27.12.24

Poésie sous les bombes

 

À Belgorod, près de la frontière ukrainienne, où j’étais la semaine dernière, les passants ne s’émeuvent plus trop lorsque retentissent les sirènes de la dizaine d’alertes aériennes quotidiennes, drones et missiles. Ils ne pressent le pas, ne piquent le sprint, que lorsque résonnent les déflagrations, sans savoir si les projectiles volants ont atteint leurs cibles, ou si c’est la DCA qu’on entend et qu’ils ont été abattus.

Pendant ce temps, certains, certaines écrivent des vers en scrutant le ciel…

Moloch-Baal, réalité de la guerre.


 

(Vers traduits du russe par Thierry Marignac)

 

 

 

Au son des sirènes

 

Tu dis « Dieu », mais ça sonne comme « aux abris ».

Mais la marmaille shoote dans la balle

Pendant qu’au-dessus de ton crâne à cet instant précis

La mort vole, et qu’importe comment tu te planques brutal.

 

Le smartphone, si profond que tu l’aies enfoncé,

Va ressortir et devant tes yeux se dresser.

La peur est ordinaire, dès l’instant

Où pour de la peur, plus on ne la prend :

 

De l’hirondelle — d’où qu’elle ait surgi —

Le ciel transmet l’esprit rapidement.

Sous la fenêtre, le concierge se tait pour sa vie

Regardant au-dessus de lui le plumage volant.

Maxime Bessonov.

 

Под музыку сирены

***

Скажешь «Бог», а слышится «отбой».
Впрочем, детвора пинает мяч
в этот миг, когда над головой
смерть летит, и как её ни прячь,

глубже ни заталкивай в смартфон,
выползает и стоит в глазах.
Страх обыден, если только он
не воспринимается как страх:

ласточки – откуда ни возьмись –
небо быстро переводит дух.
Дворник под окном молчит за жизнь,
глядя на летящий сверху пух.

 

 

Cartouche en réserve

Je ne suis pas en chargeur, mon tir est lent,

Dans une boîte pour l’instant je suis cachée,

La fusillade des disputes déjà va se calmer,

Le soleil plonge vite vers le couchant.

 

Je ne suis pas en réserve, mais à l’avant-garde sur le flanc

Le tireur se hâte, mon prix connaissant :

Je suis en réserve, peut-être la dernière !

C’est ainsi que mon chant n’est pas encore chanté, retardataire.

Véra Kobzar

 

 

 

 

Запасной патрон


Я – не в обойме, выстрел мой не скоро,
Я до поры в коробочку упрятан,
Уже стихают перестрелок споры,
И солнце быстро движется к закату.

Я - не в обойме, но на фланг передний
Спешит стрелок - моя цена известна:
Я запасной, а может быть последний!
Поэтому, моя не спета песня.



•       *  *



6.12.24

La guerre culturelle


 


    Mon très cher ami Mark Ames, avec qui nous avons traversé tant de péripéties à Moscou il y a 25 ans, me raconte que Le Monde a fait une critique élogieuse du navet cinématographique de Serebriakov sur feu notre ami commun Édouard Limonov. Comme je ne lis pas ce torchon, je n’étais pas au courant. Bien avant qu’il ne passe aux mains du pire gauchisme sociétal néo-con, les situationnistes avaient appelé cette feuille de chou « Le journal de tous les pouvoirs ». 
     Comme me l’a rappelé un récent biopic d’immigrants russes pleins aux as sur feu le poète Boris Ryjii où l’on comptait utiliser mon personnage de traducteur pour obtenir une caution européenne et prouver que le poète-voyou d’Ekaterinbourg, nostalgique de l’URSS, se serait opposé à « l’opération spéciale » — la guerre culturelle bobo bat son plein. Si j’ai refusé qu’on se serve de mon nom pour le navet Ryjii, la diaspora antirusse s’est tout de même servie de mon personnage, inventant sans doute un quelconque Henri Sigognac affublé de mes caractéristiques. Si jamais j’ai la preuve du contraire, je les traîne devant la Cour Suprême !… J’avoue regretter ne pas avoir vu le biopic pour savoir qui jouait mon rôle et comment. Ça promettait un certain nombre d’éclats de rire. Un bref moment disponible en location, le film a été très vite interdit de diffusion en Fédération Russe. Ma gloire usurpée sur les écrans aura donc été de très courte durée… 
Boris Ryjii, poète de l'Oural.


    Il semble donc normal que l’organe central des néo-cons sociétaux de Phrance fasse l’éloge d’un film nul, fondé sur le navrant recopiage des écrits d’Édouard Limonov par Carrière d’Encaustique. Ce fils à maman pleurnichard vient de s’embourber un nouveau prix littéraire, paraît-il. Né dedans, il les décroche tous, quand t’en as un, t’en as dix. Ce n’est pas une question de mérite, c’est une question de classe dominante. Peu avant sa mort, Édouard m’écrivait : « Thierry, je sais qu’il a du succès parce que c’est un bourgeois». 
    Désamorcer le « fragment radioactif de radicalité » d’Édouard Limonov, semble un objectif logique du révisionnisme gaucho-néo-con, récrivant l’histoire du soir au matin. Selon mes amis éditeurs, les « critiques » de ces organes de désinformation rapportent bien moins qu’un seul article de blogueur un peu spécialisé, un peu pointu. Tout n’est donc pas perdu. Le navet sur Limonov n’enregistrera sans doute pas plus d’entrées. Peut-être même moins. 
    Thierry Marignac, décembre 2024.

29.11.24

Pluies d'automne pleurez pour mon cœur…



Cafard, laisse-moi tranquille
 Et toi mélancolie, vas-y, file, 
Seule m’est proche la tristesse 
La lumière qui dans la poitrine cesse 
La neige qui fond par poignées 
Le souffle de la cordialité
Simple comme pardonner 
Le sourire de la beauté 
Qui ne pourra sauver. 

