26.3.22

Jouer à la guerre avec la peau des autres: les camés aussi !…

 


    Quels que soient les appels de part et d'autre, dans le conflit qui déchire atrocement l'Ukraine, je ne choisirai aucun camp. J'ai des amis dans les deux, et contrairement aux "experts" surgis de nulle part depuis quelque temps, j'ai une profonde connaissance des deux côtés du conflit. J'ai, avec soulagement, remarqué deux interventions, dans l'hystérie présente, qui faisaient preuve de sobriété, et, sans pouvoir être soupçonnées de "poutinolâtrie", faisaient la part des responsabilités occidentales — dans une guerre qu'on joue sans le moindre scrupule avec la peau des autres.  Il s'agit des interventions de John Mearsheimer, professeur à Chicago, et de Jacques Baud, ex-officier du renseignement suisse, toutes deux trouvables sans difficulté.
    
    J'évoquerai ci-dessous un article publié il y a une dizaine de jours dans un quotidien post-gauchiste parisien dont le signataire ne connaît strictement rien du sujet dont il parle, enrôlant les camés dans la guerre qu'on mène avec la peau des autres. Pardonnez-moi l'expression: méprisable métier.
Roman "ukrainien" sur les combines d'ONG

(L'écrivain Christian Vilà me signale qu'en réalité l'auteur de cet article dans la feuille de chou post-gauchiste est un "historien des sciences" prof à Sciences-Po. Cela ne change absolument rien à mon propos et indique à quel point la feuille de chou est mal torchée, on va jusqu'à confondre les signatures !)



Guerre à la Russie, guerre à la vérité

 

Nous vivons les temps dégradants de l’expertocratie, pour être plus précis : des experts en expertise, ils ne connaissent rien, mais ils savent tout. Un certain Guillaume prof à Sciences-Po, sorti du chapeau certainement parce qu'il est passé à travers la purge récente, nous expose dans un article intitulé « Guerre à l’Ukraine, guerre à la drogue » l’étendue de son ignorance dans la feuille de chou post-gauchiste, citée plus haut. Rien, dans son C.V. axé sur l'histoire des sciences, n’indique qu’il ait la moindre connaissance du monde russo-ukrainien, de la culture ou de la langue. A fortiori, dans un parcours balisé d'universitaire à binocles, qu’il ait la moindre connaissance de la came. Un détail qui peut sembler véniel : il annonce que l’Ukraine applique la politique de Réduction des Risques depuis une dizaine d’années. En 2004  lorsque j’arrivai à Kiev quelques jours après le début de la Révolution Orange pour un long reportage sur la toxicomanie paru chez Payot deux ans plus tard, la politique de Réduction des Risques était déjà appliquée depuis plusieurs années. Il y a donc au moins vingt ans que cette politique est menée en Ukraine. Mais il s’agit d’un article fait à la hâte, structuré sur des principes idéologiques biaisés, typique des confortables croisés de la lutte contre le régime russe dans son fauteuil, où l’information est secondaire. De même que les sources du signataire de l’article sont toutes indirectes : un ouvrage d’une Américaine elle aussi universitaire, anthropologue, voyez-vous ça ma chère, intitulé Narkomania peut-être même que l'auteur de l'article l'a lu en traduction. On voit immédiatement que l’emploi du mot russe est destiné à frapper par son sensationnalisme et son exotisme, c’est une technique publicitaire. Il signifie en russe toxicomanie, un terme neutre qui désigne un état de fait. Il s’agit ici du dispositif à la mode dans la politcorrectitude universitaire des deux côtés de l’Atlantique, de son poststructuralisme réduit à sa plus simple expression, rapide mélange de psychanalyse de bazar et de linguistique pour les attardés. Si l’on extirpe du langage un terme stigmatisant, on a déniché son opprimé, la victime qu’on prétendra défendre. Nul doute qu’en écriture inclusive on écrira bientôt Toxico avec un grand T ; et, de même que les SAS qui pullulent en Ukraine et en Transnistrie défendent les droits LGBT, que les bérets verts américains au Congo défendent Black Lives Matter, les commandos de marine français en Estonie défendront bientôt les droits du camé. Dans ma jeunesse, quand on passait son temps à chercher de la poudre pour en consommer le plus possible, il ne nous serait jamais venu à l’idée d’employer les termes toxico ou camé avec une connotation positive. Lorsque le gouvernement russe traite le gouvernement ukrainien de toxicos, il est exactement dans le même exercice que le signataire de cet article bâclé à tout vibure avec un dossier de presse : de la propagande de guerre. Par ailleurs, qu’on me cite une langue où toxico est un compliment, je suis preneur. Enfin, quand on voit la tête de Zelenski ces derniers temps, on peut trouver à la formule de VVP une certaine justesse, voire un certain humour éculé à la Loukachenko. De même quand on verra la tête des candidats à la présidentielle française en fin de campagne dans quelques semaines.

