17.3.21

Mort d'Édouard Limonov à l'aube de l'apocalypse: pour ses amis, la blessure est toujours fraîche.

 

    Nous avons horreur des commémorations déposant sur ce qu’il restait de vivant en nous d’une voix, d'une parole, d’un regard, d’un rire, d’une intelligence, le suaire de cendre des hommages. Bien pire quand il s’agit d’un personnage historique comme Édouard Limonov, enseveli une seconde fois sous des monceaux d’inepties « officielles». L’art de la nécrologie est par essence nauséabond. 
    Refusant d’oublier toutefois, nous avons demandé à certains qui l’ont connu, pour qui la blessure est toujours fraîche, dans quelles circonstances ils ont appris son décès, en ce fatidique à plus d'un titre 17 mars 2020 : 
 Édouard Limonov et Sergueï Chargounov à la télévision, chaîne "Koultoura".

Sergueï Chargounov:
Traduit du Russe par Thierry Marignac)



     Je lui ai téléphoné, quelques jours avant sa mort. Pour l’inviter à entrer dans le prix littéraire de la revue Younost (Jeunesse). Les sonneries m’ont paru s’éterniser, et le son de sa voix était confus. Alors je me suis souvenu qu’il comptait partir en Inde. 
     —Vous êtes en Inde, Édouard ? me suis-je écrié.
     Et il a semblé le confirmer. C’est ce que j’ai entendu. 
     Il m’a demandé de lui envoyer une lettre et ça m’a d’autant plus convaincu qu’il était en Inde. Nous nous sommes écrits, il a donné son accord pour participer au jury et nous avons discuté de projets pour les mois suivants. Le dernier mot que j’ai eu de lui : « AFFAIRE CONCLUE ». En lettres capitales.          
    Deux jours plus tard, les SMS se sont mis à couiner, et j’ai appris qu’il était mort. J’ai appelé son garde du corps, espérant qu’il n’en était rien, mais celui-ci l’a confirmé. 
     Pour parler franchement, j’avais des larmes dans la voix. 
     Ce soir-là , la chaîne « Koultoura » s’est enfin décidée à diffuser notre entretien. Dommage qu’Édouard n’ait pu le regarder de son vivant. 
     Mes larmes ont coulé toute la semaine. J’ai lu sans interruption quelques-uns de ses bouquins auxquels je n’avais jusque-là pas fait attention (« L’Étranger dans sa ville natale » et « Mort des héros contemporains »), et, cédant à une impulsion, je lui encore envoyé un courriel. En lui demandant de me pardonner si j’avais commis vis-à-vis de lui quelque faute que ce soit. Le miracle n’a pas eu lieu, enseveli dans une tombe close, il n’a pas répondu. Il est en terre.
     Des types comme lui, il n’y en a jamais eu avant, et il n’y en aura plus. 
     Sergueï Chargounov, écrivain, député communiste à la Douma d’État de la Fédération Russe. 
Exposition de photos à Moscou, conception © Daniil Doubschine



     За несколько дней до его смерти я ему позвонил. Чтобы позвать войти в жюри премии журнала «Юность». Звонки показались мне удлинёнными и звучал он смутно. Так что, я вспомнил, что он собирался в Индию. 
- Вы в Индии, Эдуард? — закричал я. 
    И он как будто бы подтвердил. Так мне услышалось. 
    Он попросил написать ему на почту, и это ещё больше меня убедило, что он в Индии. Мы списались, он выразил согласие работать в жюри и мы даже обсудили дальнейшие планы на месяцы. Последнее слово, которое я от него получил: «ДОГОВОРИЛИСЬ». Большими буквами.     А ещё через два дня пискнула смска, и я узнал, что он умер. Позвонил его охраннику, надеясь, что это не так, но тот подтвердил. Честно говоря, я плакал в голос. 
    В тот вечер телеканал «Культура» наконец-то сподобился показать нашу беседу. Жаль, что при жизни Эдуард её не увидел. 
    Слёзы текли всю неделю. Я прочитал неотрывно несколько его вещей, к которым до этого отнёсся невнимательно («Иностранец в смутное время» и «Смерть современных героев»), и, повинуясь порыву, написал ещё одно письмо ему на электронную почту. С просьбой простить, если был чем-то виноват. Чуда не произошло, он, которого хоронили в закрытом гробу, не ответил. Он в земле. 
    Такого, как он, никогда не было и не будет. 
    Сергей Шаргунов, писатель, депутат компартии в Государственной Думе. 

Jose Setien, journaliste créateur du site bourré d'informations: toutsurlimonov



     Il n'y a que ça sur Google News, ce mardi 17 mars 2020, en fin d'après-midi : des articles sur le Covid, le confinement entré en vigueur hier, le nombre de morts, des commentaires médicaux. Pratiquement les mêmes titres qui se répètent sur la page, que je fais défiler rapidement. Et soudain, tout en bas, le choc : "Mort de l'écrivain et militant russe Édouard Limonov". J'étais rentré d'Espagne la semaine d'avant, avec l'un de ses livres récemment traduit en espagnol : "El libro de las aguas" ("Le livre de l'eau" en France). Je n'avais pas pu aller voir Limonov le présenter en grandes pompes quelques mois plus tôt à la Foire du livre du Madrid. Son premier séjour en Espagne avait été un triomphe, avec des articles et des interviews à pleines pages dans tous les grands quotidiens espagnols (El Pais, El Mundo, ABC, La Vanguardia, etc...). 
    La presse espagnole évitait de tomber dans les clichés et les contre-sens d'une certaine bien-pensance française le classant automatiquement à l'extrème-droite ! 
    En Espagne (et en Italie aussi, sans parler de la Russie), Limonov est considéré comme un révolutionnaire. Les mieux informés n'ont pas oublié son appel lancé en 2014 au moment de l'insurrection dans le Donbass. Appel intitulé "No pasaran !", et faisant référence à la création de "Brigades Internationales" : formule choisie à dessein pour souligner que les volontaires du Donbass devaient avoir le même esprit que les étrangers partis combattre en Espagne dans les rangs anti-franquistes en 1936. 
     José Setien, journaliste, créateur du site bourré d’informations : www.toutsurlimonov 

 
Kira Sapguir, Henri Sapguir, Evgueni Kropivnitski, Édouard Limonov, Elena Chapova, Arkadi Schteinguer, 1973.

