29.3.20

Hommages à Edouard Limonov

EL sous un dessin d'Andreï Molodkine

         
On ne laissera pas le lecteur tranquille, en dépit des échos d’apocalypse martelés à l’envi quotidiennement, avec la mort d’Édouard Limonov — signe avant-coureur d’un chaos qu’il prophétisait tous les jours.
         Les deux poèmes qui suivent sont l’œuvre de deux de ses derniers camarades, Danil Doubschine, ami-factotum dans ses affaires littéraires, et Sémione Piegov, ami correspondant de guerre, qui a tourné un documentaire en cours de montage sur Limonov l’année dernière, en Abkhasie, au Haut-Kharabak, en France avec les Gilets Jaunes, et autres lieux. Notre vieux camarade s’y prêtait en grinçant des dents parfois, miné par la maladie, buvant comme un trou, pourquoi s’abstenir, un peu de plaisir pendant son dernier tour de piste.
         Il a déjà été question tant de Doubschine que de Piégov dans les pages d’Antifixion. Voici leurs hommages au Vieux :

Simple, tout était
Et tragique simplement
Le Grand se mourait
Vieux mais pas vieillard
Quelque chose prématurément
Quelque chose trop tard
Des facettes multiples le Vieux avait
Kaléidoscope-Ed
Les tilleuls frémissaient
Non, ils s’en abstenaient
Mois de mars hérissé en pinède
Se dressait tambourinant de ses jeunes pousses
Les premières avaient eu le temps
Les médecins n’étaient pas clairvoyants
En mars le Vieux absolument
En avait eu marre de nous tous
Nous avions peu avant
Le sapin évacué
À présent, une demi-douzaine
Le Vieux avait porté
Quelque part en quarantaine
Pleurait sans bruit
Une femme de sylphide dégaine
Qui s’appelait Fifi.
23-03-2020.
Danil Doubschine
 
Limonov et Doubschine, il y a une éternité…
Было всё так просто
И трагично просто
Умирал великий
И не старый Дед
Что-то было рано,
Что-то было поздно
Дед был многоликий
Эд-велосипед
Шелестели липы
Нет не шелестели
Март стоял колючий
Сучьев стук стоял
Скорые успели
Врачи не проглядели
В марте Дед предельно
От всех нас устал
Мы ещё недавно
Выносили ёлку
А теперь вот шестеро
Деда понесли
Где-то в карантине
Плачет втихомолку
Тоненькая женщина
По имени Фифи
Данийл Дубшин
23.III.2020
Limonov arrivant à Moscou, après sa sortie de prison en 2003.
Dans le poème ci-dessous Semione Piégov fait clairement allusion à ses voyages au Haut-Kharabak avec Édouard pendant sa dernière année d'existence. Le Troisième No Man's Land dont il est question est une référence à la Troisième Rome, succédant à Byzance, c'est à dire la Russie.

EL, L’IMMORTEL
1.
Au lait de panthère, me souvenant
De celui dont le bec une virgule figure
Signe de ponctuation comme un point de suture
Se leva vers le « tourment »
Et dans ce sang sans mesure
Dans le clair brouet des idées
Déferlait comme d’une poitrine un baudrier
Des grenades de ta réflexion.
Dans cette dangereuse arène de tension,
Tu forgeais les esprits des boyards et des congrégations —
Une cicatrice à la tempe, errant
Dans les gorges montagneuses, condescendant
Comme vainqueur d’un duel,
Tu nous regardais, simples mortels,
Engoncés dans nos parkas de gabardine.
Et tu rêvais de carabines.

2.
Il reste de la finale les lambeaux froissés,
Mais l’arrière-goût en est passé,
Et ceux qui souhaitent recommencer ?
Tout a cessé.

Et dans cette vulgarité à l’anglaise
Dans un aéroport du Caucase
L’accompagnatrice  venue des villages cosaques
Les traits rares reconnaît tout à trac —

La couleur basanée du Sud de la Russie,
Dans le col enfouie,
Et le coup d’œil comme un muscle forgé
Sur le langage anatomique porté.

La guerre comme un prunier a fleuri
La table réclamait des morceaux de khanat
Le Troisième No Man’s Land s’est endormi
À  frémir, à peine il songea.

