19.10.24

L'exposition "Observation" de Placid à Paris


 


Un artiste en état d’observation 

Daniel Mallerin 

    Ça commence par un exploit : dans l’espace minuscule et biscornu de la librairie galerie Actualités (15 rue Gay-Lussac), Placid a réussi à accrocher avec une rigueur martiale et une lisibilité percutante près d’une centaine de ses « paysages » (dessins et gouaches) minutieusement chiadés – comptes rendus des missions d’observation qu’il se confie à lui-même. 
    L’exposition dure jusqu’au 16 novembre. Dénommée Observation, elle est une déclinaison de l’aventure lancée il y a un an environ par Michel Lagarde avec la publication de l’album Ville, Mer, Campagne – 141 paysages de France à la gouache. L’aventure consiste à exploiter de librairie en librairie les pépites de conversation que féconde l’art d’observation de Placid – conversations délicieuses réarmant par leur simplicité la passion, jamais assez assouvie, d’observer l’espace commun. 
 
    Le calcul du peintre sur le motif 
    Il faut dire que l’artiste a inventé un truc tout simple, mais sensationnel, auquel on n’avait pas encore pensé depuis l’invention de l’imprimerie : réaliser des peintures sur le motif en prévision de leur reproduction imprimée, donc du regard d’un lecteur. 
     Un calcul original au résultat incroyable : absorbant le regard du peintre dès les premières images-paysages, le lecteur de Ville, Mer, Campagne (VMC pour le club des souteneurs) éprouve des sensations, délicieuses et furtives, de satiété visuelle qui lui sont intimement familières. Il reconnaît le paysage avant de le regarder, de l’observer et d’en dominer tous les signes. « C’est ça, exactement ça, dans les moindres détails » ! a-t-il envie de s’écrier tant la réalité se montre plus réelle que réelle. 
     Si l’hyperréalisme discret de l’artiste remue de l’enthousiasme c’est d’abord en raison de la familiarité visuelle que dégagent les 141 images-de-paysages découpées par Placid dans l’espace commun que le titre désigne. L’aubaine en librairie : on n’a encore jamais vu la France traitée de cette manière, ni dans un livre, ni dans une œuvre picturale. 
     Un des aspects de la rareté de l’ouvrage est certainement que Placid a pu poursuivre jusqu’au bout son calcul en réalisant lui-même sa mise en page – terme insuffisant à traduire la subtilité et la complexité du défi dans la sobriété de ses apparences. 
 
    VMC 
    Trois sections d’inégales longueurs chapeautées d’un bref bruitage lexical de Françoise Geslin (poète qui dit Oh maman quand on la touche), une conversation avec l’expert Alexandre Devaux en guise d’introduction et 141 légendes réduites au lieu et à la date de réalisation de chaque peinture. Tout est là, sans surplomb, le reste est télescopages et enchainements visuels, une forme de réalisation artistique non répertoriée. 
    L’objet même – son toucher chaud moelleux, son incroyable malléabilité et sa mélancolique allure d’almanach – renforce l’intime familiarité des paysages. Le charme précède l’ébouriffement cérébral : une forme de petit bonheur ramené de loin dans l’enfance. Les paroles nous échappent, l’air nous rattrape : nous avons toujours vu ces paysages de mer et de campagne comme nous connaissons par coeur la grammaire visuelle des villes. C’est un plaisir jalousement gardé, un petit bonheur français comme dans les chansons et les poèmes. 
    Sur cette pente douce, on entre dans le jeu de l’observation avec une attention croissante pour les enseignements visuels des peintures sur le motif en prenant conscience de l’infirmité commune du regard, comme de l’exquise possibilité d’y remédier. 


 
    Paysages urbains 
    Les paysages urbains sont à ce titre spectaculaires car saturés d’objets dont le pinceau fait saillir hypnotiquement tous les aspects – design, matériaux, couleurs, volume, etc. – en même temps que leurs combinaisons dans l’espace public. Jamais on n’aura perçu avec autant d’acuité les revêtements du sol, les grilles d’égout, l’arsenal du mobilier urbain, les variétés de matériaux, les gestes architecturaux, etc., toutes ces choses qu’on regarde sans vraiment les voir et que Placid représente avec une franchise libératrice. Un par un, ces arraisonnements hyperréalistes nourrissent une jubilation esthétique inconnue jusque-là dans l’histoire de l’art. L’enchantement engendre une activité mentale féconde : une compréhension nouvelle de l’ordonnancement urbain, une forme vive et élémentaire de réappropriation. 

    Mer et campagne 
    Les paysages de mer et de campagne offrent de semblables fascination et délectations tout en s’accordant à d’autres registres de sensibilité, d’autres traces mnésiques. La sensation des étendues comme de la gouvernance du ciel devient prégnante. Cependant la théâtralité de la scène d’observation, qui saute aux yeux dans les paysages urbains, demeure ostensible. Leur franche lisibilité, leur force tranquille, frappe le citadin à la vue fatiguée et saturée. Il réalise soudain la sidérante différence entre ces miniatures sur le motif pleines d’intentions et le subjectivisme démonstratif des représentations classiques du paysage dont il a été instruit par les boîtes de chocolat et les musées. 
     La préoccupation constante de Placid est de rapporter tout paysage champêtre – griffé par les lignes à haute tension et les poteaux électriques, parsemé de panneaux signalétiques et de meules emballées de plastique bleu – à son façonnement séculaire, son imperturbable horlogerie humaine. 
     La leçon d’observation se double d’un documentaire méticuleux sur ces aspects de la France qui sont parmi les plus ordinaires ou les plus discrets. 