Kira Sapguir:
(© traduit du russe par Thierry Marignac)


Les mauvaises nouvelles se diffusent vite 
 
Sur l’internet tout de suite 
 Dans le secret est le monde entier : 
 EL franchit le Léthé ! 
 Autour de l’aviron 
 Une brume de sombre complexion. 
 Kira Sapguir, écrivain, poète, traductrice, amie de Limonov depuis les années 1970. 
 



Весть пришла 
 Сразу же по интрнету - по секрету всему свету: 
ЭЛ пересекает Лету! 
 И у весла Смуглая мгла 
 Кира Сапгир, писательница, поэт, переводчица, дружища Лимонова с 1970 годов. 
"Le vieux Pirate" recueil de poèmes dont je lui avais donné bien involontairement le titre, en le saluant un jour d'été 2010…



     Par une soirée heureuse, il y avait du monde chez moi, ce n’est pas si fréquent, je plaisantais avec mes hôtes, Vincent Deyveaux, mon co-blogueur, m’a envoyé un message m’apprenant la sinistre nouvelle. Je savais qu’Édouard allait mourir — certains signes les dernières fois que je l’avais vu, je ne m’y trompe pas, beaucoup de deuils à mon passif, tous anticipés. Mais avec ceux qu’on aime, on croit toujours que cela n'arrivera que plus tard. 
    La réflexion d’un ami avec lequel nous avions défilé aux Gilets Jaunes en compagnie d’Édouard — dont ce fut une des dernières flambées d’enthousiasme révolutionnaire — m’est aussitôt venue à l’esprit : en traversant le Luxembourg après la manifestation, Édouard s’attardait à la contemplation du jardin, des plantes, des statues, du Sénat, du bassin. Mon ami m’avait dit : Il sait que c’est la dernière fois qu’il le regarde.      
    Je suis sorti de ma pièce principale en apprenant sa mort, pour masquer des larmes que je ne savais pas réprimer. 
    
    Selon le cliché en vigueur, répété par Édouard lui-même dans son premier Livre des morts paru en 2000, on ne pleure paraît-il que sur soi-même en ces occasions, rappel de sa propre mortalité. Je ne suis pas tout à fait d’accord. On pleure la part de soi-même que l’amie, l’ami changeait par sa présence, celle qui lui appartenait, on pleure son existence au cœur de la nôtre. 
    Thierry Marignac.

TM et EL lors de la dernière entrevue, Moscou, fin octobre 2019, photo © Danil Doubschine




Pierre-François Moreau, romancier et scénariste français (dernier roman paru White Spirit éditions de la Manufacture de livres), très cher ami d'Antifixion, et d'Édouard Limonov, photo © Hélène Bozzi.

    Les mots s’envolent, et les amis aussi C’était il y a un an, funeste soirée du 17 mars, prélude aux attestations dérogatoires. Autour de minuit, je vois passer un post de Jean-Luc Bitton qui annonçait la mort d’Édouard Limonov. Sur ma boîte, Thierry m’avait laissé un message un peu plus tôt : Édouard est mort aujourd’hui sur le billard à Moscou. Thierry disait qu’il savait qu’Édouard n’allait pas bien, s’inventait des médications à base de vodka, que ça lui fout le cafard, que nous l’avions rencontré ensemble il y a 40 ans. Je revois l’histoire. 
    Édouard, posté à un embranchement inattendu de ma vie. Je peux le dire comme ça. Tout commence un soir de fin d’hiver 1981, dans mon appartement de la Cité Germain Pilon, je feuillète sur mon lit Sandwich, le supplément de Libération qu’on lisait à l’époque pour se tenir à jour de la Troisième Guerre mondiale dans l’attente d’un confinement nucléaire généralisé. Je tombe sur un extrait du Poète russe préfère les grands nègres, au milieu des petites annonces. Le lendemain, je commande le livre. L’histoire d’un écrivain russe exilé à New York, les turpitudes, les déchirements avec sa compagne Elena. La soupe au chou qu’il mijote en pensionné du Welfare sur le balcon de son hôtel, ou à pousser des chariots de vaisselle sale au Hilton en compagnie de Chinois, d’Italiens, de Portoricains. Je m’y retrouve. Je me sens en exil à Pigalle où je viens d’emménager, un quartier que je connais mal, ayant rompu avec ma vie antérieure, relations, compagne, emploi de salarié, à pousser des chariots de livres aux Publications de la Sorbonne. Je devais perdre la vue, ce que la chirurgienne m’avait dit, elle ne s’était qu’à moitié trompée, je ne voyais plus que d’un œil. J’ai 26 ans, et ces circonstances me décident à réviser mon existence. À me mettre professionnellement à l’écriture. Écrire, je le faisais déjà en amateur, ayant publié deux ou trois nouvelles, écrit un ou deux manuscrits, des paroles de chansons pour un groupe, une pièce de théâtre jouée au off d’Avignon. 
     Sous influence d’un écrivain russe exilé dépressif, à l’ironie froide, j’écris trois textes sur ma vie ordinaire, une querelle de voisinage pour cause de parquet qui craque, une rencontre dans une fête, une histoire de réveil matin qu’on n’entend pas. Je les dépose à Sandwich, qui publiait ce genre de fables au milieu des petites annonces, aux locaux de la rue de Lorraine. Quelques jours plus tard, j’apprends que le journal suspend sa publication. Thierry était l’une des rares personnes du quartier que je connaissais. Lui aussi avait la rage d’écrire. Il passe fréquemment, on émiette des perspectives internationalistes autour d’un ragoût hongrois censé faire la semaine, un café turc, une bière belge, un joint marocain. Je lui refile le Poète russe. On se demande comment rencontrer cet écrivain international, qui vit à Paris. Faire une interview, écrire un article, à vendre à on ne sait qui. J’appelle l’attachée de presse de Ramsay, l’enfume sur ma situation de parfait inconnu de la critique littéraire, j’évoque une radio libre, ça fleurissait à l’époque. Ça fait jeune, la dame savait à peine que ça existait. Peut-être était-ce à la fin du mois de mars 1981, ou aux premiers jours d’avril, mais il fait beau ce jour-là. Édouard nous reçoit en début l’après-midi dans son appartement de la rue des Archives. 