Mais on avait de l’aplomb et l’odeur des conifères,
Au printemps, les guerriers invétérés,
Nous invitèrent dans un bois clairsemé
Et devinrent pour nous comme des pères.

Mais à présent — frigide est le printemps
Vers le triomphe plus de passage
Lorsqu’avec d’hier le feuillage
Tu écriras à nouveau visiblement.

Qu’y-a-t-il, demanderas-tu, il y a des nouvelles prêtes ?
Tu raconteras — ceci, cela.
Ils édifieront le paradis. Pas sur un squelette.
Dans l’ombre, tout ça s’accumulera.

Cemione Piegov.

Limonov vendant Limonka, journal interdit depuis longtemps


БЕССМЕРТНОМУ ЭЛ

1.
Пиратским чаем поминая
Того, чей клюв как запятая,
Знак препинанья словно нить
Вставал у действия «казнить»
И в этой крови беспробудной,
В пустячьем вареве идей,
Струился лентою нагрудной 
Гранаты замысел твоей.
В ее тугом кольце, опасном,
Сковал умы бояр и паствы - 
Бродил со шрамом у виска
В ущельях горных, свысока - 
Как выигравший поединок
Смотрел на нас, простолюдинов,
Запутанных в своих штормовках.
Мечтал о снайперских винтовках.

2.
Есть скомканный клочок финала,
Но послевкусья больше нет,
Желающих "начать сначала"?
This is the End.

И в этой пошлости англицкой
В кавказском аэропорту
Бортпроводница из станицы 
Узнает редкую черту -

Цвет смуглой кожи южно-русской,
Завернутый за воротник,
И взгляд закованный как мускул
В анатомический язык.

Цвела война как алыча,
На стол просился ломоть ханства,
Уснула Третия Ничья,
Едва надумав трепыхаться.

Но был апломб и запах хвойный,
Весной отпетые бойцы,
Нас приглашали к чаше стройной
И становились как отцы.

По нынешним - весна фригидна,
Нет перехода к торжеству,
Когда вчерашнюю листву
Запишешь заново и видно.

Что, спросишь, было новостях?
Расскажешь - этому, тому.
Построят рай. Не на костях.
Саккумулируют во тьму.
Семен Пегов

24.3.20

Hommage à Édouard Limonov par Daniel Orlov romancier digne de ce nom

J'ai croisé Daniel Orlov à Niijnii_Novgorod, il y a déjà deux ans. Il était costaud, cordial et sympathique, rudesse joviale d'un mec qui avait longtemps travaillé dans le Grand Nord sibérien. Une gueule et une carrure, une tonitruance à la Hemingway. Son roman «Tchesnok» (L'Ail, éditions «Э », 2018), celui d'un travailleur sibérien dans l'industrie lourde, me plut beaucoup. La première scène racontait le règlement de compte annuel des prolos de Kronschtad, où il vit, des prolos du port avec les chauffeurs de taxi qui les arnaquaient toute l'année sur la vodka en dehors des heures légales, devant la gare. Plus que tout autre, son hommage à mon ami Édouard Limonov, me paraît digne d'être traduit…

 Édouard Limonov, le survivant,
Sans doute écrirai-je quelque chose de plus intelligible plus tard. Pour l'instant, je ne peux pas. On s'était habitué depuis longtemps à l'idée que «son heure avait sonné», tout d'abord une commotion cérébrale, puis, il y a deux ans, un diagnostic d'oncologie.  Ça ricanait qu'il nous enterrerait tous. Cependant, le Vieux (comme il s'était lui-même baptisé, persuadé d'avoir le droit de s'inventer un nouveau nom) savait qu'il allait mourir. Parce que rien de ce qu'il a dit ces derniers jours n'était accidentel. C'était le dernier Grand Écrivain russe au sens du XIXe siècle. Il ne faisait pas seulement partie des Titans, il faisait partie des Célestes. Un dinosaure à l'époque des blaireaux, des marmottes, des boîteux en livrée. Un Mishima russe, le dernier ronin de l'empire rouge. Je suis heureux d'avoir eu la chance de reconnaître devant lui mon amour de ses livres et de m'effondrer sous ses yeux sur une marche d'une scène à Krasnoïarsk, ayant bu jusqu'à l'ivresse dans l'euphorie de l'amitié de littérature et de la vie en général. Le Vieux aimait lui aussi la vie, comme homme et comme écrivain. Et ses livres  en témoignaient avec incandescence. Il n'y a plus d'écrivains russes de ce calibre. Il fut contemporain de cinq générations, on n'en fait plus des comme lui. Ceux d'aujourd'hui sont des petits bras.
Daniel Orlov