Viatchleslav Popov 
 
оставь меня тоска 
и ты печаль уйди 
мне только грусть близка 
свет гаснущий в груди 
снег тающий в горсти 
дыханье теплоты 
простое как прости 
улыбка красоты 
 которой не спасти
Вячеслв Попов

22.11.24

Limonov l'avait bien dit!…


 De Russie nous parviennent ces vers de mirliton, assez drôles, vu le contexte actuel, où de part et d'autre on se menace des pires conséquences!… L'humour étant "la politesse du désespoir", rions avant d'être pulvérisés!…

(Traduit par TM)


Пока у русского солдата есть сало,  спички, самогон, 

Cосите х.. солдаты НАТО, дрожи от страха Пентагон.


Tant que le soldat russe a de la gnôle, du lard et des allumettes

Allez vous faire mettre les soldats de l'OTAN, Pentagone, tu trembles — les miquettes.


каждый натовский приспешник 

должен помнить про " орешник"


Chaque acolyte de l'OTAN

De 'l'orechnik"doit se souvenir. obligatoirement


13.11.24

À la lumière d'une neige lente

     Ci-dessous le second poème de Biatcheslav Popov que nous publions, l'extrême concision de l'auteur et la brutalité de ses images le rapproche d'un certain art japonais que nous nous abstiendrons de nommer, trop d'imbéciles s'en réclament…

    Des vers qui conviennent à l'automne finissant… Et à cette sanglante saison historique.

    (Traduit du russe par Thierry Marignac)





Voici ce corps si allongé 
Par la douleur de rayons traversé 

 Il ne voulait pas mourir 
En ruisseaux, il se changeait 

 Foulé aux pieds, il gisait 
À se rider, à murmurer, à fuir 

 De la mémoire, la transparente aiguille 
Le verre brisé de la vie en vrille. 
 
вот длинное длинное тело 
пронзенное болью лучей 

 оно умирать не хотело 
оно превращалось в ручей 

 оно под ногами лежало 
рябило журчало текло 

 прозрачное памяти жало 
разбитое жизни стекло

Вячеслав Попов

31.10.24

Jethro Bare, tireur d'élite

© Pictur-Al-Art

 

        TIREUR LONGUE DISTANCE

    de Jethro Bare 

    Une gorgée d'eau. Encore quelques gouttes sur la langue. Une vague fraîcheur sur le palais. De quoi lubrifier le fond du gosier. Déglutir sans difficulté avant le moment fatidique, au cas où, que l'élément qui déconcentre n'existe pas. Coudes de pierre. Il faut les décoller avant de peser une tonne. Par un mouvement lent et régulier, j’irrigue l'extrémité de mes membres supérieurs. L’index, c'est ma vie et celle des autres. Si mon sens du toucher est altéré, je serais perdu dans les quelques millimètres qui me séparent de cette libération tant attendue. Je me retiens. Je me retiens de tout. Je suis un être de retenue. Je bois peu mais je pisse tout de même. Plus tôt, je pouvais me relever pour faire plus loin. Plus tard, j'ai pu remplir deux bouteilles d'un demi-litre, en chien de fusil. Ironie quand tu nous tiens. Je repense à la scène du film l'Étoffe des Héros dans laquelle un astronaute mouille sa combinaison, et la chaleur liquide alourdit mon pantalon cargo. Les degrés ne cessent de monter, la fatigue s'accumule, l'immobilité favorise mon ennemi numéro un : le sommeil. Si je pique du nez, si je cède, je risque de ne jamais plus me réveiller. Ou alors, dans des champs trop clairs. Ceux que je fuis, ceux que j'espère. 
    Je vois loin. Œil propre, lunette propre. Je suis équipé. Les indispensables, les choses utiles et les grigris, à leur place. Dans ma poche arrière gauche, j'ai toujours un petit paquet de lingettes nettoyantes, si possible au lait. C'est devenu une obsession. Dans tous les cloaques que je visite, c'est mon lien avec la civilisation. Dans la même poche, il me reste une pipette de Dacryoserum en spare de mon IFAK*. Je ne clignerai pas. Je me suis remis à cloper durant le dernier tour. Je n'ai pas envie d'arrêter à nouveau. Le goût du tabac me rappelle de bons moments hors du merdier. Je cours toujours. Mon amplitude pulmonaire est intacte, je gère encore. Je suis le plus dangereux apnéiste de surface que ces épouvantails de chair et de chiffons aient connu. C’est ma force. 
    Mathieu est en bas de l'escalier. En vingt-quatre heures, je ne suis allé le voir qu'une fois, sans le toucher. Il est en boule, sur la dernière marche, la tête à l'envers dans son casque. Une drôle de position d'enfant maltraité pour ce fortiche qui me battait sportivement en tout. L'odeur de géranium de son sang est collée dans mes narines, plus que celle de mon urine séchée. J'aimais ce mec, et je l'aimerai longtemps. Ça bouge en face. Les enfoirés vont changer de position. Moment de vérité. Les leçons apprises deviennent une seconde nature à force de faire le turf, l'émotion laisse place à la routine mécanique. Je n'ai plus de spotter mais je vais trouer leur chef en plein milieu. C'est toujours la même balle. C'est toujours une balle différente. Expiration... feu... bang ! C'est lui qui expire maintenant. Toute mon attention, toute mon intention, tout mon être suit le projectile le temps d'un souffle. Le prochain est déjà chambré, j'inspire et tout devient blanc. Les champs clairs ? Déjà ? Je suis emporté par le haut, léger comme une plume. La pesanteur revient d'un coup. J'ouvre les yeux, toujours aussi calme. Le doc’ me dit que j'ai eu de la chance car la balle a traversé. J'ai touché l'inconnu d'en face et un autre inconnu d'en face, plus loin m’a touché aussi, pareil. La vie en apnée. Combien de temps aurai-je encore assez de souffle ? Vivement les champs clairs. 

