28.2.17

Fin de saison aux splendeurs énervantes

Géopolitique du ricanement
«Je suis né au mois de mars, c'est moi le printemps», annonçait Céline  dans Mort à crédit, avant d'être voué aux gémonies, pour des raisons éloignées de sa production littéraire, que nous lui reprochons aussi (quelle déception!…), en aparté  toutefois, manquerait plus qu'on se joigne au chœur bêlant de la politcorrectitude, je vous demande un peu — avec nos complexes allégeances France Libre à Dominique de Roux — mais qui n'empêchent pas son statut de génie de la littérature française du XXe siècle — oh quel ennui, ces règlements de comptes intéressés à près d'un siècle de distance.
TM, St-Pétersbourg, 2017, photo © Vladimir Troyan

À l'époque dont nous parlons, Johnny Rotten voulait passer ses vacances au Mur de Berlin pour voir un peu d'Histoire plutôt que de s'emmerder sur une plage peuplée d'abrutis, (Holiday in the Sun), les graphistes punk de Bazooka pirataient au montage l'organe officiel de la vermine de 68, un quotidien qui pollue l'atmosphère aujourd'hui encore — les idéalistes avaient déjà fait du reniement une profession de foi, ce qui est, rendons leur justice, un tour de force. Bref, on avait peu d'illusions en banque, dans le crépuscule chatoyant des fins de régime, et plus loin, des fins d'époque. Quelques années plus tard, un groupe allemand sortait Brejniev Rap, la voix enrouée du despote  finissant, aux échos de chiourme et d'emphysème. Bref, on se tapait de la lutte armée en Amérique du Sud, les catastrophes humanitaires au bout du monde nous laissaient froids, la pourriture du gaullisme dans ses derniers râles — nous lui trouvions une certaine esthétique décadente. On ne savait pas tout sur tout là où on n'avait jamais mis les pieds. On n'avait pas d'opinion sur la globalité et son contraire, on ne se sentait pas obligé de faire son petit BHL, à chaque tremblement de terre.
On ricanait. À y repenser, en contemplant avec consternation la péroraison présente qui se prend au sérieux du matin au soir — c'était plutôt sain, malgré les drogues dures.
TM, Pétersbourg, 2017, photo © Vladimir Troyan.

Ici, nous présenterons quelques poèmes: les Russes Vavilov et Limonov. Ils semblent avoir gardé l'esprit du ricanement. L'actualité est ce qu'elle est, et on ne rasera jamais gratis, certainement pas demain.
Vavilov, dans une veine Lautréamont, dont on se souvient l'épisode du cheveu de Dieu tombé dans un lit de bordel, (Chants de Maldoror) nous parle de la minette du Tout-Puissant, avant de ricaner sur le Kaddhafi de la Grande Époque.
Puis Limonov, dans un rare moment antipolitique, nous décrit le pouvoir comme un fauve altéré de sang, ce qu'il n'a cessé d'être, puisque c'est sa vocation.
Hommage aux mânes du No Future, génération emportée par la bestialité des fins de siècle, qui annonçait celle du suivant, son puritanisme d'ange exterminateur, sa féodalité sans merci, sous la posture d'angélisme.
P.S. Alexandre Vavilov prendra part à une compétition de Slam à Paris et au mois de mai. Mon vieil ami Édouard a fêté ses 74 ans, le 23 février. Enfin, je dédie la première traduction à Serge Quadruppani, qui a retrouvé sa chatte égarée avec tant d'émotion, il y a peu de temps.
(Traductions de TM)
 
Alexandre Vavilov, poète d'Ekaterinbourg
Кошка Бога

Кошка, которая жила на вершине мира,
Считала, что это она создаёт закаты,
Верила, что квартира Бога – это её квартира,
А все остальные – хоть в чём-то да виноваты

Перед её высочеством, кошкой Бога…
Поэтому Бог ложился, она вставала
И каждому человеку – пускай немного,
Но портила жизнь: устраивала скандалы,

Стихийные бедствия, экологические катастрофы,
Творила вселенский хаос в какой-нибудь точке мира,
Одного из евреев по дурости довела до Голгофы,
Взорвала что-то чертовски опасное близ Алжира…

Ну а потом – залезала к Богу под одеяло,
Будто там и была, чему прям-таки крайне рада,
И настолько нежно на ушко ему урчала,
Что Бог не решался сослать её в недра ада.

Бог просыпался, натощак выкуривал сигарету,
Пытался вспомнить: а был ли на карте мира,
Допустим, Алжир? Потому что сейчас его типа нету.
А кошка такая: «Не-е-е было там никакого Алжира.

Я, чтоб ты знал, падших ангелов истребляла!
Вот сам подумай, на кой чёрт мне твои афро-арабы?
Уж как я тебя люблю, а всё тебе, Боже, мало…
Не бережёшь ты меня, не ценишь, хоть и пора бы».

