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14.5.17

Feu John Farris, le meilleur poète du Lower East Side, Manhattan

         LA MORT DE JOHN FARRIS, POÈTE NOIR AMÉRICAIN INOUBLIABLE
         Oui, alors je ne suis pas très fier, en ce jour de deuil a posteriori, John Farris, le meilleur poète du Lower East Side, Manhattan, est mort il y a un an et demi — janvier 2016— et je ne l’apprends qu’aujourd’hui, par une amie qui le connaissait et l’aimait autant que moi. Mais je ne fréquente plus beaucoup New York, depuis que c'est une ville aseptisée. Personne ne m'a prévenu. John publiait essais, articles, poèmes et critiques de jazz, dans les revues, Sensitive Skin, Tribes, Between C&D. Il publia paraît-il son roman The Golden Ass of John Farris aux éditions Unbearables, (Les Insupportables, ce qui lui allait comme un gant).
         La première fois que j’ai vu John, durant l’été 1992, pour lui acheter une nouvelle du recueil Jungles d’Amérique (L’Arbre à Came, 1993, 10/18, 1995)— dont j'étais l'anthologiste mandaté par l'édition parisienne — intitulée Par Ici, « Here »  en anglais (que vous pouvez retrouver sur les pages d'Antifixion, rubrique John Farris), c’était un homme de 54 ans qui marchait avec une canne, il était gardien du légendaire Living Theatre, 3e Rue Est . Lorsque je lui refilai ses 200 $, il devait dire: "I love doing business with you", mais je l'aimais déjà comme un frère, et il fut toujours généreux avec moi, à chacun de mes séjours à New York. Il rejetait la faute de sa claudication sur une de ses épouses, Haïtienne, qui lui avait jeté un sort, disait-il, le jour où elle avait foutu le camp. Plus tard, j’ai appris qu’il avait la goutte, en raison de son immodérée consommation d’alcool. John vivait en semi-clochard dans les sous-sols du théâtre, et la seconde phrase qu’il avait prononcée était : I used to be so pretty !… avant de me tendre une photo de lui dans les années 1960, un jeune Noir aux épaules découplées sous un chapeau de paille dissimulant mal l’afro, souriant, image de force et d’orgueil. John avait un style inimitable : « I’m a formalist » aimait-il à répéter en lisant Virgile sur un banc de Tompkins Square Park. 

Au cours de dizaines de pendables lectures de poésie, notamment au Nuyorican Poets Cafe, dont il devait se faire exclure par la suite, pour je ne sais plus quelle incartade, lorsque les étudiants blancs névrosés avaient fini de lire leurs petites conjectures sur des chagrins d’amour d’imbéciles, dès que John apparaissait sur scène, avec sa gueule et son sourire de vieux black plein de sagesse apprise à la dure, le silence se faisait. Le poète était là. John était maudit, ex-garde du corps de Malcolm X, on l’avait soupçonné de l’avoir trahi, quand les Musulmans Noirs l’ont descendu, en 1965 (ce que John Farris a nié toute sa vie mordicus). Jusque dans les années 1990, des Américains blancs m’en parlaient, qui n’avaient jamais sauté un repas de leur vie — la mère de John survivait comme elle pouvait, au Welfare, le RSA américain, dont Limonov, bénéficia lui aussi en son temps. Et John avait purgé trois ans de taule entre 18 et 21 ans. Les Amerlocks blancs politcorrects se croyaient tout permis !… John Farris était « ingérable » comme dit la vermine managériste d’aujourd’hui. Il sautait les unes et les autres au gré du caprice, il fumait des Camels sans filtre, des joints tant qu’il pouvait, et quant à la vodka, il ne fallait pas lui en promettre (pour une raison ou pour une autre, John avait horreur du scotch et du bourbon)!… John était un remarquable critique de jazz — son frère aîné, musicien de ce genre-là, était mort d’overdose. Je l'entends encore me répéter sur un riff de saxophone infernal dans une boîte où jouait un de ses potes: That's nigger shit!…
John réussissait à survivre dans le Lower East Side grâce à sa légende. Toujours, de bonnes âmes — des femmes — s’occupaient de notre héros, le nourrissant dans les squats où il vivait, les barmen l’abreuvaient dans les rades où il était admis (peu nombreux, mais il ne fut jamais à cours de repères crapuleux). Je n’ai pas été aussi triste depuis la mort d’Alfred Dogbé, l’éblouissant auteur nigérien et comme j’ai honte de ne l’apprendre que maintenant, la mort de John Farris. Voici un de ses poèmes les plus hilarants pour les aficionados qui se reconnaîtront. 
In memoriam :
         Quand un poète n’arrive pas à écrire, c’est comme une constipation.
         Il lui faut un laxatif. Mon laxatif favori est la marijuana.
         Une bouffée, et mon crâne est plein d’images enfumées : des girafes roses
         Une lambada d’éléphants tachetés (la lambada est la danse nationale des éléphants roses — je veux dire des girafes — les éléponts — je veux dire que les éléphants sont d’une autre étoffe — Je veux dire un endroit où ces deux espèces ne se mélangent pas par peur de transférence, par peur de taches roses) leurs taches roses — 
         Je veux dire leurs peaux roses — rougies par l’excitation
         Tandis qu’ils tournoient et brillent, tournoient et scintillent sur leurs pattes
         Parfaitement carénés pour tournoyer. Les araignées — les graffes — je veux dire les girafes — non, non, je veux dire, les éléphants — — balançant lourdement d’un bord à l’autre, minuscules queues-baguettes marquant le rythme, les yeux vitreux.
         Les yeux des girafes sont naturellement vitreux — je veux dire roses. Les girafes ont de la classe, avec leurs doux yeux roses. Les éléphants tachetés ont un certain poids (J’ai repéré un éléphant, il y a peu, les yeux sans vergogne et vitreux).
         John, Farris, Pipe Dreams, in It’s not about Time, Fly By Night Press, 1993.
         (Traduit de l’Américain par TM)

