26.5.13

De Grâce


Le détail plus émouvant sur la coursive : le soleil, ou la réfraction de son éclat entre la coque, le ciel et l’eau ébauche des dizaines d’arc-en-ciel au ras des vagues à quelques mètres du cargo sobre, des arc-en-ciel de poche comme on n’en voit nulle part ailleurs, très éphémères, mais très fréquents tout au long de la journée. Pour je ne sais quelle raison — L’Algèbre du manque [1], une fois de plus — ils évoquent pour moi de rares instants d’amour, où l’éternel psychodrame homme-femme n’a plus cours, où la possession perd toute importance, où les individus s’estompent au profit d’une netteté de la sensation de bonheur, impalpable comme un jeu de lumière, mais tout aussi indéniable, quelle que soit sa durée. Toute tension s’évaporait en moi, en ces occasions où j’avais la très grande chance de traverser la clarté avec les quelques compagnes à qui je dois tout. Ces arc-en-ciel éclairs sur l’eau, chaque fois que je les aperçois, apaisent tous les regrets de ma vie pécheresse par leur puissance d’incantation, le surgissement de la beauté.
 L’univers du cargo sobre est sans femmes, dépourvu du moindre rappel de la dentelle d’ondes dont parle Céline d’un ton céleste après avoir brocardé les jolis cœurs du « mystère féminin » avec sa férocité habituelle — … Remballez vos braquemarts !… J’ai travaillé dans une maternité, moi !…
 Ces rayons fugitifs sur l’eau, couleur illusion d’optique, nous tiennent lieu de certitude, à bord : de vos doigts de fée de grâce, princesse évanescente, embellissez l’écume.

Obtenant de haute lutte le droit de descendre aujourd’hui — après tous ces jours cantonné à la coursive — sur le pont inférieur, je revois mes feux de St-Elme le long de la coque, irisant des vagues de trois mètres de haut. Je suis à présent convaincu qu’on les doit à un reflet du métal. Sur le point de m’attendrir à nouveau, ô lyre des sirènes, mon élan est détourné en catastrophe d’une nostalgie trop fine par l’irruption dans mes synapses d’un air oublié — la gouaille ironique d’un vieux classique nasillard de Lightnin’ Hopkins :
I wish I was a catfish
Swimmin’ in the deep blue sea
I’d have all you good-lookin’ women
Fishing after me… Fishing after me…

TM, Le Cargo sobre, Mid-Atlantic, 2013 


[1] Postface au Festin Nu, William Burroughs.