А Бог психует, кричит: «Как это не было, блин, Алжира?
На кухне стоял – между раковиной и банкой с квасом!
Я его лично туда поставил! Это моя квартира!»
И всё это с таким недовольством, с агрессией, басом.

Кошка, понятное дело, обиделась, нассала на Трою.
Бог понимает, что прав, но чувствует себя виноватым.
«Не обижайся, – шепчет, – я завтра новый Алжир построю,
Потому что это вовсе не я, а ты создаёшь закаты…

Кто его знает, может, и вправду не было там Алжира,
Здесь такой беспорядок, бардак размывает сушу…»
И думает кошка, которая живёт на вершине мира:
«Ещё раз накажешь, я тебе, Бог, Карфаген… разрушу».

         Le chat de Dieu
         La chatte, sur les sommets du monde vivant
         Comptait qu’elle créait elle tous les soleils couchants,
         Que les appartements de Dieu étaient les siens
         Que tous les autres — étaient coupables plus ou moins

         Devant sa Majesté, la chatte de Dieu…
         Alors quand Dieu était couché, la chatte se levait subterfuge
         Et de chaque être humain, ne serait-ce qu’un peu
         Elle pourrissait la vie : en faisant du grabuge,

 Catastrophes écologiques, fléaux naturels
En quelque point du monde, elle jetait un chaos universel
Au Golgotha par malice, un Juif elle conduisit,
Et explosa un truc diaboliquement dangereux non loin de l’Algérie

Bon, et après, sous la couverture, elle se glissait vers Dieu le Père
Comme si quelque chose par là, la réjouissait carrément,
Elle lui miaulait ensuite, à l’oreille, si tendrement,
Qu’il ne pouvait se résoudre à la jeter au fond de l’enfer.

Dieu se réveilla, fuma à jeun une cigarette,
Tenta de se souvenir, sur la carte du monde, existait-il,
Admettons, l’Algérie ? À présent, il n’en restait pas tripette.
Mais la chatte : « Non-on-on, là-bas pas d’Algérie, c’est facile.

Sache, pour ta gouverne, les anges déchus, j’ai détruit !
Tes Afro-Arabes, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, réfléchis ?
Je t’aime tant, mais toi mon Dieu, ça ne te suffit pas…
Il serait grand temps, mais tu ne me protèges, et ne m’estime pas ».

Et Dieu se fout en boule, s’écrie : « Comment ça pas d’Algérie bon sang ?
Elle était dans la cuisine, entre l’évier et la canette de kvass !
C’est moins qui l’ai mise là ! C’est mon appartement ! »
Et tout ça mécontent, agressif, d’une voix de basse.

La chatte, c’est entendu, vexée, pissa sur la ville de Troie
Dieu se sent coupable, sachant qu’il a raison toutefois.
« Ne te vexe pas — murmure — demain la nouvelle Algérie sera mon enfant,
Parce que ce n’est pas moi du tout, mais toi qui crée le couchant…

Qui sait, peut-être, qu’il n’y avait pas d’Algérie là, en fait,
Un tel désordre ici, un tel bordel que la terre ferme fait naufrage… »
Et, songe la chatte qui vit du monde sur les sommets :
« Je vais encore te punir, Dieu, je détruirai Carthage… »
Ахтэна яхат

Покорить весь мир на гнедом жирафе
В никакой стране и раю проклятом.
Я хочу быть как… Муаммар Каддафи
В семьдесят восьмом – девяносто пятом.

Ахтэна яхат саави саану,
Саави темво саави самвира.
Ахтэна яхат. Всё идёт по плану.
Всё идёт по плану захвата мира.

Кто там в этом грёбаном Пентагоне
Смеет называть меня вурдалаком?
Все козлы, а я – Муаммар в законе,
Белый дом я – ахтэ нааха… раком.

За свободу слова не дам ни цента,
И за демократию врать не стану,
Но американского президента…
Ахтэна яхат саави саану.

Ахтэна яхат саави самвира!
Вашингтон всецело подвергну аду!
Ливию признают столицей мира
Даже те, кто ахтэн яхат сааду.

Ахтэна яхат саави саата.
Сеять справедливость не перестану,
И Совбез ООН, и любое НАТО,
Если надо, – тоже яхат саану.

Я войду в Нью-Йорк на гнедом жирафе,
Всех пересчитаю по некрологу,
Потому что я – Муаммар Каддафи…
Ахтэна яхат вам теперь, – ей-богу.
Александр Вавилов

Akhten Iakhat
Du haut d’une girafe bai, le monde entier soumis
Dans un pays bidon, un paradis maudit.
Je veux être comme…Mouammar Kaddhafi.
De soixante-dix-huit à quatre-vingt-quinze, comme lui.