 *Individual First Aid Kit

19.10.24

L'exposition "Observation" de Placid à Paris


 


Un artiste en état d’observation 

Daniel Mallerin 

    Ça commence par un exploit : dans l’espace minuscule et biscornu de la librairie galerie Actualités (15 rue Gay-Lussac), Placid a réussi à accrocher avec une rigueur martiale et une lisibilité percutante près d’une centaine de ses « paysages » (dessins et gouaches) minutieusement chiadés – comptes rendus des missions d’observation qu’il se confie à lui-même. 
    L’exposition dure jusqu’au 16 novembre. Dénommée Observation, elle est une déclinaison de l’aventure lancée il y a un an environ par Michel Lagarde avec la publication de l’album Ville, Mer, Campagne – 141 paysages de France à la gouache. L’aventure consiste à exploiter de librairie en librairie les pépites de conversation que féconde l’art d’observation de Placid – conversations délicieuses réarmant par leur simplicité la passion, jamais assez assouvie, d’observer l’espace commun. 
 
    Le calcul du peintre sur le motif 
    Il faut dire que l’artiste a inventé un truc tout simple, mais sensationnel, auquel on n’avait pas encore pensé depuis l’invention de l’imprimerie : réaliser des peintures sur le motif en prévision de leur reproduction imprimée, donc du regard d’un lecteur. 
     Un calcul original au résultat incroyable : absorbant le regard du peintre dès les premières images-paysages, le lecteur de Ville, Mer, Campagne (VMC pour le club des souteneurs) éprouve des sensations, délicieuses et furtives, de satiété visuelle qui lui sont intimement familières. Il reconnaît le paysage avant de le regarder, de l’observer et d’en dominer tous les signes. « C’est ça, exactement ça, dans les moindres détails » ! a-t-il envie de s’écrier tant la réalité se montre plus réelle que réelle. 
     Si l’hyperréalisme discret de l’artiste remue de l’enthousiasme c’est d’abord en raison de la familiarité visuelle que dégagent les 141 images-de-paysages découpées par Placid dans l’espace commun que le titre désigne. L’aubaine en librairie : on n’a encore jamais vu la France traitée de cette manière, ni dans un livre, ni dans une œuvre picturale. 
     Un des aspects de la rareté de l’ouvrage est certainement que Placid a pu poursuivre jusqu’au bout son calcul en réalisant lui-même sa mise en page – terme insuffisant à traduire la subtilité et la complexité du défi dans la sobriété de ses apparences. 
 
    VMC 
    Trois sections d’inégales longueurs chapeautées d’un bref bruitage lexical de Françoise Geslin (poète qui dit Oh maman quand on la touche), une conversation avec l’expert Alexandre Devaux en guise d’introduction et 141 légendes réduites au lieu et à la date de réalisation de chaque peinture. Tout est là, sans surplomb, le reste est télescopages et enchainements visuels, une forme de réalisation artistique non répertoriée. 
    L’objet même – son toucher chaud moelleux, son incroyable malléabilité et sa mélancolique allure d’almanach – renforce l’intime familiarité des paysages. Le charme précède l’ébouriffement cérébral : une forme de petit bonheur ramené de loin dans l’enfance. Les paroles nous échappent, l’air nous rattrape : nous avons toujours vu ces paysages de mer et de campagne comme nous connaissons par coeur la grammaire visuelle des villes. C’est un plaisir jalousement gardé, un petit bonheur français comme dans les chansons et les poèmes. 
    Sur cette pente douce, on entre dans le jeu de l’observation avec une attention croissante pour les enseignements visuels des peintures sur le motif en prenant conscience de l’infirmité commune du regard, comme de l’exquise possibilité d’y remédier. 


 
    Paysages urbains 
    Les paysages urbains sont à ce titre spectaculaires car saturés d’objets dont le pinceau fait saillir hypnotiquement tous les aspects – design, matériaux, couleurs, volume, etc. – en même temps que leurs combinaisons dans l’espace public. Jamais on n’aura perçu avec autant d’acuité les revêtements du sol, les grilles d’égout, l’arsenal du mobilier urbain, les variétés de matériaux, les gestes architecturaux, etc., toutes ces choses qu’on regarde sans vraiment les voir et que Placid représente avec une franchise libératrice. Un par un, ces arraisonnements hyperréalistes nourrissent une jubilation esthétique inconnue jusque-là dans l’histoire de l’art. L’enchantement engendre une activité mentale féconde : une compréhension nouvelle de l’ordonnancement urbain, une forme vive et élémentaire de réappropriation. 

    Mer et campagne 
    Les paysages de mer et de campagne offrent de semblables fascination et délectations tout en s’accordant à d’autres registres de sensibilité, d’autres traces mnésiques. La sensation des étendues comme de la gouvernance du ciel devient prégnante. Cependant la théâtralité de la scène d’observation, qui saute aux yeux dans les paysages urbains, demeure ostensible. Leur franche lisibilité, leur force tranquille, frappe le citadin à la vue fatiguée et saturée. Il réalise soudain la sidérante différence entre ces miniatures sur le motif pleines d’intentions et le subjectivisme démonstratif des représentations classiques du paysage dont il a été instruit par les boîtes de chocolat et les musées. 
     La préoccupation constante de Placid est de rapporter tout paysage champêtre – griffé par les lignes à haute tension et les poteaux électriques, parsemé de panneaux signalétiques et de meules emballées de plastique bleu – à son façonnement séculaire, son imperturbable horlogerie humaine. 
     La leçon d’observation se double d’un documentaire méticuleux sur ces aspects de la France qui sont parmi les plus ordinaires ou les plus discrets. 