Fragment du manuscrit de Journal d'un raté, et du prière d'insérer Pauvert.


    Sur le mur, est épinglée une grande photo en noir et blanc d’Elena nue chevauchant un cheval de bois, devant un quartier de bœuf (exposée à la galerie Chemiakine à Saint-Pétersbourg). Thierry maîtrise déjà bien l’anglais, c’est heureux, le mien est de pacotille. Édouard reste solidement planté au milieu de la pièce dans des bottes noires pointues à talons, tee-shirt noir et pantalon blanc, nous scrutant de ses yeux clairs derrière ses épais verres de myope. Il rigole quand on lui avoue ne pas être vraiment journalistes de radio ou d’ailleurs. On n’en compte pas moins placer un article sur l’écrivain russe qui n’est pas dupe de l’Amérique, à rebours des zélateurs du Monde Libre et autres dissidents de l’époque. On n’oppose pas un monde contre l’autre, on cherche des jonctions. On baigne dans le free jazz, le punk, l’international dada, la Joy Division, la Lola Rastaquouère, le toaster LKJ et son England is a bitch, la boxe d’un Cravan, la poésie ferroviaire d’un Cendrars, le fil du rasoir d’un Chandler, le smoking Dracula, j’en passe. Rassuré par ce préambule, il sort du frigo une bouteille de vodka glacée noircie aux épices, et on se poivre pour ouvrir les cœurs, éclaircir les idées. J’ai emmené un magnéto à cassette, un appareil photo. 
    À défaut d’employeur, on a le matériel. On veut croire qu’il ressemble au seul dissident punk. Il faut bien un angle. Édouard rigole encore. On sait que les Américains exhibent les dissidents soviets pour flatter leurs valeurs d’humanistes, sans pour autant se refuser l’agent orange et les bombes au napalm. Édouard explique que les Russes en ont profité. Ils ont fabriqué des dissidents sur mesure en monnaie d’échange de leurs espions, comme ils l’ont fait avec Chtcharansky. À croire que les dissidents sont finalement des produits d’exportation soviétiques. 
    Édouard raconte ses dèches, compare les misères des capitales qu’il connaît. Les commissariats, qui ont partout la même couleur. Les zonards de Washington square ressemblent aux éthyliques de Leningrad, les ploucs du Kansas aux moujiks de Kirghizie. Et Moscou ? Il nous détaille qu’il faisait, comme tout le monde, son « truc » pour survivre. Marché noir. Taillant de faux jeans à la mode occidentale, les revendant à la sauvette dans le métro, station Moskovski Vagzal. Ou bien il recopiait à la machine à écrire ses recueils de poésie, chacun à mille exemplaires. Il les vendait, alors que les samizdats sont d’ordinaire gratuits. Il en a marre, et comme il fréquente le milieu de l’intelligentsia moscovite et des Ambassades, il réussit à obtenir un visa pour Israël. Il part. 
     À New York, il trouve tout de suite un travail : rédacteur à la Nouvelle Parole Russe (Новое Русское Слово), le journal des immigrés. Il comprend vite qu’il est du côté des losers. L’un de ses articles, Désillusion lui vaut son renvoi. On ne crache pas dans la soupe. Il vit de cuites et d’amour de passage. 
    « J’aime New York. Elle est plus cruelle, plus criminelle que Paris. L’Europe ne fabrique plus que des normaux des laborieux et des routiniers. Pouah ! 
    « Bien sûr, c’est facile pour un écrivain russe d’être publié aux USA. Si tu chies sur Brejnev, ils t’éditent immédiatement. » Édouard a proposé son roman à vingt-six éditeurs pour autant de refus, au prétexte que c’était obscène, pas assez anti-communiste. Arrivé à Paris, il rencontre Jean-Jacques Pauvert qui souhaite le publier. Autour d’un verre, la discussion achoppe sur le titre. Et Jean-Jacques Pauvert propose Le Poète russe préfère les grands nègres, référence à une scène du livre de furtifs rapports éthylico-sexuels dans un parc, et aux Hommes préfèrent les blondes, on s’en doute. 
     Editchka raconte que l’année précédente, il a poussé la fantaisie jusqu’à participer aux Jeux Olympiques de la poésie à Londres, comme en organisait l’Empereur Néron. Dans Westminster Chapel, entre quelques mémés à chapeau, John Cooper Clark éructe un détergent punk, suivi de peu par Linton Kwesi Johnson, le Jamaïcain, qui entonne England is a bitch. Grosse émotion. Vient le tour d’Editchka censé représenter l’URSS, lui, l’apatride. Tous attendent quelque chose de salé de la part de ce dissident. Mais Limonov leur noue l’estomac avec son poème : I kiss the white hand of the Russian Revolution. Un chroniqueur l’interpelle : « Monsieur Limonov ! Vous embrassez la main de la Révolution Russe, mais vous avez du sang sur la bouche ! – Du sang ? Ce sont peut-être mes lèvres qui saignent… »     Editchka nous confie avoir commencé un nouveau roman Le journal d’un loser, qui sera publié l’année suivante sous le titre Journal d’un raté. « C’est le classique passage à la violence d’un type isolé exclu par tous, en qui la pression monte jour après jour, insensiblement d’abord, jusqu’à en devenir fou. Je veux raconter l’histoire précise d’une dépossession, une cassure interne. Et les rêves fous qui l’accompagnent. Je crois qu’à la fin, le type ira flinguer Reagan ou le pape, on verra. » On se quitte finalement, un peu en zigzag. 
    À la fin de ce même mois d’avril, nos ambitions n’ont pas trouvé preneur. Et pour une raison assez vague, je prends avec Thierry un train pour Rome. On circule, on tente de nouer des contacts, de s’entendre parler des années de plomb avec des Italiennes de rencontre. Au soir du 10 mai, à Trastevere, le quartier fête la victoire de Mitterrand. Deux Français ! Des Italiennes sont trop heureuses de nous offrir à boire. Et le 12, on se décide à faire un tour place Saint-Pierre. Le lendemain, sur cette même place, Ali Agca tire sur le pape. Nous songeons à la prémonition d’Édouard en forme de conclusion du Journal du loser. Et aussi à son annonce d’un effondrement prochain de l’Union soviétique. On est interloqué. L’après-midi, nous prenons le train du retour. Quelques jours plus tard, un ami me téléphone, il vient de lire l’un de mes textes dans Libération qui reparaît après l’élection de Mitterrand. Je file rue Christiani, à deux pas de chez moi. La nouvelle rédactrice en chef de Sandwich les a trouvés dans un dossier, elle a décidé de les publier. Elle me propose d’en écrire d’autres et me présente au chef de rubrique de la page Têtes d’affiche, qui cherche des rédacteurs. Thierry décroche l’accord d’Actuel par l’intermédiaire de Daniel Mallerin. On turbine. L’article est validé et paraît dans le numéro double de l’été 1981. Édouard est ravi. 
    Parallèlement, je gamberge avec Thierry sur un samizdat, façon Limonov à Moscou. Je propose un titre : Acte gratuit. Une autre aventure commence, à laquelle se joignent entre autres le photographe Serge Van Poucke, le dessinateur Alain Braun, le journaliste Philippe Chambon. Le premier numéro paraît en décembre, avec Édouard en invité vedette. En janvier, je repars pour Rome, envoyé par Actuel en reportage sur le rock italien. En ce qui nous concerne, quarante années d’écriture suivront. 
 Pierre-François Moreau