Akhten Iakhat, saavi,
Saavi temvo, samvira
Akhtena Iakhat. Tout se passe comme prévu, oui.
Comme prévu, du monde on s’emparera.

Qui donc dans ce putain de Pentagone
S’est permis de me traiter de bête
Tous des chiens, et moi — je suis Mouammar le Don
La Maison Blanche je — akhte naakha… en levrette.

Pas un centime à la liberté d’expression,
Je ne mentirai pas sur la démocratie,
Mais du président américain, les élucubrations…
Akhten Iakhat saanou saavi.


Akhten Iakhat saavi samvira !
Je ferai de Washington un trou infernal
La Lybie sera reconnue comme capitale mondiale
Même ceux qui — Akhten Iakhat saada.

         Akten Iakhat saavi saata
         Je ne cesserai la justice de diffuser
         Dans n’importe quel OTAN, et Conseil de Sécurité,
         Même ceux qui, Iakhten Iakhat, saata.

         J’irai à New York sur ma girafe bai
         Je vous énumérerai sur la nécrologie
         Parce que je suis Mouammar Kaddhafi
         Akhten Iakaht, fichtre, pour vous maintenant, c’est fait.
         Alexandre Vavilov
On ne présente plus Édouard Limonov



           
            Власть львица
         Власть мощным сфинксом лапу подымает
         Грозит, оскалясь пастью, и рычит
Власть – львица, и хвостом нам львица не виляет,
Но сильным, как прутом, им по боку стучит…

Власть смертью отдаёт и кровью, грязным телом.
Бросается  и сбив, ломает кости нам,
С добычею своей, храпя остервенело,
Волочит храбреца к прибрежным валунам…

Там начинает жрать, живот и пах в начале,
Страдалец ещё жив, и в желтые зрачки
Он смотрит, онемев, в своем ума едва ли:
«Она меня жует!» и… ужаса куски…

Прибой смывает кровь, шипя над грудной мяса
Из облака Господь взирает, выгнув бровь
Ему не comme il faut, глаза прикрыл он рясой…
Такая вот она, державная любовь…

У львицы круп стальной, все лапы из металла
В глаза её искрит вольфрамова дуга,
Привыкла отвечать на позывной «Валгалла»
В комплект клыков-когтей добавлены рога…
Эдуард Лимонов, Золушка береманая.

Le pouvoir est une lionne
Le pouvoir, a levé la patte, tel un sphinx puissant,
Il menace et rugit, montre les dents du loup
Le pouvoir — est une lionne, et n’agitera pas sa queue pour nous,
Mais leur frottera les côtes, à coups de barre, violemment…

Le pouvoir rend la mort et le sang, d’un corps souillé.
S’élance, et nous brise les os, offensive.
Avec sa proie,  grinçant, acharné,
Traîne le téméraire vers les rocs de la rive.

Et là se met à dévorer, par le ventre et l’aine commençant,
La victime vit encore, et d’une jaune prunelle,
 Contemple, muette, à peine dans son état conscient :
« Elle me mâche ! » et… horreur, en rondelles…

Le ressac lave le sang, sur la chair de la poitrine, grésillant.
Des nuages le Seigneur observe, fronçant le sourcil,
Il ne trouve pas ça comme il faut, de sa soutane ses yeux voilant,
Voilà l’amour des puissances, semble-t-il…

La lionne a une croupe d’acier, toutes ses pattes sont métalliques,
Dans ses yeux un arc au tungstène étincelle,
Du Walhalla, elle est habituée à entendre l’appel,
À ses griffes et ses crocs on ajoutait des cornes rustiques.
Édouard Limonov, Cendrillon Enceinte

7.2.17

Olé !