 Précis de décalage 

    Le documentaire saisit d’abord la palpitation vitale de chaque « mission » d’observation, son accomplissement dans le temps. Le temps qu’il fait dans son ballet de lumières, le temps des saisons balayant les territoires de France, le temps que dégorge la nature jusqu’à ses pathétiques ersatz urbains, le temps de l’Histoire incrustée dans la moindre pièce du puzzle national et puis le temps de l’action elle-même – la traque du motif et l’exécution de la tâche – dont la date en légende scelle l’irréductibilité. 
     Chaque image matérialise une journée du peintre sur le motif entre 2009 et 2023, un hier-aujourd’hui renforçant singulièrement la familiarité de ces divers aspects de la France observés. 
    Placid choisit toujours des aspects ordinaires en jouant en permanence sur le décalage entre la réalité et les archétypes du « paysage national ». Sa façon de résister aux « images toutes faites », comme au formatage des esprits opéré par l’envahissement des images numériques. Un décalage entraîne l’autre, celui que produit pour le lecteur le déroulement non chronologique d’un ouvrage qui tient pourtant du journal/almanach de voyages. Tant et si bien que VMC parait définitivement inclassable sauf à le comparer à un recueil de « poèmes topographiques » de Jacques Réda. La comparaison vaut pour ceux qui apprécient l’un sans connaître l’autre et souligner la rigueur et la subtilité des compositions qu’un petit défaut de fabrication souligne. 
    La moire des détails – le sortilège hyperréaliste de la gouache – étant ternie, l’armature de l’image ressort en force rappelant le calcul initial de Placid, sa conception de la peinture sur le motif – exigeante comme la métrique d’un poème. 

     Précis de composition 
    C’est bien la composition qui dévoile la malice du pari : découper dans le paysage une image autonome capable de se faufiler partout dans la galaxie Gutenberg. Le magazine MLQ en a fait récemment la démonstration édifiante en publiant une série de paysages à la gouache imprimées en bichromie, transgression faisant ressortir leur ossature ou dramaturgie. 
    L’approche est nécessairement frontale : on ne regarde pas le doigt qui montre le motif, l’angle de vue n’est pas à voir, tout doit être exact, aucun enjolivement ne se peut, seuls comptent la minutie et la réplétion de l’image. C’est elle qui engage les défis infiniment renouvelés de la composition, rapportant la réalité observée à l’univers de la représentation – le miroir du monde. 
     
    Du baroque l’ordinaire 
    Au jeu de l’observation de l’observation, le lecteur se voit dénicher dans les formes, volumes et couleurs de chaque paysage la trace subliminale d’une autre peinture – abstraite, fauve, cubiste, etc. – ou quelque accointance avec le minimalisme millimétré d’un dessin de presse ou d’une case de bande dessinée. 
     Ces correspondances aléatoires sont parties prenantes du jeu, même s’il n’est pas indispensable pour ressentir les effets spéciaux de la composition, son harmonie anti-lyrique, baroque pour la multiplicité des formes qui la criblent – celles que le regard ordinaire enregistre sans voir, celles des objets qui n’épuisent pas leur sens dans leur matérialité et leur fonction pratique (Baudrillard) – et la simultanéité des interactions entre les éléments du paysage, entre le motif et le peintre et, enfin, entre le peintre et le lecteur (ou l’amateur d’art quand il s’agit d’observer la peinture en vrai). 
    La foultitude de perceptions engendrées par un seul et banal sujet d’observation est un paradoxe d’autant plus captivant que l’on y perçoit toute l’intention sociale du défi : une peinture n’exigeant aucun code d’entrée, une peinture démocratique, une peinture de maintenant la France, une peinture qui renseigne, une peinture renouvelant notre chère tradition des « paysages de maison », une peinture pour apprendre à mieux décrypter l’environnement ordinaire, une peinture utile aux enfants, une peinture résistant au rouleau compresseur des images numériques, une peinture anti google-maps, anti carte postale, anti touristique, une peinture délivrée du narcissisme artistique, une peinture convoquant la réflexion, une peinture faite pour la conversation, une peinture libre, modeste et généreuse, une peinture que la Compagnie Ouïe dire, basée dans la périphérie de Périgueux, emploie comme le vecteur d’expérimentations sociales inédites entre musées et cités HLM, une peinture qui a fait de l’auteur de VMC un troubadour des temps modernes. 

Observation - Exposition de Placid jusqu’au 16 novembre Librairie-Galerie Actualités 15, rue Gay Lussac, 75005 Du mardi au samedi, de 14h à 19h

9.10.24

Le bruit d'ailes de quelque héron dormant sur ses pattes…

 


    …écrivait Barbey d'Aurevilly dans "L'Ensorcelée". Ici c'est un certain Viatcheslav Popov qui ouvre une suite à la superbe concision: "À la lumière d'une neige lente", par ce court poème:

(Vers traduits par TM)


    L'âme dans le ravin descend,

    Comme, embrumé, un héron blanc

    Son cafard d'une transparente obscurité,

    En goutte énorme fait trembler

    Son cafard pas à pas

    S'alourdit et s'accroît

    Le brouillard peu à peu disparaît

    La mort est tout près

    Mais le héron est sans regret.






душа спускается в овраг
туманной белой цаплей
ее тоски прозрачный мрак
дрожит огромной каплей
за шагом шаг ее тоска
растет и тяжелеет
туман все реже
смерть близка
но цапля не жалеет

Вячеслав Попов

    

    

29.9.24

Saison mentale, disait Appolinaire

 

Brises alezanes.

Fil d'or repris sur ornements de cuivre
La brise chavire les cimes aux oiseaux ivres
Les robes alezanes juste sous ta couronne
Rendent ton port altier, et moi, fauve à l'automne.