Dédicace d'Édouard à PFM.



Exposition de photos à Moscou, conception © Daniil Doubschine

    
Le "gilet jaune" dédié à Édouard.


    En mai 2019, Thierry Marignac m'a présenté son vieil ami, « monsieur Limonov » (c'est ainsi que je m'adressais à lui), venu à Paris accompagné de jeunes journalistes russes indépendants qui réalisaient un reportage sur son œuvre. Toute l'équipe voulait également participer à la manifestation des Gilets jaunes prévue ce samedi-là. Il faut dire que j'étais devenu, avec Thierry, son correspondant pour couvrir cet événement hebdomadaire qui le passionnait et dont il rendait compte sur le site d'informations Regnum.

    Après une longue marche avec les Gilets jaunes, c'est dans les allées du Luxembourg que nous avions perçu intuitivement qu'il jetait un dernier regard sur une ville qu'il aimait. Je remarquais aussi son sourire serein et son empathie à l'égard des enfants... C'était là l'attitude d'un homme accompli, qui se savait mortel à court terme mais qui n'en voulait rien dire à personne.

    Il nous avait ensuite invités à boire quelques verres dans son appartement, ce que Thierry avait sagement refusé parce que les jours suivants étaient bien remplis et qu'il fallait garder la forme.

    Quelques mois plus tard, un ami m'a envoyé un sms pour m'annoncer sa mort. Non ! J'ai appelé Thierry, à Bruxelles, qui accusait vraiment le coup.

    Bien sûr, il nous reste ses livres, qu'il faut relire. Il m'a fait l'honneur de l'un de ses derniers textes, traduit en français par Thierry, en préfaçant un livre témoignant d'une année de Gilets jaunes à Paris.

    Depuis quelques mois, dans les manifestations qui perdurent chaque semaine, je porte un gilet jaune sur lequel un artiste breton a gravé son visage. Eh bien, je ne compte plus les fois où je me suis fait aborder par d'autres manifestants ou par des journalistes indépendants qui sont venus me parler longuement d’Édouard Limonov !



Yvan Hardoy







    Danil Doubschine:

(©Traduit du russe par Thierry Marignac)


    Je l'avais vu vivant pour la dernière fois le 29 février.

    J'avais reçu son dernier message le matin du 15 mars. 

    

    Ce 17 mars fut une longue journée. À 18h, rentré chez moi, j'ai appelé mon père à Pétersbourg, je lui ai souhaité son anniversaire, on a discuté une vingtaine de minutes. Mon père m'a demandé comment allaient mes affaires, et je lui ai raconté que je venais de terminer de travailler avec Limonov sur son nouveau livre: "Le Vieux en voyage".

    

    À 20h 10, rafales de sonneries, le téléphone explosait, l'internet explosait. Je ne décrochais pas, mais les sonneries retentissaient toujours sans discontinuer. Brusquement, j'ai compris très clairement, pour quelle raison on m'appelait. Sachant d'avance ce que je verrai, j'ai ouvert "Iandex-actualité" et j'ai lu: "L'écrivain Édouard Limonov est mort aujourd'hui à Moscou".

   

    J'ai composé le numéro de Dima Everton, le plus proche des aides de Limonov.

    —C'est vrai Dim ?

    —Oui.

    —Quand?

    —Il y a 45 minutes.




    Voici ce que j'ai écrit ce soir-là, dans mon journal irrégulier: 

    «J'attendais ce jour-là (on attend aussi le châtiment), et j'espérais tant qu'on puisse le retarder ne serait-ce qu'un peu. 
    Pourquoi est-il juste mort maintenant où l'édifice mondial s'est mis à court-circuiter sensiblement et qu'il est devenu clair qu'un grand morceau d'Histoire prenait fin, tandis qu'un autre s’ouvrait, tout différent? Parce qu'il n'avait plus de forces pour entamer cette période nouvelle? Mais il ne souhaitait pas vivre à l'écart de l'Histoire. 
Danil Doubschine, songeur, le micro à la main, dans une soirée à la mémoire d'EL.


