18.9.18
8.9.18
Après Gerda, de Pierre-François Moreau
MIRACLES DE LA
BALISTIQUE
La difficulté d’affronter un sujet rebattu comme le on ne présente plus — photographe
culte d’une époque où l’expression n’existait pas encore — Robert Capa ressort d’une science bien connue en
artillerie de campagne : la balistique. Il s’agit de trouver l’angle
d’attaque, simultanément un angle mort d’où l’on échappe au tir de barrage des
trop nombreuses et puissantes batteries critiques sanctionnant la moindre
erreur de calcul, des sommets d’un académisme en position de force.
VERTIGE
En ce sens, mon vieil ami Pierre-François Moreau, s’est montré remarquable tacticien avec son
Après
Gerda (Éditions Le Sonneur), et je dois reconnaître qu’à l’époque déjà
lointaine où il élaborait son projet, j’étais sceptique. Mais Qui ose vaincra, et il a pris
l’adversaire au dépourvu, en se glissant dans la peau du sujet sans vergogne,
et sous ce camouflage — pilonner sa tragédie intime avec la précision souhaitée,
trop vite et trop dérobé pour risquer la contre-attaque. En captant le héros
mythique de la photographie de guerre à son plus haut désarroi, après la mort
de sa maîtresse, dans toute l’ambivalence et la confusion des sentiments, où se
mêlent cafard, culpabilité, douleur sourde, mais aussi soulagement de la page
tournée, rancune, reproches posthumes au gré de souvenirs tronqués par
l’alcool, et la distance qui ne cesse d’augmenter — Pierre-François nous dessine un portrait vraisemblable de l’émotion
d’un homme en proie au vertige.
LA MÈRE DE TOUTES LES
VILLES
La trame est simple : Capa en partance vers New York après la mort brutale sur un champ
de bataille de l’Espagne en guerre avec elle-même de cette femme qu’il aimait
peut-être, ou pas, ou plus, taraudé par cent mille questions insolubles, dont
la vanité post-mortem est une blessure supplémentaire, cliché du face à face
avec la tombe. Capa en partance en
bateau, vers la mère de toutes les villes,
qu’il ne connaît pas, pour effacer le choc avec un autre choc, d’une intensité
presque aussi violente, comme New York est violent au nouvel arrivant. Mais,
songe notre héros, Seules les
distractions nous empêchent de mourir.
Je ne sais plus quel peintre ou poète russe racontait
ça : en arrivant à New York, il avait acheté une paire de chaussures.
Quand il avait quitté la ville, il les avait jetées, elles étaient foutues,
usées par les dérives interminables auxquelles se livre toute âme bien née
débarquant dans la mégapole — sans guide et sans repères, au hasard des rues
d’un quadrillage intermittent, les antennes subliminales vibrant aux ultra-sons
de changements d’ambiance multiples et brutaux.
C’est exactement ce que va faire Capa, multipliant les clichés, photographiant le jazz et la boxe
à Harlem, les riches et les puissants du Upper East Side, les ghettos juifs du
bas de la ville, la moitié de l’Europe déjà réfugiée là, fuyant les régimes
autoritaires de l’Axe, l’hécatombe en préparation. En bruit de fond, la
cataracte de son travail de deuil.
L’ABSENCE
La tentation était grande de re-raconter la Guerre
d’Espagne, et à l’époque où il concevait son projet, j’avais mis en garde PFM, historien de formation, contre
celle-ci. Il a superbement évité l’embuscade.
En effet, selon le cliché, l’amour, c’est tout ce qui n’est
pas l’amour, puisqu’il s’épanouit au
milieu des contingences. Alors parlons des contingences, excellente
patrouille de reconnaissance vers l’objet insaisissable et déchirant. C’est autour de cette absence, que Pierre-François a construit sa
tragédie, absence d’une présence
intensément désirée, miroir à facettes de celle de Gerda. En chemin, il
retrouve les vaincus du Bataillon Lincoln — souvenirs des cuites d’Hemingway à Madrid — son mentor
hongrois de photographie, et pour donner un but à son errance, Capa conçoit avec lui l’idée d’un
livre de photos, où la Guerre Civile et Gerda
se confondront. Comme se confondent, fragmentés dans ce roman, le kaléidoscope de la
Guerre et celui de la ville.
Une entreprise — chambre d’échos, palais des miroirs —
diablement littéraire à laquelle s’est livré mon pote. Et avec succès.
TM, septembre 2018.
1.9.18
Le Prince d'Aquitaine de Christopher Gérard
UN REPAS CHAUD À
L’ŒIL
Et voilà, ça recommence !… Il pleut des coups durs, comme disait un ami mort depuis des
lustres, empruntant le titre français d’un roman génial de Chester Himes au titre en V.O. bien meilleur par sa
musicalité : The Real Cool Killers.
Écoutez-moi ça nom d’un chien, si c’est pas un Nom de Dieu de titre !…
Bref, en l’occurrence, le coup dur, c’est que mes amis
romanciers — heureusement, j’en ai peu — se sont mis à écrire à tort et à
travers, je suis en retard d’au moins deux chroniques, notamment le très beau Après
Gerda, de mon plus vieux pote Pierre-François Moreau, qui a trouvé le
moyen de renouveler la littérature sur le photographe Robert Cappa et ses
amours tragiques. J’en reparlerai. Je
n’arrive plus à suivre, je ne sais pas ce qui leur arrive, ils se déchaînent.