Jethro Bare

14.9.24

110e anniversaire de la Première Guerre mondiale

 

Carte de guerre











    Pour le 110e anniversaire de la Grande Guerre, dont tant de commentaires ont rappelé l’actualité depuis deux ans, voici des poèmes de notre cher Essenine, d’avant la période bolchévique. On peut constater un certain élan patriotique et une certaine aversion du Kaiser allemand, l’ogre de l’époque, disparus trois ans de massacres plus tard. On sait que par la suite Essenine passa toujours sous silence ses récitals de poète chez des duchesses pétersbourgeoises, notamment autour d’Alexandre Blok. On sait qu’il fut plus tard protégé par Trotstky. On sait que le personnage recèle bien des mystères… 

     Traduction dédiée à mes chers amis belges Christopher Gérard et Didier Hendricks que ces vers ne laisseront peut-être pas indifférents. 
     En outre, elle présente peut-être quelque intérêt pour des étudiants d’Essenine… 

 (Vers traduits du russe par TM) 

 
    Belgique 

 Vaincue, mais pas en esclavage, 
 Tu te dresses fièrement sans armure, 
Ton lieu saint profané par l’outrage, 
En revanche, comme la neige ton âme est pure. 
Dans la fumée d’incendie un banquet sanglant 
A monté un terrible Satan 
Et sous le coup de son épée 
Un courageux pays est fracassé. 
Mais l’esprit libre, l’esprit puissant 
Des grandes forces ne s’est pas éteint, 
Comme l’aigle il s’élève par-delà un ciel d’airain 
Sur la chaîne des tombeaux des vaillants. 
Et le lot de vérité s’accomplira 
Ton ennemi à tes pieds tombera.
 Pour amèrement prier 
À tes autels fracassés. 
 Sergueï Essenine, 1914. 

 Бельгия 

Побеждена, но не рабыня, 
Стоишь ты гордо без доспех, 
Осквернена твоя святыня, 
Зато душа чиста, как снег. 
Кровавый пир в дыму пожара 
Устроил грозный сатана, 
И под мечом его удара 
Разбита храбрая страна. 
Но дух свободный, дух могучий 
Великих сил не угасил, 
Он, как орел, парит за тучей 
Над цепью доблестных могил. 
И жребий правды совершится: 
Падет твой враг к твоим ногам 
И будет с горестью молиться 
Твоим разбитым алтарям.
  С. Есенин, 1914. 
 

Les prières de la mère 

À la lisière d’un village dans une vieille izba, 
Devant l’icône prie une vieille dame, là-bas. 

 Les prières de la vieille du fils se souviennent 
Fils qui sauve la patrie dans une contrée lointaine. 

 La vieille en priant ses larmes va essuyer,
 Des visions surgissent dans ses yeux fatigués. 

 Elle voit le champ, le champ avant l’assaut, 
Où repose son fils mort en héros. 

 En flammes, sur la large poitrine, le sang jaillit, 
Dans les bras raidis, la bannière de l’ennemi. 

 De bonheur mêlé au malheur, elle s’est toute figée, 
Sa tête grise dans ses mains a plongé. 

 Et ses rares sourcils gris se sont refermés, 
De ses yeux, comme des perles, les larmes ne cessent de couler. 
 Sergueï Essenine, 1914

 Молитва матери 

На краю деревни старая избушка, 
Там перед иконой молится старушка. 

Молится старушка, сына поминает, 
Сын в краю далеком родину спасает. 

Молится старушка, утирает слезы, 
А в глазах усталых расцветают грезы. 

Видит она поле, это поле боя, 
Сына видит в поле — павшего героя. 

На груди широкой запеклася рана, 
Сжали руки знамя вражеского стана. 

И от счастья с горем вся она застыла, 
Голову седую на руки склонила. 

И закрыли брови редкие сединки, 
А из глаз, как бисер, сыплются слезинки. 
1914 г.

31.8.24

Les va-t-en-guerre qui ne risquent rien: La réponse d'Essenine…

 

Version originale du roman "La Neuvième cible" de Pavel Kreniev, paru en français à la Manufacture de livres.
,




    Dans Le Meilleur des Mondes où le pouvoir nous aime tant qu’on a les larmes aux yeux de sa sollicitude — femme, homme, hybride, poisson, fourmis tant qu’elles n’ont pas d’empreinte-carbone — où l’on nous protège de la désinformation par la censure, où la biogénétique invente chaque jour de nouvelles formes de reproduction — bientôt, comme la paramécie, par division longitudinale pour défendre les droits des asexuels, opprimés dont on parle si peu — où manger un steak saignant est un crime « spéciste », tenir la porte à une dame un délit machiste sévèrement dénoncé par le groupe « Moi aussi », où nous sommes si défendus !… On voit proliférer une curieuse espèce, encore non répertoriée, mais sans doute légale puisqu’elle s’affiche : le va-t-en-guerre, prêt à réduire en cendres tout ce qui résiste à son furieux élan libérateur — pourvu qu’il n’y aille pas, ne risque pas de perdre un œil, une jambe, deux bras, un sein, deux testicules, une fesse, la vie… Il y a cent ans, lors de la Première Boucherie Mondiale, Essenine répondait comme ceci aux guerriers par procuration : 
Hugo Ball, 1915.



(Vers traduits du russe par Thierry Marignac)



    De telles nouvelles attristées 
A chanté le cocher tout le chemin 
Dans les secteurs de Radov suburbains 
J’allais alors me reposer. 

 La guerre toute mon âme a dévoré.
Pour des intérêts étrangers
 Sur un corps qui m’était proche, j’ai tiré 
La poitrine du frère j’ai percé. 
 Et j’ai compris que je n’étais qu’un jouet, 
Et reconnaître à l’arrière les marchands, 
Et disant adieu aux canons fermement, 
Guerroyer en vers seulement, je décidais. 
Mon fusil, j’ai balancé, 
Je me suis payé un faux laissez-passer, et voilà
 Avec un entraînement de ce genre-là 
Que l’année 1917 j’ai croisé. 