Le reste de cet article sous-informé, dans un format de concentré d’infos tronquées à la 20 minutes, est consacré à la diabolisation du régime russe utilisant des actualités éculées et des déclarations gouvernementales. Qu’on me cite une déclaration d’un gouvernement occidental où le trafic de drogue et les usagers sont présentés sous un jour positif. En 1979, entre junkies, ça nous aurait beaucoup plu.

La réalité est plus complexe. La mort, il y a quelques mois en Oural du fils du poète Boris Rijy après deux cures de désintoxication du Spice dans des centres locaux prouve, que s’il n’est pas question ici de défendre le rigorisme moral du régime russe, sur le terrain la réalité est différente. En Russie, les initiatives locales s’inspirant de la Réduction des Risques existent pour des raisons de nécessité, un peu partout. En Russie, au début des années 2000, les ONG Réduction des Risques avaient du reste pignon sur rue. S’il est exact qu’un certain puritanisme ait présidé à leur expulsion — qui provoque la colère de notre héroïque prof en chaire — c’est loin d’être le seul élément déterminant. En effet, dans une tactique bien connue de l’Occident, elles étaient truffées d’agents d’influence. En 2004, à Kiev, l’un des directeurs les plus en vue de l’Open Society ne s’en cachait pas, non plus que son frère cadet apprenti-politicien d’orientation libérale, qui avait fait ses études au Canada. L’échelon supérieur de ces ONG était composé presque exclusivement des fils de l’ancienne nomenklatura soviétique. Mes camarades des Narkomany Anonymny de Kiev, volontaires et travailleurs de rue détestaient ouvertement les apparatchiks d’ONG qui les dirigeaient. Au XXIe siècle, les entreprises impérialistes de l’Occident ont pour fer de lance les « objectifs sociétaux » hérités du gauchisme, la cuistrerie victimaire se conjuguant à l’absolutisme du marché. Agent double dont le reportage en profondeur — Kiev, Odessa, Crimée — était financé à moitié par l’organisation Soros, j’en fus le témoin au premier chef.

Si l’urgence est aujourd’hui manifestement d’angéliser les Ukrainiens pour diaboliser les Russes, on ne peut pas dire que l’attitude, tant de la population que des institutions ukrainiennes ait été si différente à l’égard de ces pauvres toxicos. Je vis en 2004 — époque où notre historien des sciences finissait ses études — la police racketter les camés dans les allées de l’hôpital n°5 de Kiev, à la sortie de la consultation VIH. Je le revis en 2009 et en 2015. Fin juillet 2009, dans une gare routière où j’attendais l’autocar pour la Lituanie, je m’inquiétais de voir deux flics en maraude remonter lentement la rangée de tables du buffet à la recherche d’une proie. S’ils tombaient sur un Français, ça allait me coûter bonbon. Heureusement pour moi, un junkie évident était assis trois tables devant la mienne. Les deux flics lui tombèrent dessus aussitôt, le dépouillant du peu qu’il avait pour le laisser filer. En 2004, dans un labo de métamphétamine de la banlieue de Kiev où m’avait entraîné mon reportage, je vis la police passer chercher son enveloppe. Je le revis quelques mois plus tard en Crimée, dans un labo où on transformait la paille d’opium en morphine de mauvaise qualité. Enfin, si l’Ukraine appliquait — dans une certaine mesure — la Réduction des Risques, c’est parce que sur le premier cinquième de la subvention de l’OMS en 2002 — 20 millions de dollars — moins de 2% avait servi à la protection des camés, lutte antisida, hépatite C, etc. Tout était parti dans les poches de divers establishments, notamment celui de la médecine. L’organisation mondiale avait donc par la suite exigé le contrôle des ONG. L’État compradore ukrainien, friand de ces subventions, avait donc cédé du terrain, certainement pas par libéralisme bienveillant. Les questions sont donc posées : lorsque qu’en Crimée en 2014, les autorités détruisirent les stocks de méthadone, c’est parce qu’elles y voyaient, en partie à raison, les techniques d’espionnage et de déstabilisation « sociétales », si chères à notre grand manitou des sciences. Mais il ne sait rien : ce qu’est une montée de speed, un flash d’héro, une bulle d’air dans l’aiguille. Ça ne s’apprend pas à la fac. 