    Personnel. En effet, aujourd'hui, c'est l'anniversaire de mon père. Il est né le 17 mars, et c'est le 17 mars que l'existence physique d'Édouard a cessé. J'ai toujours eu peur de la familiarité et je ne l'appelais que «camarade vétéran». Mais au fond, c'est l'un de mes pères, un peu distant, parfois condescendant, mais d'autant plus important. 
    Et pourquoi ai-je justement dans la nuit du 16 au 17 mars entrepris de changer de place ses livres dans ma bibliothèque? Il y en a six rayons. J'ai passé trois heures à les classer par ordre chronologique. J'ai ouvert ceux que j'avais à demi oubliés et j'ai lu des dizaines de pages. 
    Le monde très vaste, l'univers colossal d'Édouard Limonov a pris fin. Oui, il a laissé quatre-vingts tomes de ses livres, et ils sont à portée de main. 
    Mais cette tête, cette tête grandiose! Elle ne pensera plus, ne travaillera plus. Machine stoppée. C'est sauvage et pour l'instant incompréhensible» 
    Danil Doubschine, ami et factotum d'Édouard Limonov pour les affaires littéraires.
Limonov, dessin © Evguenia Kovda.


    Последний раз я его видел живым 29 февраля.
    Последнее письмо от него получил утром 15 марта.
    –В 18.00 я телефонировал в Петербург отцу, поздравил его с днем рождения, мы проговорили 20 минут. Отец спросил как у меня дела, и я рассказал о том, что вот, только что завершил с Лимоновым работу над его новой книгой "Старик путешествует".

    –В 20.10 начался шквал звонков, телефон стал разрываться, интернет стал разрываться. Я не брал трубку, а звонки все не смолкали. Вдруг я совершенно ясно понял зачем мне звонят. Уже зная, что именно мне предстоит увидеть, я открыл Яндекс новости и прочитал: " В Москве умер писатель Эдуард Лимонов"

    Я набрал номер Димы Эвертона, ближайшего помощника Эдуарда:
    –Это правда, Дим.
    –Да.
    –Когда ?
    –45 минут назад.

    Вот что я записал тем вечером в своем нерегулярном дневнике: 
 «Я так ждал этого дня (казнь тоже ждут), и так надеялся, что его можно отодвинуть хотя бы ещё чуть-чуть. 
     Почему он умер именно сейчас, когда мироустройство начало ощутимо сбоить и стало ясно, что большой кусок истории заканчивается, и начинается иной кусок? Потому что у него уже не было сил на этот новый? А жить в стороне от Истории он не хотел. 
     Личное. Сегодня ведь день рождения моего отца. Папа мой родился 17 марта, и 17 марта прекратил физическое существование Эдвард. Я всегда боялся панибратства и называл его не иначе как «старший товарищ». Но по сути, он один из отцов моих, чуть отстранённый, порой высокомерный, но ещё более от этого важный. 
     И почему именно в ночь с 16 на 17 марта я затеял переставлять его книги в моей библиотеке? А это шесть полок. Три часа я выстраивал их по хронологии выхода. Открывал подзабытые и читал страницами и десятками страниц. 
     Закончился огромный мир, колоссальная вселенная по имени Эдуард Лимонов. Да, он остался восьмьюдесятью томами своих книжек, и вот они рядом, только руку протяни. 
     Но голова, эта великолепная голова! Она больше никогда не будет думать, работать. Стоп машина. Дико и пока малопостижимо».
Данил Дубшин, друг Лимонова, занимавшийся литературными делами писателя.



Sémione Piégov:
(©Traduit du russe par Thierry Marignac)

…Et dans un perforateur brouillard 
Dans la précision cristalline incrustée 
Comme un couteau de poche, était assis un vieillard, 
De lumière bleue nimbé. 
Dans ses os rongés 
Et d'un lambeau ardent dans sa peau,
 Observaient de fantastiques invités. 
Leurs sornettes emportent avec eux les matelots
 Et sur le pont en visqueuse succession, 
Comme recouvrant cette succession, 
Leurs rangs en chœur se sont éclaircis, 
La moustache sur leurs lèvres s'est parsemée de gris. 
En ce siècle boiteux et exquis, 
Comme ce breuvage de verre filé 
Dans la cuvette hybride de Tchistoproudny 
 La nuit s'est accumulée. Cafard, cafard 
Dans sa spirale inversée. 
Voici la ruée de l'Histoire. 
Ici même les Dieux mouraient, 
De même qu'ici personne ne mourait. 
Sémione Piégov, mars 2021, dédié à Limonov. 

Semione Pie
Sémione Piégov, journaliste correspondant de guerre, réalisateur du dernier documentaire sur Édouard Limonov.


...и в перфораторном тумане, 
В хрустальной точности резной
 Сидел старик, как нож в кармане, 
Отсвечивающий голубизной. 
В его обглоданные кости 
И в кожи пламенный лоскут, 
 Смотрели сказочные гости. 
Матросы чушь с собой несут 
И в палуб склизкой череде, 
Как бы прикрывшись чередой, 
Их строй совместно поредел, 
Стал сединою над губой.
 И в этот век - хромой и чудный, 
Как тот напиток из стекла,
 В гибридной чашке чистопрудной 
Скопилась ночь. Тоска, тоска 
В своей развернута спирали. 
 Вот исторический аврал. 
Здесь даже боги умирали, 
Как здесь никто не умирал. 
 Семен Пегов, посвящено Лимонову, март 2021.

