les bas-fonds de Manhattan, frappa à la porte.

PRIVILÈGE SUFFISANT
C’est peu de dire qu’elle était sensationnelle. Visage racé de poupée russe ravissante, cambrée, et cette peau miroitante de blonde parfaite — à se damner. Comme n’importe quel imbécile, je la désirai aussitôt, de façon tout à fait abstraite du reste, elle était à Édouard, enfin plus ou moins, la contempler dans la lumière estivale et celle du premier livre de Limonov était un privilège suffisant. De surcroît, la belle dans la mire portait une robe de soie blanche et des escarpins rouge sang à hauts talons. Elle venait de se marier avec un comte italien, dont Édouard, je crois, était férocement jaloux, et cette aristocratie fraîchement acquise colorait ses manières. Elle était en escapade, et sans doute venue pour quelques défilés de mode, elle travaillait encore comme mannequin, mince et parfaite, ondoyante — avec un chien d’enfer qui démentait l’innocence virginale qu’on prête facilement à son genre de plastique irréprochable, évocateur de pureté infinie.

SIMPLICITÉ DÉCONCERTANTE
Je restai bouche bée sans doute devant une telle merveille, mais cela ne dura que quelques instants. En effet, la nouveauté, l’exotisme proprement russe de Limonov et de ses amis tenait à cette simplicité élémentaire, inconnue en dehors de notre cercle de mômes parisiens à la dérive, dans le Paris pompier, empesé des années Mitterrand : pour être admis, il suffisait d’être là, et bon camarade. Elena, une fois passé son petit effet théâtral avait gardé elle aussi de Moscou cette simplicité déconcertante, et au bout de quelques verres, la comtesse était redevenue une terrienne sans détour, une belle poule russe à l’ironie facile. Je soupçonne donc qu’Édouard, comme il devait le faire par la suite avec Natacha (épisode suivant), ne m’avait pas invité par hasard, pour une raison quelconque, il désirait retarder leurs retrouvailles ultérieures, ou peut-être lui montrer comme il était autonome et intégré à la population parisienne.
Au bout de quelques heures à boire et bavarder, ivres autant d’alcool que de l’improbable réunion dans la touffeur de juillet, on décida d’immigrer au Trocadéro, où la splendeur avait un pied-à-terre sous les toits, prêté par je ne sais qui. La tension envahit aussitôt les traits d’Édouard — se déplacer avec la comtesse dans Paris en chaleur promettait des péripéties.

CORDON SANITAIRE
Nous y fumes confrontés immédiatement, Elena allongeait ses jambes de déesse d’un pas martial la tête droite, les épaules à nu dans la soie blanche, et autour de nous c’était l’émeute. Nonobstant notre double présence masculine encadrant l’icône, les hommes s’arrêtaient l’interpelaient, lui proposaient de l’argent, les voitures klaxonnaient — je vis une femme gifler son mari dont le regard ne pouvait se détacher d’Elena. À l’époque, le Marais finissant était encore bourré de Juifs, de Berbères, et d’Arabes pauvres, (et même quelques prolos français) encore plein de leurs bars interlopes, de leurs truandages et de leurs règlement de comptes, je me souvenais de leurs bagarres, autour de la rue des Rosiers, lors de la guerre du Kippour, quelques années plus tôt. Sur les quelques centaines de mètres nous séparant du métro St-Paul des grappes de mecs patibulaires s’accrochaient à notre troupe, Édouard et moi avions fort à faire pour maintenir un cordon sanitaire autour de la belle blonde, tandis qu’Elena poursuivait son avance la tête haute. Je me demandais ce qu’il en serait dans le métro, c’est à dire un espace restreint de déplacement immobile, mais en arrivant sur la rue St-Antoine, Édouard mit fin sèchement à cette transe de viol collectif :
—On prend un taxi.

Ensuite, nous bûmes du champagne dans sa soupente de luxe au Trocadéro, et je partis tard dans la nuit déserte, avenue d’Iéna. Ils s’engueulaient en russe depuis déjà une heure. Des années plus tard, en lisant un récit d’Édouard de je ne sais plus quel recueil, j’appris qu’il avait déchiré les vêtements de la belle endormie dont il avait découvert une nouvelle trahison après l’amour et s’était enfui par les toits aux approches de l’aube. Peut-être que la porte était fermée à clé, ou qu’il n’avait, par un tour d’esprit typiquement ivrogne, rien trouvé de mieux.