30.1.22

Trois poésies d'Édouard Limonov, distance et proximité de la Russie-énigme



En ces temps de russophobie forcenée et de provocations multiples, il n'est pas forcément inutile de rappeler la tarte à la crème de l'âme russe, bien réelle, pour quiconque connaît ce pays. Édouard à sa manière dadaïste a réussi à l'incarner, en particulier dans sa poésie, selon moi son meilleur talent, trop méconnu en Occident utilitaire. Ses vers, où il échappait à son personnage historique, montrent une ultra-sensibilité dont les hagiographes ne parlent jamais. Plus influencés par l'étrange Khlebnikov que par Maïakovski, ils présentent un enchevêtrement de métaphores à tiroirs, masqué par sa fausse simplicité déconcertante. Déchiffre qui pourra. Dans le troisième poème ci-dessous, on peut distinguer un salut au poème "Les Scythes" d'Alexandre Blok.



(Poèmes traduits par ©Thierry Marignac) 

Les petits moineaux sont posés

Dans la coiffure d'un jeune limettier

Leurs cœurs timides sont battants:

«Ô notre Dieu, limettier, Dieu vivant»

 

Abrite-nous des rapaces

Et contre les chats de gouttière,

Permets-nous d'installer notre tanière

En ton sein, ta besace.

 

Nous ne sommes que de petits oiseaux,

Nous les jeunes moineaux,

Nous chantons, picorant dans l'eau,

Nous, tes pupilles aussitôt…

 

 

 

·     * *

Сидят, прижавшись, воробьишки
В причёске липы молодой,
И бьются робкие сердчишки:
«О, Бог наш, липа, Бог живой!

Храни нас против хищной птицы,
И против кошки площадной,
Позволь нам тихо приютиться
В твоей запазухе большой.

Мы только маленькие птички,
Мы — ребятишки-воробьи,
Поём, наклюкавшись водички,
Мы, подопечные твои...»




 

Dans le silence de la bibliothèque, où le juvénile limon

Luit à la fenêtre mouillée,

J'enfile mes bottines avec conviction,

Je vais là-bas, où c'est la mode, comme au ciné.

 

Où les téléîles sont densément disposées,

Où les poissons sautent dans la nuit,

Où un bel art glacé,

Se balade  en veston et sacs de chez «Gucci»…

 

Là où au port se prélassent de paresseux matelots,

Glougloute Guauguin, et Cézanne va toussant,

J'allume ton joint de haschichs orientaux,

Ô repos de l'âme, grand Ramadan.

 

Où Allah en turban contemple Mahomet.

À ses pieds repose Aïcha si gaie,

Leur conversation dans l'eau de rose est baignée,

Sur les dalles fraîches reposent deux puisoirs oubliés.

 

Repoussante Europe et stupide Hong-Kong,

Nous n'avons pas besoin de toi, nous n'avons besoin de toi,

Dans les piscines plongés, comme dans des chaises longues

Et l'air est bleu, l'air est bleu-roi.

 



* * *

В тиши библиотек, где молодой суглинок
Зияет в мокрое окно,
Надену я стремительный ботинок,
Поеду я туда, где модно, как в кино.

Где телеострова, рассыпанные густо,
Где рыбы прыгают в ночи,
И где холодное, красивое искусство
Гуляет в пиджаках и с сумками «Гуччи»...

Там, где в порту лежат ленивые матросы,
Где булькает Гоген, и кашляет Сезанн,
Я закурю твои с гашишем папиросы,
О, праздник для Души, Великий Рамадан.

Аллах в своей чалме глядит на Магомеда,
У ног его лежит весёлая Айша,
Их розовой водой политая беседа,
И у холодных плит забыты два ковша.

Противный Европей и глупые Гонконги
Нам не нужны с тобой, нам не нужны с тобой,
Тела мы окунём в бассейны, как в шезлонги,
И в воздух голубой, и в воздух голубой...





Ainsi nous avons poussé. Europe orientale.

Kremlin d'oreillers. Temple de couvertures.

Personne ne voyait au-delà du microscope futur,

Et le téléviseur n'existait pas encore, capital…

 

Et le téléviseur bientôt tout le monde a prié

Le soir on allait comme à l'église chez les amis,

Bien coiffé, solennel et assis,

En cadeau des petits pains , des bonbons apportés.

 

Nous sommes l'Asie occidentale d'argile —

Sombres et mélancoliques huns,

Et c'est ainsi que nous donnâmes à un Géorgien

Un grand pays pas facile.

 

Et c'est pour ça que sous son regard buté

Et ses moustaches noires et luisantes,

Sombrement, les soldats asiatiques ont marché

Sur Votre Berlin, venus des forêts bruissantes…

 Édouard Limonov, Cendrillon enceinte, 2015

 

* * *

Так мы росли. Восточная Европа.
Кремль из подушек. Храм из одеял.
Никто не видел дальше микроскопа,
И телевизор не существовал...

На телевизор вскоре все молились,
По вечерам как в церковь в гости шли,
Причёсанные, важные, садились,
В подарок булок и конфет несли.

Мы западная Азия из глины —
Печальные и мрачные хунну,
И потому мы отдали грузину
Большую, неуютную страну.

И потому под взгляд его мордатый
И черные блестящие усы,
Шли мрачно азиатские солдаты
На Ваш Берлин, из лесополосы...

 Э. Лимонов, Золушка беременная, 2015.

11.1.22

"La Neuvième Cible" de Pavel Kreniev à la Manufacture des livres

 

PLUS PROCHE QUE SON OMBRE : LE TIREUR D’ÉLITE ET SON DOUBLE.