Soirée d'adieu à Moscou



Daniel Mallerin:
        La morsure du chagrin a redoublé quand à l’info sur les réseaux sociaux succéda le mail de deux lignes que tu m’as adressé – KO - le jour même de la mort d’Edouard. L’idée du choc qu’elle pouvait produire sur toi m’a hanté et obscurci l’esprit jusqu’à ce que j’en mesure l’amplitude dans la rafale de textes que tu as lâchée dans les jours et les semaines qui ont suivi. 
     
        J’ai instantanément compris que ta tristesse ne pouvait être qu’inversement proportionnelle à l’éclat picaresque de ton anti-nécrologie improvisée. Son mordant a aussitôt transfiguré mon chagrin : le rire est un remède qui se partage. Tu y as condensé tant d’histoires hilarantes et extraordinaires chevillées à votre amitié – quelques détails personnels - que la figure d’Edouard Limonov m’a semblé plus que jamais proche, vivante et captivante. 
     
    Pourtant je les connaissais déjà pour la plupart ces histoires : depuis son arrivée à Paris aux débuts des années 80, tu n’as jamais cessé d’écrire sur lui et je n’ai jamais cessé de lire la chronique éparse de ta filature d’un coin du monde à l’autre, partager à cru les raisons de ton admiration et guetter son équipée à travers les tiennes dont elle fut l’aimant - gros comme le risque. L’exil et l’immersion dans la langue russe, sans compter la suspicion policière. Mais à ce moment de solennelle solitude – la covid t’avait interdit de te rendre à l’enterrement -, tu as resserré tes mots au cordeau d’une vérité brute et infalsifiable – 40 ans de liens – et la place forte (80 livres, Alexandre Dumas pulvérisé) Eddyfiée face au chaos du monde m’est apparue comme un paysage littéraire et documentaire encore plein de défis.              
    
    D’ailleurs, dans la foulée de ton funèbre marathon, tu as publié sur Antifixion les témoignages de ses amis (Danil Douschine, Sémione Piegov, Daniel Orlov), dont une poignée de poèmes pathétiques (faut-il se prêter à cette disposition mentale : pénétrer les complexités de la poésie russe). D’ailleurs, tu as commencé par là ton éloge funéraire, en traduisant quelques uns des siens, réitérant ta détermination à prouver qu’Edouard Limonov était avant tout un poète d’un calibre exceptionnel. 
    
    D’ailleurs, un mois après son décès, une fois le train des commémorations passé, tu es revenu sur le paradoxe de sa peopolisation phrançaise et de l’incuriosité pour la réalité du phénomène Limonov sur sa terre natale : À la suite de son œuvre foisonnante où l’on rencontrait tant Joey Ramone ( chanteur du groupe punk The Ramones ) que Iossip Brodski (prix Nobel de poésie 1987), Lili Brik ou Andy Warhol, son journal Limonka fut le pipe-line majeur de la culture underground sur les ruines d’une URSS, claquemurée pendant 70 ans, à l’écart de tout. 
     
    D’ailleurs, les semaines et les années précédentes, tu avais déjà tiré combien de libellés sur le sujet, déjà traduit combien de ses poèmes, déjà publié combien de témoignages capitaux de ses amis (Kira Sapguir démêlant les pêchés du petit Carrère) ? Il suffit de cliquer sur les onglets Limonov de la barre synoptique d’Antifixion pour comprendre que tu n’avais pas d’autre choix que « l’anti-nécrologie ».          

    Telle est aussi l’expérience, voire le défi, qui se présente au lecteur : découvrir la figure d’Edouard Limonov par ces fragments et combinaisons – par exemple commencer avec La vie mondaine, le premier poème des archives (septembre 2011), extrait du recueil Le vieux pirate publié l’année précédente à Moscou. 100% Limonov, choc punk garanti et peut-être même déclic salutaire pour décrypter de clic en clic les singularités du personnage à travers celles de ta chronique rhizomique. 
     
    Et je ne doute pas que cette expérience soit la meilleure façon de résister à la mélancolie, comme à l’érosion de la mémoire. Elle est aussi forcément drôle, il n’y qu’à voir la première phrase de ton oraison : Mon ami Édouard Limonov, était plutôt un joyeux drille aimant la vie, la picole, l'amitié, le rire et les jolies femmes. Elle est aussi forcément extensible, conséquence de ton marathon d’éditeur et de traducteur, construisant au fil du temps un réseau infiniment subtil de correspondances, flagrantes ou elliptiques, entre maintes œuvres et poètes russes – les amis précédemment cités, Natacha Medvedeva, diva des années bohêmes de Limonov à Paris, Tchoudakov que tu as sorti de l’abîme et que tu lui auras fait découvrir, Essenine, si cher à ton cœur et dont tu croyais deviner l’inspiration dans ses propres vers, et cetera. 
     
    De surcroît, l’expérience Antifixion – décrypter l’anti-système Limonov à travers un document paradoxal et incarné – offre un plaisir non négligeable : voir se dégonfler, tout en finesse, l’insupportable baudruche Emmanuel Carrère. 
     
    Malheureusement, cette entreprise éditoriale, poétique et martiale, a jusqu’ici été condamnée à une représentation exclusivement numérique, cette forme de palimpseste dont tout le monde désormais semble s’accommoder. 
     
    Il y eut cependant une exception « de taille » en 2002 – le Président du Parti National Bolchevique était alors en procès et risquait 25 ans de prison « pour tentative de formation de bande armée et de renversement du régime constitutionnel » – avec la publication par le DTV d’un Limonov à Paris, un livret de dix pages (gratuit tiré à 80 exemplaires numérotés), traduction d’un extrait du Livre des morts, paru à Moscou en 2000, où Edouard raconte sa rencontre avec ta bande de « blancs becs » et comment il en avait partagé les attentes hédoniques et les égarements tragiques – damnés des années 80 dont le rejeton de l’académicienne, le Tintin de XXI, n’eut jamais la moindre idée. Tu avais écrit une préface extrêmement sobre à hauteur d’épaule de l’observation minutieuse qui ressort du récit détaché et jaseur de Limonov – déjà le frottement des deux styles. Cette belle efflorescence de l’underground parisienne, nous l’avions réalisée toi et moi avec l’aide de Rodolphe Garabédian, l’un des « blancs becs » en question, le dernier de la bande à t’avoir lâché. Limonov à Paris a été republié dans Antifixion.