 La liberté s’est élancée frénétiquement. 
Dans un feu rose puant 
Alors, en calife, régnait sur le pays, 
Sur son cheval blanc, Kerenski. 
La guerre, « jusqu’à la victoire », « jusqu’à la fin »
 Et cette foule rude sans coup férir 
Les canailles et aigrefins 
Envoyaient au front périr. 
Qu’importe, je n’ai pas pris le sabre vengeur… 
Sous le grondement, le rugissement des mortiers 
Une autre bravoure, j’ai montré, 
Être du pays le premier déserteur. 
Sergueï Essenine, 1925. 
Saule pleureur





Такие печальные вести 
Возница мне пел весь путь. 
Я в радовские предместья 
Ехал тогда отдохнуть. 

Война мне всю душу изьела. 
За чей-то чужой интерес 
Стрелил я в мне близкое тело
 И грудью на брата лез. 
Я понял, что я — игрушка, 
В тылу же купцы да знать, 
И, твердо простившись с пушками, 
Решил лишь в стихах воевать. 
Я бросил мою винтовку, 
Купил себе липу, и вот 
С такою-то подготовкой 
Я встретил 17-год. 

Свобода взметнулась неистово. 
И в розово-смрадном огне  
Тогда над страною калифствовал
 Керенский на белом коне. 
Война до конца, до победы, 
И ту же сермяжную рать 
Прохвосты и дармоеды 
Сгоняли на фронт умирать. 
Но все же не взял я шпагу… 
Под грохот и рев мортир 
Другую явил я отвагу — 
Был первый в стране дезертир. 
Сергей Есенин, 1925.

17.8.24

Bébés Parking 2, Jethro Bare, le peuple de l'abîme

 

Originaire de Saint-Ouen-sur-Seine, où il réside encore aujourd’hui, Jethro Bare est né en janvier 1977.
Nourri par diverses influences, des classiques de la littérature française et internationale à travers le temps jusqu’aux souterrains de la pop-culture, il écrit avant tout sur ce qu’il connaît : la ville, les rues, les profils atypiques, les obsessions, les combines, la violence et la tension des sentiments.



Sa nouvelle noire intitulée « Elle gronde » a été finaliste du concours de nouvelles au Festival International Quais du Polar à Lyon en 2022.
Jethro Bare travaille actuellement sur l'écriture de son premier roman.


    BÉBÉS PARKING II:

— J’avais demandé qu’on me prévienne expressément et dans l’heure ! La voix du professeur Ezra fit trembler la pièce. Ce n’était pas souvent.

Trois nouveaux bébés parking étaient arrivés à La Plage en douze heures, dont un retrouvé près d’un accès aux égouts de Dado-sur-Seine, tout près de l’hôpital. Les deux autres, à l’instar des précédents affichaient des handicaps physiques lourds ainsi que des pathologies internes engageant leur pronostic vital. Ceux envoyés par les structures médicales alentours pour les faire converger vers Ezra à Treves, conformément à la procédure tacite commandée par le professeur, furent sauvés de justesse du trafic routier du périphérique, abandonnés sous une rampe d’accès au pied d’un pont qui soutient l’autoroute surélevée.

Professeur, sauf votre respect, on vous a prévenu seulement quelques heures après leur arrivée. On vous sait très fatigué, depuis que les deux premiers bébés sont chez nous, vous êtes pratiquement là jour et nuit, on voulait vous laisser un petit delta, déclarèrent les cadres de santé dans leurs petits souliers.

Ezra répondit sèchement — Je n’ai pas besoin de... delta ! J’ai besoin de savoir ce qui se passe dans le service que je dirige ! Particulièrement concernant ces enfants. Il faut en prendre soin. Un soin particulier. Ce sont les derniers.

L’homme de science devint évasif.
Installez les nouveaux dans une chambre en bout de couloir, au calme, je prends le relais.

Les soignants s’exécutèrent sans piper mot, pris dans l’effet tunnel de cette ambiance explosive.






Le lendemain du bourre-pif en sous-sol, après un traitement maison fait d’eau oxygénée et de muscadet, Willy prit rendez-vous avec une vieille connaissance : Hugues Pauchard, personnage haut en couleurs et ancien propriétaire du journal Le Cradingue, délire informationnel composé de rapports sur les coulisses inavouables du gotha, de reportages axés sur le paranormal et de faits divers impossibles à publier ailleurs.

Pauchard avait, selon lui, soulevé quelques dossiers minés qui causèrent l’incendie de ses locaux en 1984, et sa perte, à lui, in fine. Services secrets de l’État, nervis du crime organisé donnant le change ou créanciers à bout de nerfs, personne ne le saura jamais, mais si sa gazette était partie en fumée, lui, non, et dans son antre où seuls quelques fous lui rendaient encore visite, au milieu de ses collages constitués de dizaine de milliers de coupures de presse du monde entier, il restait une source de renseignements précis bien qu’à la marge.

Dans le taxi qui roulait vers Pauchard, le Termite redécouvrit une portion de Paris qu’il n’avait pas visité depuis un bout : le vingtième, entre Ménilmuche et Place des Fêtes, qui changeait à vitesse grand V, comme beaucoup de quartiers. Comme le sien, sa ville, Dado-sur-Seine.
— Hep, chauffeur, y’avait pas un marché de tout et de rien là, avant ? lança Willy presque inquiet.

Pour sûr ! Mais y’a que tchi maintenant, r’garde moi ça... Ils vont tout mettre sur une dalle comme partout. Des dalles, des dalles, des dalles, y’a plus que des dalles et puis que dalle après ! Pffff !