 Неубиваемый Эдуард Лимонов.
Наверное, потом я напишу что-то внятное. Сейчас, если честно, не могу. Мы давно свыклись, что ему "пора". Вначале геморрагический инсульт, потом около двух лет назад диагноз "онкология". Хихикали, что ещё переживёт всех нас. Однако Дед (он так сам себя назвал, чувствуя, что имеет право придумать себе новое Имя) знал, что помирает. Потому всё сказанное им в последние дни сказано не просто так. Он был последний Великий русский писатель в понимании ещё 19 века. Он был даже не из Титанов, он был ещё из небожителей. Динозавр во времена барсуков, сурков и хомяков в военных френчах. Русский Мисима, последний ронин красной Империи. Я счастлив, что успел признаться в любви к его книгам и рухнуть у него на глазах со ступенек какой-то красноярской сцены, напившись допьяна в эйфории любви к друзьям, литературе и вообще к жизни. Дед тоже любил жизнь как мужик и писатель. И этим жарко пахли его книги. Таких русских писателей больше нет. Он был ровесником пяти поколений, таких больше не делают. Теперешние мелковаты.
 Даниэл Орлов 

Les funérailles d'Édouard Limonov


(Vers traduits du russe par Thierry Marignac)
DÉJÀ LE SIX FÉVRIER…
Déjà le six février
Depuis le matin la terre est enneigée
Sinistre et pénétrante lumière
Et nulle défense contre le destin…
Et un verre d'eau amère
Tu balades dans ta fragile main
Ainsi qu'un regard sans éclat et malin
Ah mon ami — tu as perdu ton chemin!

Déjà le six février
S'offrent aux yeux sans limites les terrains
Où l'homme n'est qu'un point —
Une malheureuse unité
Ou bien dans New York par les rues étranges
Dérive notre homme comme la peau
D'une banane ou d'une orange
Douloureux et malade troupeau

(Si tu ne marchais point — tu t'étendrais
Ah, sur les jambes blanches, point ne te répandrais!)

(Pour l'exemple, notre homme
Se tient toujours près de l'obélisque
Ou des anciennes colonnes
Il se tient sur la ligne de risque.
Prenez une douzaine de ses machins
L'un sur l'autre posez-les
Et vous verrez le mérite des Anciens
D'atteindre le soleil, ils s'efforçaient)…

Déjà le six février
Dans Paris mes vers sont rassemblés
Avec une revue nouvelle en train de flirter
Les Bolchéviques jusqu'au bout me liront
À me lire les Bolchéviques se mettront
Leur tête pécheresse ils se gratteront
Et la Patrie — mère indigne de moi
Dans leur dos donnera de la voix.…

Tempête. Les prolétaires de tous les pays
J'unis sans ami
Je traîne à New York, comme un gitan
Et le fil de mon savoir-faire comme une corde se tend.
Je mets mon pantalon à midi
Un touloupe quasi soviet enfilant
Au brou de noix un appart je repeins
Couleur moutarde, couleur vin

Malgré la tempête le dollar je vois
Et c'est lui qui me mène là-bas
Sur le terrain d'un labeur de sueur
Sans se vexer de ce labeur
Mais de ce monde… qu'y-a-t-il à saisir
Bolchéviques… Capitalistes aussi…
On ne me reprendra plus à étreindre leurs pays
De mon cœur pur sans défaillir.
EL


Уже шестое февраля…



Уже шестое февраля
С утра заснежена земля
Пронзительный и хмурый свет
И от судеб защиты нет…
И рюмку с горькою водой
Ты тащишь хрупкою рукой
И взор лукавый мутен
Ах друг мой — ты беспутен!