    Daniel Mallerin, éditeur du Dernier Terrain Vague.

    
Brochure publiée par le DTV en 2002, brandie par Daniel Mallerin 




Mark Ames, rédacteur-en-chef d'eXile 
(©Traduit de l'américain par Thierry Marignac):



    Je m’occupais de fourrer ma famille dans une camionnette de location  pour foutre le camp de Queens — nous vivions dans un immeuble de 37 étages financé par l’État, véritable parc d'attractions pour le virus — quand j’ai entendu que Limonov était mort. À l ‘époque, je ne savais même pas qu’il était malade. Je pige pourquoi ça ne lui plaisait pas d’en parler — Limonov détestait la faiblesse, non pas par vanité, mais parce que ça ne sert à rien d’utile. Limonov voulait être un protagoniste, le protagoniste — et non un zombie d’un ARN flottant. Lorsque j’ai reçu un message d’un ami me disant que Limonov était mort, c’était un coup de tonnerre tombé de nulle part pour moi et pour beaucoup d’autres amis et connaissances. 
     
    Certaines choses ne sont pas censées survenir. Un holocauste mondial causé par un boucher chinois de province projetant des gouttes du sang de pangolin infecté par une chauve-souris dans sa morve ? Ça me paraît beaucoup plus logique que Limonov — son réacteur d’une volonté de fer — annulé pour toujours.      
    
     La presse américaine faisait de son mieux pour ignorer la mort de Limonov. En 2020, il était mal vu. S’il était mort en 2010, ils auraient accusé Poutine et exigé des sanctions. Le Décret Limonov mondialisé, avec fondations et ONG organisées en son nom à Bruxelles et Washington. Mais une décennie, c’est long, sur la terre de Limonov. Il s’était retourné contre l’opposition libérale au Kremlin soutenue par l’OTAN en 2012, ce qui signifiait que notre Landernau officiel des médias jetait le mauvais sort anglo-saxon sur Limonov : l’indifférence. Il était à nouveau sur la liste noire de l’OTAN quand il est mort, et la culture bas-du-front officielle suit pas à pas les ordres de ses maîtres de Langley. 

     
    Quant à moi, je n’ai pas encore réussi à m’y faire. Je suis content que Limonov ait pu voir le monde changer de manière plus intéressante. Il y a quelques années, dans un de nos échanges, je lui disais que quoi qu’il en soit, le monde se réchauffait enfin après une longue hibernation – il en tomba d’accord avec cordialité, « Oui, c’est une bonne chose », m’écrivit-il. 
     
    Durant plus d’une décennie, depuis la fin de l’ère Eltsine jusqu’à la fin de la première époque Poutine, j’allais voir Limonov tous les quinze jours afin de prendre son dernier article pour ma feuille de chou moscovite, eXile. Les seules interruptions furent son emprisonnement à Lefortovo et la colonie pénitentiaire d’Engels. Il était toujours cordial, serviable, curieux — et toujours de bon sens, compréhension terrienne de toutes les questions russes, qu’il parle de politique ou de filles. 
     
    J ‘ai trop à dire sur ma longue amitié avec Limonov, ce qui me lie la langue. Il semble grossier de ne s’attarder qu’à la surface — mais il serait plus grossier encore de se taire. Limonov ne se serait jamais tu, mais par ailleurs, sa langue n’était jamais liée. 

    Mark Ames, éditeur et rédacteur-en-chef d’eXile, magazine moscovite où Edouard Limonov publiait régulièrement ses articles. 

Édouard et ses enfants


     

    I was busy packing my family into a rented minivan to get the Hell out of Queens — we were living in a 37-story government-subsidized high-rise, an amusement park for viruses if there ever was one — when I heard the news that Limonov died. I had no idea at the time that he was even sick. I get why he didn’t like to talk about that — Limonov hated weakness, not out of vanity, but because sickness served no useful purpose. Limonov was interested in being a protagonist, the protagonist — not in floating strands of zombie RNA. So when I got a text from a friend telling me Limonov died, it was a bolt out of the blue for me, and for a lot of other mutual friends and acquaintances. 
     
    Some things just aren’t supposed to happen. A global holocaust caused by a provincial Chinese butcher flicking bat-infected pangolin blood droplets into his snot? That makes a lot more sense to me than Limonov — that iron will reactor of his — nullified for good. 
     
    The American press tried to ignore Limonov’s death. He was out of favor, once again, in 2020. If he’d died in 2010, they’d’ve blamed it on Putin and ordered sanctions, The Global Limonov Act, with foundations and NGOs set up in his name in Washington and Brussels. But a decade is a long time in LimonovLand. He turned on the Kremlin’s NATO-backed liberal opposition in 2012, and that meant our official media hivemind casting the Mother of all Anglo-American Hexes on Limonov: indifference. He was back on NATO’s shitlist when he died, and official middlebrow culture here follows lockstep with its Langley masters. 

     As for me, I haven’t managed to wrap my head around it yet. I’m glad Limonov got to see the world changing in more interesting ways. A few years ago, in one of our correspondences, I told him that whatever else, the world was finally heating up after a long dull freeze — he agreed in his cheerful way, “Yes, it’s a good thing,” he wrote me. 

     For over a decade, from the late Yelstin era until the end of the First Putin Era, I visited Limonov every other weekend to pick up his latest column for my Moscow rag, The eXile. Only broken up by his time in Lefortovo and the colony in Engels. Always cheerful, obliging, curious -- and always with the most common-sense, unpretentious, earthy grasp of all matters-Russian, whether we were talking politics or devushki. 