 Précis de décalage 

    Le documentaire saisit d’abord la palpitation vitale de chaque « mission » d’observation, son accomplissement dans le temps. Le temps qu’il fait dans son ballet de lumières, le temps des saisons balayant les territoires de France, le temps que dégorge la nature jusqu’à ses pathétiques ersatz urbains, le temps de l’Histoire incrustée dans la moindre pièce du puzzle national et puis le temps de l’action elle-même – la traque du motif et l’exécution de la tâche – dont la date en légende scelle l’irréductibilité. 
     Chaque image matérialise une journée du peintre sur le motif entre 2009 et 2023, un hier-aujourd’hui renforçant singulièrement la familiarité de ces divers aspects de la France observés. 
    Placid choisit toujours des aspects ordinaires en jouant en permanence sur le décalage entre la réalité et les archétypes du « paysage national ». Sa façon de résister aux « images toutes faites », comme au formatage des esprits opéré par l’envahissement des images numériques. Un décalage entraîne l’autre, celui que produit pour le lecteur le déroulement non chronologique d’un ouvrage qui tient pourtant du journal/almanach de voyages. Tant et si bien que VMC parait définitivement inclassable sauf à le comparer à un recueil de « poèmes topographiques » de Jacques Réda. La comparaison vaut pour ceux qui apprécient l’un sans connaître l’autre et souligner la rigueur et la subtilité des compositions qu’un petit défaut de fabrication souligne. 
    La moire des détails – le sortilège hyperréaliste de la gouache – étant ternie, l’armature de l’image ressort en force rappelant le calcul initial de Placid, sa conception de la peinture sur le motif – exigeante comme la métrique d’un poème. 

     Précis de composition 
    C’est bien la composition qui dévoile la malice du pari : découper dans le paysage une image autonome capable de se faufiler partout dans la galaxie Gutenberg. Le magazine MLQ en a fait récemment la démonstration édifiante en publiant une série de paysages à la gouache imprimées en bichromie, transgression faisant ressortir leur ossature ou dramaturgie. 
    L’approche est nécessairement frontale : on ne regarde pas le doigt qui montre le motif, l’angle de vue n’est pas à voir, tout doit être exact, aucun enjolivement ne se peut, seuls comptent la minutie et la réplétion de l’image. C’est elle qui engage les défis infiniment renouvelés de la composition, rapportant la réalité observée à l’univers de la représentation – le miroir du monde. 
     
    Du baroque l’ordinaire 
    Au jeu de l’observation de l’observation, le lecteur se voit dénicher dans les formes, volumes et couleurs de chaque paysage la trace subliminale d’une autre peinture – abstraite, fauve, cubiste, etc. – ou quelque accointance avec le minimalisme millimétré d’un dessin de presse ou d’une case de bande dessinée. 
     Ces correspondances aléatoires sont parties prenantes du jeu, même s’il n’est pas indispensable pour ressentir les effets spéciaux de la composition, son harmonie anti-lyrique, baroque pour la multiplicité des formes qui la criblent – celles que le regard ordinaire enregistre sans voir, celles des objets qui n’épuisent pas leur sens dans leur matérialité et leur fonction pratique (Baudrillard) – et la simultanéité des interactions entre les éléments du paysage, entre le motif et le peintre et, enfin, entre le peintre et le lecteur (ou l’amateur d’art quand il s’agit d’observer la peinture en vrai). 
    La foultitude de perceptions engendrées par un seul et banal sujet d’observation est un paradoxe d’autant plus captivant que l’on y perçoit toute l’intention sociale du défi : une peinture n’exigeant aucun code d’entrée, une peinture démocratique, une peinture de maintenant la France, une peinture qui renseigne, une peinture renouvelant notre chère tradition des « paysages de maison », une peinture pour apprendre à mieux décrypter l’environnement ordinaire, une peinture utile aux enfants, une peinture résistant au rouleau compresseur des images numériques, une peinture anti google-maps, anti carte postale, anti touristique, une peinture délivrée du narcissisme artistique, une peinture convoquant la réflexion, une peinture faite pour la conversation, une peinture libre, modeste et généreuse, une peinture que la Compagnie Ouïe dire, basée dans la périphérie de Périgueux, emploie comme le vecteur d’expérimentations sociales inédites entre musées et cités HLM, une peinture qui a fait de l’auteur de VMC un troubadour des temps modernes. 

Observation - Exposition de Placid jusqu’au 16 novembre Librairie-Galerie Actualités 15, rue Gay Lussac, 75005 Du mardi au samedi, de 14h à 19h