C’est vrai que tout avait sacrément changé, et pas que dans l’aspect, même si c’était encore plus criant en cette période de l’année, censée être festive. Le phénomène de cavitation sociale de ces lieux de vie, entre paupérisation constante et gentrification brutale, au gré des politiques locales, représentait de véritables tremblements de terre pour les gens qui vivaient là depuis longtemps. Le choc pétrolier de 73, l’accélération des inégalités depuis le début de la décennie 80 secouaient dramatiquement les parigots-populos pur jus. Où étaient passés tous les ni riches ni pauvres, les « juste en dessous », les moins que rien ? D’un marché aux biffins, ici, qui brassaient clodos semi-volontaires, « originaux » et artistes post-bohèmes maudits ou cinglés, là, ce Paris était devenu un truc lugubre, sale, dangereux, camé, froid et impersonnel. Les nouveaux bourges étaient planqués derrière leurs digicodes et les sans le sou étaient... où, d’ailleurs ?

Dans la pénombre de la tanière de Pauchard, un café instantané infect sous le palais, Willy en apprit de bonnes. Pour commencer, trois nouveaux chiards avaient été récupérés. Ensuite, ces mêmes chiards étaient « des putains de monstres » du grand Hugues dans le texte – déformés et malades. Pour finir, tout ce cinéma ne datait pas d’hier.





Jab, crochet, uppercut.
Comment ce mec hirsute à la voix de crincrin savait tout ça ? Mystère et boule de gomme.
— Il ne t’a pas échappé, mon très cher Termite, que ces enfants sont, certes posés là comme des valises oubliées, mais qu’à chaque fois, celui ou celle qui les y dépose, s’arrange pour qu’ils soient trouvés. Et sauvés !
Tu vois juste.
Selon moi, ça recommence, les mauvaises herbes poussent une dernière fois au champ d’honneur avant de faner à tout jamais.

Lorsque Pauchard devenait lyrique et hermétique, mieux valait se barrer, la pleurniche puis la violence pointeraient respectivement leur museau à la fin de l’épisode. Et inutile de penser pouvoir le travailler au corps pour qu’il justifie ses dires ou donne ses sources, il crèverait plutôt que de balancer quoi que ce soit. Vu le bonhomme, Willy n’avait jamais eu aucune envie de savoir comment il trouvait ses infos ni au cours de quelles pérégrinations il avait pu les recouper. C’était bonnard comme ça.

À tête reposée, sèche au bec, le Termite récapitula.

Près de trois semaines depuis le premier bébé. En considérant les éléments rapportés par Pauchard, chaque site sur lequel un orphelin fut trouvé communiquait avec une infrastructure plus importante. Trois parkings construits proches de la Seine, du métro, ou avec des accès directs aux égouts. Dans Paris, tout communique, c’est une ville gruyère construite sur une carrière de craie avec un réseau de catacombes et des vides sanitaires à donner le vertige ; assez de place pour vivoter en bande là-dessous, ça collait donc avec les insinuations du gardien nerveux. À proximité de la gare de l’Est, un bébé fut récupéré devant un local technique appartenant à la SNCF. Willy connaissait bien le coin pour avoir enquêter sur un réseau de partouzeurs sadomasos nommé La Membrane, il y a quelques années, se réunissant dans les souterrains de la zone, notamment un bunker datant de l’Occupation. Lors de la dernière livraison de gamins, un d’entre eux gisait près d’un vestige de fortification, aux portes de la capitale, contigu à des volumes de galeries techniques gigantesques creusées pour alimenter la ville en ressources énergétiques diverses.

Les enfants avaient pour point commun des anomalies visibles et un mauvais état de santé général. Une même cause ? Une provenance commune ?



Définitivement, le nez de Bhermitte jouait à la baguette de sourcier et piquait vers le bas. Quelque chose de convergent semblait caché sous les pieds de tous.
Pour l’homme de presse, pas d’autres choix que d’aller fouiner à nouveau sur le terrain, et même en dessous.

4 h du matin, dimanche. Verglas sur le sol et gel dans les naseaux. Armé de son rossignol et vêtu de sombre, Willy ouvrit une issue pénétrant dans le bloc de béton brut d’un des pylônes du boulevard périphérique. L’idée même de passer dans un endroit pareil avec un mioche qui n’a même pas encore ses dents de lait était moche, alors en profiter pour s’en débarrasser, c’était criminel. Derrière l’imposante porte rouillée : le noir. Fumet de pisse, feuilles mortes, moisissures et araignées. Cette lourde était cependant ouverte de temps à autre, ça se voyait à l’usure des gonds. Il pénétra l’obscurité non sans peur, mais avec la curiosité de celui dont la plume veut savoir, et ça prenait chaque fois le dessus.

Il descendit des escaliers, sans savoir à quoi s’attendre hormis que la place n’était pas gardée. Un premier palier éclairé par de très faibles blocs de secours servait d’embouchure à de très longs couloirs courbés, ornés d’autres entrées. Des kilomètres carrés d’installations mécaniques, hydrauliques et électriques maîtrisées uniquement par les initiés qui en assuraient la maintenance. Des marches menaient vers les ténèbres d’un deuxième palier. L’atmosphère étouffante, l’écho de chacun de ses pas et la perception irrationnelle d’une présence raidirent la nuque de l’explorateur curieux, jusqu’à sentir le besoin de stopper nette sa progression. Un souffle rauque, tout près, une pestilence soudaine puis un cri firent trembler chaque os de Willy, qui remonta l’escalier fissa ! Pas assez vite, hélas.

À la lueur bistre des néons, il aperçut un corps aux angles trop nombreux pour être humain et trop humain pour être totalement animal. Sa jambe fut agrippée fermement et tirée vers la pénombre. Au milieu de grognements sauvages, Willy se débattit avec la force que procure l’instinct de survie. Brandissant son briquet afin de remonter vers la surface, il vit clairement les visages innommables de la horde qui l’entourait. Des êtres pâles, enguenillés, aux gestes brutaux fendant l’air à sa recherche. Dans son dos, une traction soudaine l’éleva de plusieurs mètres, et il fut projeté sans ménagement au travers de l’ouverture par laquelle il était entré quelques minutes plus tôt ! Effaré, il se retourna assez rapidement pour voir la silhouette d’une femme décharnée disparaitre derrière la porte, accompagnée d’une tourmente de hurlements.