        

         

9.3.16

Chambre d'hôtel

Where in hell are you, John"The Formalist" Farris, best poet of the Lower East Side ?…
(Vers existentiels traduits par TM)

Dans une chambre d'hôtel grinçante
Appuyé sur ta paume, ton front de pécheur
Lis donc les vers sur le meilleur
Des bardes du monde, reprends, rechante.

Pour que Galia rajeunissant
Oubliât les vétilles de l'instant
Les servantes derrière la cloison sanglotaient,
Le maquillage sur les joues étalaient.

Sur la Russie et l'amour et l'honneur,
En avant —vers des villes étrangères
Si la vie n'est qu'une forme de vanité délétère
Plus de goujaterie messieurs: de la vodka, c'est l'heure!

Pour qu'elle se fende et se brise comme telle,
Et qu'une âme vive lui fasse ses adieux
Une musique s'est composée aux cieux
Éternelle — en des paroles mortelles
Boris Ryjii, 1997.






В номере гостиничном, скрипучем,
Грешный лоб ладонью подперев,
Прочитай стихи о самом лучшем
Всех на всех бардов перепев.

Чтобы молодящиеся Гали,
Позабыв ежеминутный хлам
Горнишные  за стеной рыдали,
Растирали краски по щекам.

О России, о любви, о чести
И долой –чужие города.
Если жизнь, всего лишь форма лести,
Больше хамства: водки, господа !

Чтоб она трещала и ломалась,
И прощалась с ней душа жива.
В небесах музыка сочинялась
Вечная – на смертные слова.

Борис Рыжий, 1997.

30.4.11

Farris et sa frime poétique




This
is a
photograph :
I am in color :
everything else
is black
&white (how
I like
ribs, whether
I
Am some kind of lit-
er-
ary fig-
ure
me !

Ceci
est
une photographie
je suis en couleurs
tout le reste
est blanc
&noir (la cuisson que j'aime pour les côtelettes, si
je suis une figure lit-
téraire
que tu pigeras jamais !

John Farris, tiré du recueil de poèmes : It’s Not About Time, Fly by Night Press, 1995.

14.4.11

Arrière, gogos, v'là Farris, le meilleur poète du Lower East Side

L'artiste (photo Dora Espinoza)



PAR ICI
De
John Farris

(Trad. Thierry Marignac)