Уже шестое февраля
Лежат открытые поля
Где человек лишь точка —
— печальный одиночка
Или по улицам Нью-Йорка
Плывет наш человек как корка
Банана или апельсина
Больная хворая скотина

(Ты не ходил бы — ты бы лег.
Ах не мочил бы бледных ног!)

(Наш человек он для примера
Всегда стоит у обелиска
Или колонны старой эры
Он на линейке как бы риска.
Возьмете двадцать его штук
Поставите их друг на друга
И древних нам видна заслуга
Достичь стремились солнца круг)…

Уже шестое февраля
В Париже набраны стихи
С журналом новеньким шаля
Меня прочтут большевики
Большевики начнут читать
Начнут скрести свой грешный волос
И Родина — плохая мать
Из-за спины подаст свой голос…

Метель. Я пролетарий стран
Объединившийся без друга
Сижу в Нью-Йорке как цыган
И свое дело знаю туго.
В двенадцать подтянув штаны
Надев тулуп почти советский
Пойду квартиру красить в грецкий
Цвет и горчицы и вины

Через метель мне доллар виден
И он ведет меня туда
На ниву потного труда
Который труд он не обиден
Но этот мир… что с него взять
Большевики… Капиталисты…
Не стану больше обнимать
Их страны сердцем моим чистым.



L'ÉTÉ 1977
L'été s'est écoulé sans spécialement de plaisir
On entendait rarement des blagues et des rires
Quand on les entendait quand même ultimes
Ils ne communiquaient que l'esprit de l'abîme

Je nettoyais les sols et les objets
Je cousais des jupes (les poètes aussi veulent bouffer)
Le soir la télé je regardais
Avec Julie la servante, je me suis lié d'amitié

Et si Marianne se pointait
Un joint l'Irlandaise apportait
En fumant de l'herbe j'oubliais
Que l'entrée au bal du conte fées on me refusait

Ainsi vécûmes-nous tout l'été et voici
Qu'août se lève froissé et endormi
Tandis qu'au-dessus de New York comme le spectre de l'avenir
De la voix des déshérités, l'automne se met à glapir.


Лето 1977-го



Лето прошло без особых утех
Редко слышны были шутки и смех
Но если слышны они были даже
То отдавали духом пропажи

Чистил и мыл я полы и предметы
Юбки я шил (Есть хотят и поэты)
Вечером слушал Теле и смотрел
С Джули-служанкою дружбу вертел

Если же Мэрианн вдруг приходила
Джоинт ирландка всегда приносила
Марихуанки курнув забывал
Что не допущен на сказочный бал

Так мы и жили все лето. И вот
Август сонливый и мятый встает
И над Нью-Йорком как призрак грядущего
Осень кричит голоском неимущего.

Une chrysanthème donne-moi,
Ou quelque chose comme ça
Deux fois plus de chrysanthème
D'ailleurs c'est mon thème

Donne-moi sans te presser
Soudain une grande fleur échevelée
Capiteuse, froissée
Que mon âme puisse pleurer

Pour que cinq lignes mal rabotées
Beaucoup de solennelle ponctuation
En guise d'édredon
De mon cafard je puisse dessiner.

Pour me sentir comme à Rome
Devant Néron — Nicodime en somme
Au terme des quelques Ides
Les guerriers de Pompée invalides

Gamine. En venant mardi veuille
Apporter une fleur comme un chapeau melon
Sans l'entourer dans un chiffon
Les pétales d'un immense recueil.
EL



Подари мне хризантему…



Подари мне хризантему
Или что-нибудь такое
Больше хризантемы вдвое
Но на ту же впрочем тему

Подари мне не спеша
Вдруг большой цветок лохматый
Как бы душный как бы смятый
Чтобы плакала душа

Чтоб штук пять корявых строчек
Много русских важных точек
Как бы ватных одеял
Я б с тоски нарисовал

Чтобы чувствовал как в Риме
При Нероне — Никодиме
Под конец каких-то ид
Войн Помпейских инвалид

Девочка. Придя во вторник
Принеси цветок как шапку
Не завернутую в тряпку
Лепестков широких сборник.

Эдуард Лимонов