J’ai une bonne excuse : je faisais la promo de la traduction russe de mon
roman Morphine Monojet, ces temps-ci, en Russie et au Kazakhstan.
Mais enfin, l’actualité dicte mes petites chroniques, mes
amis romanciers trépignent, après Le grand Écrivain de J-F Merle, dont je vous entretenais il y a
peu, me voilà donc bien obligé, après une odyssée russo-kazakhe, en dépit de la
fatigue inhérente à mon grand âge, de vous parler du Prince d’Aquitaine, roman
du très cher Christopher Gérard,
paru avant-hier aux éditions Pierre-Guillaume
de Roux. Si je coince la bulle, revenu d’Astana plus mort que vif, il ne m’invitera plus à dîner, et que ne
ferais-je pour un repas chaud à l’œil !… Inutile de me faire la morale, je
vous ai déjà dit que j’étais vendu — pas très cher, hélas. J’attends vos
propositions. Devenu depuis peu l’écrivain français le plus célèbre du monde…
au Kazakhstan, j’espère une augmentation substantielle de ma corruption.
![]() |
TM au Kazakhstan |
LE PRINCE DANS LA
GUEUSERIE DES TEMPS
Contrairement aux chroniques fleurissant ici et là sur le roman de Christopher, du reste bien écrites, je ne vois dans celui-ci nulle
vision européo-mytho du déclin de civilisation — la nôtre, deux fois millénaire
— mais au contraire une entreprise diablement littéraire au sens strict, et pour être plus précis : fitzgeraldienne !…
![]() |
Danil Doubschine et TM à Moscou, août 2018, signature en librairie de la traduction russe de Morphine Monojet . |
C’est bien là l’ennui des propagandes : dans l’œuvre
d’art — car Christopher Gérard est avant tout un artiste — elles ne repèrent
que leur objectif utilitariste. En ce sens, la droite, avec son culte du déclin, ne vaut pas mieux que
la gauche, avec sa dérisoire critique
sociale, dont tout le monde se tape.
Partout des larves qui prêchent, disait Cioran. Mais l’art, et c’est là sa grandeur et son sens profond, ne sert à
rien, sinon qu’à évoquer et apaiser la mélancolie de l’homme au crépuscule,
inexplicable. Lui assigner un but, c’est le dénaturer. Mœurs d’esclave, disait
Vaneigem, or Christopher Gérard a le
goût de l’indépendance au plus haut degré. Si un romancier réaliste a quelque qualité, on trouvera forcément dans ses livres une certaine dose de critique sociale et une vision du déclin. Depuis quand on vivrait dans un monde parfait ? Vous croyez la vie, c'est un conte de fées ?… Non mais sans blague… Ces tarés d'idéologues prennent leurs complexes pour la réalité.
Dans ce qui restera, comme une œuvre marquante, sa version
de La
Fêlure[1], Christopher
Gérard — par son évocation d’un père
essentiellement absent, occupé à la
dilapidation des ressources et au saccage de la filiation — nous parle de tout
autre chose : l’hébétude des fils que nous étions, devant la génération la
plus narcissique du monde connu, sans vergogne et sans amour. Des brumes
d’Ostende, où une grand-mère lui transmet,
gamin naïf et affectueux, au soleil de Capri, dans des réceptions capiteuses dont le gamin narrateur s'émerveille en dépit des querelles qui éclatent au petit bonheur des égarements du père à la dérive, Dolce Vita — actrices, ambassadeurs,
vieux dignitaires mussoliniens — jusqu’aux
aux aubes glaciales de Bruxelles hivernale, où le père flambeur, débauché et
sans scrupules, compromet sa famille, entouré des truands, mercenaires et
demi-mondaines du Bruxelles de la grande époque, Christopher Gérard dessine en effet un destin et une révolte —
celle des post 1968, effarés par l’égoïsme des pères et plus encore des frères aînés, ces vermines du gauchisme atlantiste devenu doxa universelle du post-capitalisme, sans précédent dans
l’histoire de l’humanité, sinon en Union Soviétique, dont ils étaient les pourfendeurs — nous étions réfugiés politiques au pays du dandysme et de la
politesse du désespoir. Cracher,
seulement cracher, mais mettre tout le Niagara dans cette salivation, disait notre
cher Drieu[2]
à propos de Céline. C’était notre mission, Christopher
Gérard la remplit ici avec éclat et mélancolie. Son règlement de comptes avec le père n’en est pas un, juste un compte-rendu d’amour
absent. Beaucoup plus difficile, et en ce sens, Le Prince d’Aquitaine, n’est pas une autobiographie comme nous y
ont habitué les imbéciles couronnés, professionnels de l'exhibitionnisme, membres des jury Goncourt et assimilés,
garants de la politcorrectitude, néo-doctrine de la classe dominante — en
attendant les robots qui nous remplacent tous les jours, et n’ont pas de
préjugés, n’ayant pas de chair. Non, Christopher
Gérard a écrit un roman, un drame de mots construit sur la
tension entre ses personnages, illuminé par les fulgurances d’un style limpide
— la pureté de la langue de Christopher !…
— dans lequel, quoiqu’ayant horreur
des récits d’enfance, je me reconnais.
Par une étrange et toutefois logique coïncidence, Christopher Gérard, a écrit son
règlement de comptes avec le passé, peu de temps après le mien, Morphine Monojet, il nous fallait du
temps. Celui d’admettre que nous avions été floués depuis l’origine.
À lire sans délai.
TM, septembre 2018
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