Y’a vraiment pas mal de violence à Alphabet City. J’ai des tas de gnons, plaies & bosses pour le prouver, des points de suture & des excroissances & protubérances & affaissements, des dents qui manquent, des cicatrices aux deux arcades, un trou béant (une autre bosse, en creux, sûrement une plaie) & dans ma fierté, la conscience, qu’hélas, je ne suis pas invincible ! C’est ce que j’aimerais être, invincible, mais j’ai bien peur que ça soit hors de portée.
Il y a trop de monde par ici. Je marchais du côté de chez Vazac1 l’autre soir, y avait un monde fou ! et même du beau linge, attiré par les promesses d’une nourriture de choix, du gibier, des rôtis tendres et juteux : je me suis dit « Bon Dieu, rentre ! t’as rien à perdre, même si c’est un putain de match de base-ball des New York Mets » — mon problème avec cette équipe c’est que les gars distraient l’attention des auditeurs dont j’ai besoin quand je donne une interview, je veux dire : ça intéresse qui de savoir que je suis génial quand Dwight Gooden2 vient juste de faire décrire la plus belle courbe de l’histoire du base-ball à cette Bon Dieu de balle ? Il devait y avoir au moins une centaine d’yeux là-dedans, tous bleus & tous braqués dans la même direction…
Mes yeux à moi sont bruns et ne sont plus ce qu’ils étaient, bien que j’aie horreur des lunettes et n’en porte que si je conduis.
Je voyais rien, si ce n’est deux Noirs sans chemise et en short, en train de se coller une raclée monumentale, c’est-à-dire qu’il y en avait un qui collait une raclée à l’autre, qui avait l’air d’avoir besoin d’un bon antihistaminique : ses yeux étaient rouges et gonflés, comme les miens, il y a deux hivers.
Quand j’ai cassé la gueule à Patrick, à cause d’un crochet moulin-à-vent que Frieda m’avait balancé avec cacahuète & qui avait fait mouche le moins qu’on puisse dire. Je l’ai loupé alors d’un crochet moulin-à-vent maison. Mes jambes se dérobaient indéniablement, alors je me suis redressé pour me sauver de l’ignominie : celle des cornes de brume, des cloches, flûtes et chants d’oiseaux —twitt, twitt & chip chip—cette mystérieuse « chambre noire » dont parlent les champions poids lourds (un bon boxeur doit aussi être un bon psychologue).


LA SENSATION LA PLUS HORRIBLE QUI SOIT

Je suis revenu à moi & mes esprits après avoir éprouvé la sensation la plus horrible qui soit. Je n’oublierai jamais cette famille, tous ces gens, bien qu’ils soient gentils au fond, je n’oublierai jamais cette mise en scène des crochets larges, du droit, du gauche : des Arabes obséquieux, des Jamaïcains misérables, des Nicaraguayens, des Dominicains, des Mexicains, des Trinidadiens, des Guatémaltèques, des Salvadoriens, des Portoricains, des Haïtiens, des Martiniquais, des Panaméens, des Brésiliens et de simples Nègres américains comme ceux-là, en pleine castagne… Tous les deux presque à poil, à part des chaussures de sport et des shorts, en soie, avec des noms comme Everlast en travers du plexus.
Ce crochet, large, c’était quelque chose — exactement le contraire d’un « bolo punch »3 — mais il n’avait rien de classique, il venait droit d’un dieu de l’Olympe, quelqu’un dont on n’avait rien à foutre parce qu’on ne savait même pas qu’il était de là-haut, un type avec une grosse verrue, pleine de poils géants & la dernière pierre sur le chemin d’une longue carrière & tu es crevé, en manque de sommeil & pas en forme pour te la donner avec ce mec aux muscles superbes & saillants & qui frappe comme la foudre.
Là tu le vois, là tu l’as pas vu ! Pas assez en forme pour voir d’où viennent les coups qu’il assène, parce que tu n’as pas eu le sérieux nécessaire pour pouvoir te mesurer à lui de façon méthodique. Abruti ! il a enfoncé tes dents pourries par le tabac, frappé ta bouche à te la faire gonfler toute rouge, collé ce sourire idiot sur ton visage devenu de craie, arrangé tes mirettes façon Cinq colonnes à la une.
Un bouffon s’est fait casser la gueule au Vazac’s Polish Hall, pour avoir voulu jouer avec Reymundo del Mundo, mettez-lui un chapeau de clown, des grandes oreilles rouges et une barbe, faites-le monter sur un âne s’il est fatigué ! J’ai reconnu les combattants : un ancien champion du monde poids lourd & mon jeune ami Michael qui disait « Viens, viens ! » (il n’a jamais fait de mal à une mouche), c’est son frère qui l’avait entraîné dans cette galère. Il n’a jamais pu s’en sortir, tocard ou pas, il aurait fallu qu’il gagne huit ou dix millions de dollars pour ça, c’était au Vazac’s Polish Hall, on aurait donné notre sang pour pouvoir assister à ça en direct, alors on est venu vite fait (poussé un peu aussi par la bière, dirais-je).