 

         Baudrillard dans De la Séduction avait eu cette formule : Lui être plus proche que son ombre. En littérature, il existe peu de thèmes aussi éculés que celui du double, dont Nabokov se tirait brillamment dans La Méprise en concluant à une erreur schizophrénique. Les innombrables exemples d’inversion de l’axiome rimbaldien, où l’autre est je, ne mènent la plupart du temps qu’à des impasses, même chez les auteurs les plus étonnants. Je pense à mon ami Carl Watson et son chapitre Fandango au bal du double dans son roman Hôtel des Actes Irrévocables (Gallimard, 1997) où malgré une série de pirouettes éblouissantes, l’auteur finissait par se mordre la q… Au titre des rares réussites, on peut compter ce bon vieux Dr Jeckill, voire ce cher Dorian Gray que la convocation de la ferraille folklorique du Diable, sauvent des eaux glacées de la ratiocination nombrilique. En d’autres termes, la terreur concrète, quoique surnaturelle.

         À sa façon modeste, mon ami Pavel Kreniev, accessoirement vice-président de l’Union des Écrivains de Russie — vite, vite, dénoncez-moi au contre-espionnage — s’est attaqué à ce thème rebattu du double, par le biais d’une autre terreur concrète : le métier de tireur d’élite.

         Son héros sans illusion, Nikolaï Gaïdamakov est envoyé en 1992, par un pouvoir russe alors en déliquescence en Transnistrie sous pression moldave, où la population ethniquement russe est placée sous la menace du rêve renouvelé de la Grande Roumanie. Les rêves impériaux ne disparaissent jamais, ils se contentent de s’estomper — pour resurgir quand l’occasion fait le larron. Les « snipers » d’en face — qu’en d’autres temps on appelait des « salopards » dans l’armée — font régner la terreur en Transnistrie, mercenaires venus de toutes les provinces de l’ex-empire pour flinguer du Russe et gagner du pognon. La tâche de Gaïdamakov consiste à éliminer, lui-même tireur d’élite, ces « salopards » qui s’en prennent aux civils avec un succès inquiétant, terrorisant la population qui se retourne à son tour contre les autorités incapables de la protéger. Pour réussir, il lui faut se glisser dans la peau de l’adversaire — tour de magie du mimétisme, plus proche de l’ennemi que son ombre, trouver ses caches et ses secrets. Fandango au bal du double, indeed !… C’est par une enquête minutieuse digne des meilleurs détectives — étude du terrain, photographies, recoupements, angles de tir, déductions — que procède Gaïdamakov, professionnel méthodique. Jusqu’à ce qu’un « salopard » plus rusé que les autres échappe à toutes ses investigations, causant des ravages dans la population civile de Tiraspol… C’est « La Neuvième cible ».

Alexandre Lebed


         Outre un scénario haletant digne des meilleurs polars, servi par un style sec, dépouillé, d’une redoutable efficacité, «  La Neuvième cible » a le mérite d’attirer l’attention et de rappeler la situation géopolitique d’un confetti ignoré de l’ex-empire soviet sous pression OTAN jusqu’à maintenant. On retrouve dans ce roman impeccable la figure tonitruante du général de parachutistes Lebed qui avait combattu en Afghanistan et devait disparaître au début des années 2000, alors gouverneur d’une région de Sibérie, dans un accident d’hélicoptère que d’aucuns considèrent comme très suspect. Lebed était alors pressenti comme un concurrent très sérieux à la présidence de la Fédération Russe, et feu mon ami Édouard Limonov répétait à l’envi qu’un de ses atouts principaux était sa trogne de ruffian. Gueule de soldat.

         Lorsque mon ami Pavel Kreniev, au bord de la Mer Noire, me parla pour la première fois de son bouquin pour que je le traduise, il faisait très chaud dans cette station balnéaire en face de la Turquie — un mois d’août sans merci. Devant un Occidental, il présupposait l’ignorance :

         —Je ne sais pas si tu connais la guerre de Transnistrie ?…

         —J’en ai entendu parler par Édouard Limonov qui avait combattu là-bas aux côtés des volontaires de Transnistrie. En détail.

         Sans vouloir me vanter — quoique…— sur sa chaise longue, je lui avais coupé la chique.

         Je plaide pour ma paroisse, évidemment, mais quel bonheur de traduire un roman aussi captivant dans sa perfection technique de rigueur et d’émotion, savant cocktail. Dans une vie de traducteur — c’est pas tous les jours.

         Thierry Marignac, janvier 2022.

        

3.1.22

Poétique épigramme d'une belle femme à… Édouard Limonov

 

Edouard Limonov, classiques contemporains, Andreï Balkanski.

(Traduction Thierry Marignac)

À Édouard Limonov

 

Une femme quelconque, ses renards à l’encolure,

Demanda au poète sa signature

Elle portait sur ses bras allongés

Des gants couleur cerise écrasée.

 

Le poète s’inclina et d’une plume envolée

Dessina un portrait non sur un coin de papier

Mais direct sur l’étroit daim caressant

Couleur cerise des gants.

Margarita Sosnistkaïa, Décembre 1993.


Э. Лимонову

 

Какая-то женщина в чернобурке

Попросила автографа у поэта

И были ее удлиненные руки

В перчатках вишнёвого цвета.

 

Поэт наклонился и росчерк взлетающий

Не в уголке он поставил портрета,

А прямо на узкой, ласкающе-замшевой

Перчатке вишнёвого цвета.


Маргарита Соснитская, декабря 1993. 

 

                 ***