     I have too much to say about my long friendship with Limonov, to the point of being tongue-tied. It seems rude to scratch the surface here — but it’s even ruder to keep quiet. Limonov would never keep quiet, but then again, he was never tongue-tied. 
    Mark Ames editor-in-chief of the eXile magazine, Moscow, 1997, 2008, where Edward Limonov regularly published a column.


10.3.21

Norilsk ou le marketing du Nabotbo

 




    Le Nabotbo, rejeton taré de l’infâme « génération 68 » dont les turpitudes ont récemment fait les gros titres, présente un certain nombre des caractéristiques de ses ancêtres, poussahs minés par l’âge et la pourriture prévaricatoire depuis un demi-siècle : 
     —Le Nabotbo a appris d’eux la concurrence entre les générations et les pousse dans la fosse avec de grands sourires. 
     —Le Nabotbo vit dans les quartiers du Nord-Est parisien dont lui et ses congénères ont chassé la population en faisant augmenter les loyers et tout le reste à grand renfort de modes urbaines conçues à Manhattan il y a 35-40 ans, qu’ils ont le culot de faire passer pour « nouvelles ». 
     —Le Nabotbo profite le mieux des privilèges et abus qu’il prétend dénoncer puisque c’est son fond de commerce. 
     —L’idéologie Greenpeace de gauche du Nabotbo est bornée par deux points cardinaux : la cuistrerie victimaire s’arrête là où s’impose l’absolutisme du marché.
La religion est un poison, protège-toi, enfant!

 
 —Toujours fidèle en cela aux gérontocrates de l’église gauchiste du polar, auxquels il a consciencieusement ciré les pompes pour grimper les échelons, le Nabotbo se sert des refrains de la propagande mondiale pour vendre sa soupe. De même que les gérontocrates recyclaient tous les refrains serinés par la propagande des groupuscules à l’époque de leurs études (pétainisme, guerre d’Algérie, guerre du Vietnam…) pour vendre leur soupe, c’est à dire l’infâme « néo-polar » à leurs anciens condisciples, de même le Nabotbo a profité d’une génération grandie avec :Free Nelson Mandela pour refourguer une mauvaise imitation de roman à l’anglo-saxonne situé en Afrique du Sud, que la masse des truffes de Phrance a plébiscité. 
     —Le Nabotbo, toujours fidèle à ses ancêtres est fondamentalement atlantiste. Big Bad America constitue l’Alpha et l’Oméga de sa culture, délayée avec diverses variantes anglo-saxonnes. Le Nabotbo croit posséder cette langue, l’anglais de cuisine, de même qu’il baragouine l’espagnol. Pour son vernis multiculturel, ça suffit largement. 
     —C’est du reste le trait distinctif de bêtise ignare indissolublement lié à la tartufferie qui signale l’héritage soixante-huitard du Nabotbo : il ne connaît rien, mais il sait tout, il n’a aucun scrupule mais c’est une grande conscience. Ces imbitables monuments de clichés piqués à peu près partout que sont ses « romans », le Nabotbo les bâcle à coups de séjours Nouvelles Frontières et de recherche Wiki. Quelle importance, d’ailleurs, puisque son public de caves a atteint la masse critique… Et qu’il avale tout. Lorsqu’une rumeur insistante prête une falsification flagrante au Nabotbo qui aurait prétendu avoir séjourné dans une réserve indienne au Chili, ce qui serait techniquement impossible, celle-ci étant fermée aux étrangers, son public de caves qui regarde Arte pour s’informer — ne cherche pas plus loin.


     —Jusque-là, le Nabotbo n’était pas beaucoup plus dérangeant que la foule de crétins qui se croient raffinés parce qu’ils parlent anglais. Mais… même l’immense ex-Empire Britannique a des limites, et le Nabotbo est à court de sujet… Alors !… Comme ses prédécesseurs recyclant en boucle les horreurs du nazisme jusqu’à épuiser le filon, le Nabotbo se tourne vers les horreurs écologico-antidémocratiques perpétrées en Russie, recyclant au passage l’héritage totalitaire soviet. Le Nabotbo joue sur du velours : les médias occidentaux vendus jusqu’au trognon, ayant à cœur de démontrer — bien que ce soit de plus en plus difficile — la différence entre une démocratie libérale pourrie par le marché et une démocratie « illibérale »… pourrie par le marché, déversent leur venin russophobe du matin au soir. Ils vont s’empresser de faire la réclame du ramassis de clichés de troisième zone constituant la dernière bouse du Nabotbo : la corruption (ah, ah, les lobbies en face du Conseil Européen place Schuman à Bruxelles, c’est quoi ?), les soviets, la guerre d’Afghanistan, la pollution… Vous m’en remettrez une demi-livre !… (voir aussi la notification "sponsorisé tout ou partie par le gouvernement russe" sur les vidéos YT venues de Fédération Russe. Ah bon, la propagande CNN et consorts financée par les milliardaires est "innocente"? V'là autre chose!…)  Il est à peu près impossible d’accéder à Norilsk pour le Nabotbo, le secteur n’est pas « ouvert ». Même s’il a séjourné dans la région, le Nabotbo, connaît au mieux trois mots de russe. Toutes ses "recherches" sont effectuées par un interprète et une secrétaire douée en pages Wiki. Qu’importe, son public de caves va tout gober, comme d'habitude. 


    … Au détriment du véritable artiste, originaire de Norilsk, remarquable écrivain (il fait peu de doute qu'il ait été pompé éhontément par le Nabotbo) : Andreï Doronine, natif de Norilsk, qui y perdit son père au milieu des années 90, retrouvé noyé après s'être lancé dans l'entreprise privée. À rebours de la ragougnasse insipide de style TéléramInrockMondObsÉration du Nabotbo, Doronine a une écriture unique. À rebours de la logorrhée du Nabotbo (548 pages sur un bled qu’il ne connaît pas), il suffit d’une cinquantaine de pages à Doronine, pour dresser un portrait saisissant de sa ville natale dans le récit « Chaman », qui conclut l’éblouissant recueil « Transsiberianback2black », chez 10/18.