   En juin 2008, les policiers espagnols lancent une rafle parmi la diaspora criminelle russe, rafle qui va attirer, une fois de plus, l'attention du public sur la ville de Saint-Pétersbourg. Une vingtaine de personnes sont appréhendés, parmi lesquels Malychev en personne, ainsi, qu'un certain Guennadi Petrov. Ce dernier est un inconnu pour le grand public, mais pas de ceux qui suivent l'histoire du milieu depuis les années 1980, car Petrov a souvent été qualifié, lui et non pas Malychev, « d'homme du Kremlin » (…) 
1993
    En mars 1993, il est arrêté avec les autres Malychevskie, mais l’accusation de banditisme ne tient pas et il est libéré avant même Malychev. Celui-ci s’exile en Espagne où Petrov le rejoint deux ans après. Ses deux années en ville seront mises à profit. On raconte que c’est en oeuvrant comme Brigadier dans le quartier de la gare qu’il s’est lié d’amitié avec le sous-directeur des Chemins de fer, et, par son intermédiaire, avec le ministre des mêmes Chemins de fer de toute la Russie, Nikolaï Aksenenko. Il aide ensuite la compagnie Baltic-Industrie à prendre son élan. Cette entreprise est un bijou à très haut rendement, l’équivalent d’un terminal pétrolier en volume d’affaires.
   Peu de temps après, peut-être parce qu’il faisait trop chaud en Russie, à côté de la résidence de Malychev à Malaga, se dresse celle de Petrov. Sa fille Alexandra naitra en Espagne en 2009. Petrov est un bon père. Son premier fils, Andreï, est propulsé à la tête de holding de plusieurs compagnies dont la plus fameuse est justement la Baltic-Industrie, leader dans le domaine de la construction. 
   En 2003, il songe à rentrer au pays. Pour préparer son « atterrissage » à l’endroit le plus cher de Saint-Pétersbourg, l’île des Roches, la Baltic-Industrie de son fils préféré réalise une grande opération de promotion immobilière dans le secteur des habitats de prestige. Petrov, agé à présent de soixante-ans, est actif à Pétersbourg et Moscou, il fréquente des officiers du FSB, des ministres, et ne se déplace dans sa Mercedes noire qu’escorté de deux Cadillac Escalade. S’établir sur l’île des Roches, c’est signifier que l’on a rompu avec son passé. Ses voisins ne sont plus à présent des Autorités du type Koumarine, mais des amis personnels de Vladimir Poutine. En conséquence, de nos jours, quand on parle de Guennadi Petrov, c’est avec des trémolos dans la voix, et le rencontrer quand il vient en Russie est considéré comme un honneur… 
   Les activités de Petrov sont innombrables, et pour que son fils Andreï ne soit pas débordé, il s’est adjoint les services de Léonid Christoforov, également sous les verrous espagnols. Christoforov a été jugé trois fois pour vol, escroquerie, et meurtre, mais, en 2005, le tribunal d’arrondissement a levé toutes ces mesquines accusations. 
Malaga

    Et donc, le 13 juin 2008, à 5 heures du matin, les brigades spéciales d’intervention de la police espagnole, 400 policiers en tout, forcent les portes des résidences d’Alexander Malychev et de Guennadi Petrov, mais aussi du fameux Voleur-dans-la-Loi Chakro-le-Jeune ainsi que d’autres figures résidant dans ce décidément très en vogue quartier de Malaga. En tout et pour tout, à Malaga et dans d’autres villes espagnoles, sont interpellées une quinzaine de personnes. Plusieurs épouses sont aussi arrêtées, ne sont-elles pas souvent à la tête de firmes très prospères ?
    La justice espagnole accuse tout ce monde de fraude fiscale, de blanchiment d’argent, de falsification de documents, de faux-contrats, etc. Les enquêteurs ont un faible pour les ordinateurs saisis… Il est apparu que les Autorités pétersbourgeoises de Malaga, ou d'ailleurs, avaient fondé plusieurs sociétés d’actionnaires qui étaient renflouées régulièrement à partir de comptes off-shore enregistrés à Chypre, au Panama et aux îles Vierges. L’argent était ensuite réinvesti dans l’achat d’immobilier, de terrains, de yachts de luxe et d’autres biens de prestige en terre espagnole. Le tout sans s’acquitter de l’impôt, évidemment. D’autres sommes d’argent en provenance de banques russes, suisses, anglaises, américaines et autres, arrivaient dans ces sociétés d’actionnaires. Aujourd’hui encore, une question non résolue demeure : d’où venait tout cet argent, et dans quelles poches était-il, avant ?
   A la tête de l’opération anti-mafia, Baltazar Garzon, un des six super-juges espagnols, mondialement connu pour avoir inculpé Gustavo Pinochet pour crimes contre l’humanité, et pour, entre autres, s’en être pris à Silvio Berlusconi et Georges Bush. Rien que ça. 
   Dans une interview, Garzon affirme qu’il va remonter la piste de l’argent de la mafia russe et que personne ne pourra l'arrêter, si puissant soit-il. En Russie, beaucoup de « monde » espère qu’il sera mis un frein à la ténacité du juge. Et ce beau monde ne s’inquiète pas seulement que l’on découvre un circuit de pots-de-vin et de financement occulte d’activités sur le territoire russe, non, leur réelle inquiétude concerne la liste des 400 comptes en banque trouvée dans les fichiers informatiques saisis par les policiers espagnols. Car enfin, qui a dit que tous ces comptes en banque étaient ceux de Petrov ou d’autres criminels à la triste figure ? Personne… Au cours de son interrogatoire par le juge Garzon, une Autorité pétersbourgeoise a posé la vraie bonne question : « Vous êtes sûr que vous voulez savoir toute la vérité ? » 

extrait de "Banditsky!" d'Andreï Constantinov