LE NEZ DE TA MÈRE

C’est fini. Alors je traîne en ville, comme je traînais en ville le soir où quatre Italiens me sont tombés dessus. Le P’tit malin m’a demandé pourquoi j’avais baissé le nez & je lui ai dit « C’est le nez de ta mère que j’ai baissé, niveau bas-ventre connard ! », à quoi, c’est un Rital, il a répondu qu’il allait me casser en deux & quand je l’ai balancé contre la porte de l’école Saint-Stanislas, j’ai vu ses potes avancer sur moi, je l’ai décroché de la grille et l’ai suspendu devant moi comme un putain de bouclier pour défendre ma vie & aussi pour les voir se marrer un peu.
Drôle d’échange. John Farris contre quatre Ritals WOP4 & rien à foutre ce week-end & une bagatelle dirait un ami français & un Polack à Tompkins Square vient me dire qu’il a quitté la Pologne depuis deux semaines seulement et qu’il trouve juste plus de musique classique ici, c’est-à-dire plus de violence, ce genre de conneries… Je lui dis « Ta gueule, enculé, tu t’es tiré de Pologne parce qu’ils te laissaient rien écouter d’autre que des mazurkas de merde que Chopin aurait soi-disant composées & éteins la lumière & coupe la radio & c’est l’heure du couvre-feu ! Alors qu’est-ce que tu connais, putain, putain… putain mais on a de la bonne musique ici ! », à quoi il a répondu : « La musique portoricaine ? » & j’ai dit « Merde non, je te parle pas de putain de musique portoricaine !», je venais d’entendre Billy Bang massacrer un morceau de funk avec son petit violon parce ça prétendait être mélodique, voyez-vous ça !
Billy veut que les gens sautent en l’air comme si on leur bottait le train, que ça leur plaise ou pas & j’ai pris un coup sous l’oreille qui aurait couché un bœuf, mais c’est un animal qui m’est familier & un petit Borinqueno5 a jailli derrière moi, il a dit « Enculés de jazzeux, qui t’a permis toi le Nègre de parler des Portoricains ? » & j’ai foncé sur ce gnome comme un quinze tonnes, stoppé dans mon élan par une apparition, une ombre & y a encore quatre types… j’ai un problème avec le chiffre quatre je crois.

VAUT MIEUX COURIR QUE PRENDRE UNE TOISE

Mais ils ne se sont pas groupés comme ces imbéciles de Ritals pour que je puisse en profiter, non. Ces mecs se sont déployés comme une amibe, ont cassé des bouteilles et tâté ma garde avec les pointes ébréchées, attendant qu’elle descende pour me charcler… Alors je me suis baissé, je veux dire vraiment, et j’ai sauté au dessus comme un Ninja & j’ai couru à peu près trente mètres à fond la caisse, en pensant au bon conseil : « Mieux vaut courir que prendre une toise » (demande à George Custer).
Un ami à moi se pointe sans prévenir & je déniche une poubelle & une planche d’environ 1 mètre et j’y retourne, mais mon pote leur a fait peur : le temps que j’arrive c’était déjà fini, on en est aux explications. Ils disent que je me suis payé leurs têtes de Portoricains. Mon ami dit que je n’aurais pas dû faire ça et j’ai dit : « Merde, mais on est en Amérique ici, je peux chier sur le Président si ça m’amuse, ou ta mère, personne m’écoute de toute manière…»
Je me demande où est parti ce Polonais avec ces conneries : ça devait être le Diable ce mec-là !
Il y a aussi un autre genre de violence : mon propriétaire vient de faire retirer la poutre maîtresse de l’immeuble qui jouxte le mien…
Il dit que je dois partir, vite. Je ne sais pas où aller.
J’ai Flatbush6 en horreur.

1) Le Vazac Polish Hall est un bar qui date de 1935, au coin de la 7e Rue et de l'Avenue B dans l’East Village, dénommé aujourd’hui Horseshoe.
2) Dwight Gooden, alias Doc Gooden ou Dr.K, fameux joueur de base-ball dans les années 80.
3) Le «bolo punch » est une sorte d'uppercut acrobatique, qui aurait été inventé par Henri Armstrong, légendaire poids welter des années 30-40.
4) WOP : terme péjoratif pour les sans-papiers, without papers.
5) Borinqueno : Portoricain.
6) Flatbush : quartier populaire très mélangé de Brooklyn.

John Farris, poète, mélomane, écrivain légendaire d’Alphabet Street’s, dont son traducteur disait : « John est sans conteste le meilleur poète du Lower East Side. Il dit de lui-même : “I'm a formalist”, et c'est assez drôle de voir ce vieux Noir entamé lire Virgile, Tite-Live, Eschyle… À Tompkins Square Park les jours ensoleillés, il dispense aussi sa philosophie de la vie, sans qu'on ait besoin de beaucoup le solliciter.»

PAR ICI, de John Farris, traduit par Thierry Marignac, texte paru avec d’autres nouvelles d’auteurs américains dans « Jungles d’Amérique », Mapmond en 1993, anthologie culte maintenant quasi introuvable.
(Texte préparé par Nouara K.)