À l’extérieur, sous les lampadaires, le palpitant à cent à l’heure, il constata avec effroi une profonde lacération sur sa cheville. Le sang se répandait partout autour de lui, et le Termite tourna de l’œil avant de s’effondrer.

Trop de rouge, trop de visions de cauchemar. Trop d’un coup.

— Pau... Pauline ?
Au moins tu me reconnais. Double sourire.
— Qu’est-ce que ...

— Reste calme, Willy. On t’a retrouvé sur le trottoir il y a cinq jours en train de te vider de ton sang. Ton artère tibiale a été percée, tu as eu chaud. Dans quoi tu t’es encore fourré ?

Le Termite sauvé de justesse raconta tout ce qu’il savait à sa belle. Besoin de se confier. — Il faut que je parle à ton prof là, arrange-moi le coup s’il te plait.
Vous venez de le faire !

Image démoniaque, Aleister Crowley.




La voix parfaitement placée du professeur Ezra retentit dans la chambre, semblable à celle d’un maître de conférences en amphithéâtre.
Willy, le cou rigide, le regard fixé sur
Pauline, n’avait pas remarqué le vieil homme assis en retrait de son lit.

Pauline, je pense que le service a besoin de vos talents. Veuillez nous laisser, je vous prie. L’infirmière quitta la pièce en glissant un clin d’œil faussement discret à son patient un peu

spécial.
Elle tient à vous, vous savez ? Temporairement affectée en pédiatrie, je l’ai vu s’effondrer lorsqu’elle a appris, par une collègue, qu’un homme venait d’arriver aux urgences presque exsangue. Cet homme, c’était vous.

Willy écoutait attentivement. Une vague angoisse fouillait le fond de ses tripes.
Puisque vous avez payé un tribut physique dans cette histoire, je vais vous raconter, mais vous n’écrirez rien à ce sujet. Vous m’entendez ? RIEN. Par le passé, un de vos confrères n’a malencontreusement pas hésité, lui, et les conséquences ont été dramatiques. Sur les cinq enfants dont nous avions la charge, deux sont morts. C’est une catastrophe. Les exposer, c’est les tuer, paradoxalement. Il faut les sauver comme vous avez été sauvé.
Ils ? J’pige pas, doc.
— Monsieur Bhermitte, vous êtes né ici, à Treves, n’est
-ce pas ?
Affirmatif...
— J’ai retrouvé votre dossier
suite à vos résultats d’analyses, à votre arrivée. Bhermitte, pourquoi faites-vous ce métier ?

Cette question galvanisa Willy, qui avait un discours bien rôdé à ce sujet.
— J’ai un don pour ça. Et puis, ça paye les factures. Mon activité est ingrate, c’est vrai, mal vue la plupart du temps. Mais passer pour le coprophage de l’information en traînant partout où les autres ne vont pas, pour parler de ce dont les autres ne parlent pas, c’est aussi proposer au peuple un outil pour assainir son opinion. Salubrité publique, rien de moins que ça. Comme vous. Une limite haute, celle des autres, une limite basse, la mienne, entre les deux : des faits. Toujours divers.

Ezra acquiesça.
— J’ai prêté serment, il y a longtemps, et je n’ai jamais manqué à ce dernier. Les bébés, là- haut, près de mon bureau, je les connais. Ils sont les derniers spécimens d’une foule devenue invisible. Des gens d’ici, là depuis toujours, fantômes des rues pour un système qui va trop vite pour eux. Des gens de peu qui sont restés malgré tout sur leur terres, sous leurs terres. Toute une population jugée à la traîne, qui n’a pas voulu, qui n’a pas pu, ou qui n’a pas su partir. Réfugiée dans les entrailles de la ville, au contact constant de la saleté, de la toxicité des substances qu’on met sous le tapis, dans des conditions de vie d’une rudesse extrême, cette communauté s’est adaptée en sortant petit à petit de la civilisation, tout en profitant paradoxalement de ses excès pour survivre. Le consanguinité et les maladies non traitées finissent aujourd’hui de les achever. Je me dois de les aider, de les soigner. Il y a quarante-cinq ans, j’ai été confronté aux mêmes bébés apparus brutalement, bizarrement, certes un peu moins en souffrance à l’époque, mais ils présentaient la même particularité biologique que les actuels, un facteur sanguin très rare, résultant d’une exposition prolongée aux différents maux qui coulent sous nos trottoirs, et dont nous sommes la cause, collectivement. Même un hôpital rejette régulièrement des flots de matières impropres, radioactives, dangereuses.

Le cerveau du Termite traitait les informations aussi vite qu’il le pouvait.
Ezra poursuivit
Monsieur Bhermitte, ce sont les femmes de ce groupe qui déposent leurs enfants à la surface afin que nous les aidions. Ce sont les femmes qui poussent à la vie. Par instinct comme par raison. Nous, les mâles, préférons aborder l’existence sous une dimension guerrière qui nous pousse à dévorer le monde, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

Le souvenir de la femme le poussant hors de l’ombre lors de son agression, revint à Willy. Elles veulent une chance pour l’avenir. Une chance pour leurs enfants. Mon serment m’oblige, mais j’ai failli, marmonna le professeur, le visage dans ses mains.

Ne sachant pas comment réagir, Willy chercha une banalité à dire. Au fait, c’est bientôt Noël, professeur ?

Avant de se lever pour quitter la chambre, Ezra déposa des résultats d’analyse sur le ventre de Willy puis ajouta Et vous faites un drôle de petit Jésus.

Écrit par Jethro Bare, 2021.