Un roman sur la came.


Il n’est bien entendu pas question d’excuser les agissements du pouvoir russe sur la question des drogues, mais alors il faut tout dire.

En 2015, à Kiev, mes contacts au siège de l’Open Society me racontèrent comment ils effectuaient des missions au Donbass, distribution de seringues neuves, de préservatifs, de médicaments, passant la frontière sans rencontrer d’obstacles. Lors d’une de ces missions, ils avaient emmené une journaliste de la BBC qui avait publié un reportage, certainement trouvable jusqu’à maintenant. Les autorités locales « séparatistes », incapables de gérer la situation, laissaient faire, ce qui suggère une certaine lucidité, loin des déclarations officielles.

Le redresseur de torts de la feuille de chou post-gauchiste passe sous silence, à mon avis par pure ignorance, qu'en Ukraine, le fléau du Vint — une forme de méthamphétamine distribuée au tankistes de l’opération Barbarossa, dont des camés calés en chimie ont retrouvé la recette — est d’une importance majeure, comparable sinon supérieure au fléau des opiacés. Il est vrai que, tout à coup, le problème est plus délicat. Quel substitut donne-t-on à la méthamphétamine ? Des antidépresseurs ? Un speed light ?  27 rue St-Guillaume, il n’y a aucun séminaire à ce sujet.

On atteint le point culminant de l’absurdité propagandiste avec la conclusion de l’article : pour lutter contre Poutine, il faut ouvrir des salles de shoot et distribuer de la méthadone. Rive-gauche où exerce notre surdiplômé, on n'a qu’une vague idée de ce que ça signifie, une salle de shoot et des camés plein les rues. Dans les trous du XVIIIe où j’ai passé une notable quantité de mon existence, il m’est arrivé, aux côtés de pères de famille algériens de chasser les camés du rez-de-chaussée de l’immeuble, moi-même ancien toxico. Les pères de famille ne souhaitaient pas que leurs petites filles marchent sur des seringues. Personnellement, instruit par mon expérience, je savais que si on laissait faire, quelques semaines plus tard, le rez-de-chaussée devenait un supermarché de défonce, avec ses règlements de compte au couteau et ses overdoses. D’autre part, si l’on peut considérer que la régulation de consommation d’opiacés est plutôt une bonne idée, créer ces salles pour les consommateurs d’amphétamines ou de crack équivaut à créer des mouroirs, leur espérance de vie étant des plus brèves. Il s’agit donc de considérer tout cela, qui exige un réel savoir journalistique concret, avant de jouer les pasionarias du dernier opprimé venu. Ou encore, de parler de ce qu’on connaît, pour perdre moins d’occasions de se taire.

Je conclurai en précisant que mon reportage paru en 2006 ne suscita pas le moindre intérêt chez les redresseurs de tort post-gauchistes, qu’il est toujours trouvable d’occasion et que si notre surdiplômé souhaite se renseigner en profondeur, c’est possible. En 2006, il est vrai, les justiciers ne savaient pas où était l’Ukraine, n’ayant pas encore reçu les instructions à l’ordre du jour au Département d’État américain. Je dus me contenter d’une lettre de l’ex-ambassadeur de France en Ukraine Philippe de Suremain, qui me déclara : « J’avais les statistiques, c’est en lisant votre livre, que j’ai compris ce que ça signifiait ». L’année suivante, une travailleuse de la Croix-Rouge française décrocha après lecture de mon reportage, un budget de cinq ans pour mes amis des Narcotiques Anonymes de Kiev. Les redresseurs de torts passaient leurs examens.

Thierry Marignac, mars 2022.

 

 


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17.3.22

Édouard Limonov, deux ans jour pour jour après sa mort

 

Esquire, édition russe, interview de Thierry Marignac, dans le numéro spécial consacré à Édouard Limonov.

         Par l’intermédiaire de Daniil Doubschine, ami et secrétaire d’Édouard Limonov pour les affaires littéraires, un journaliste du magazine Esquire a souhaité m’interviewer, le 22-02-2022, qui aurait été le 79e anniversaire de mon vieil ami, mort il y a deux ans aujourd’hui. Je présente ici ma retraduction en français de l’interview, réalisée en russe (oh ! Le vilain mot à ne pas dire en ce moment !). On nous signale (18 mars) que la licence ait été retirée au magazine, dont ce sera donc le dernier numéro. 

         Esq : Comment avez-vous fait la connaissance d’Édouard Limonov ? Quelle impression a-t-il produit sur vous ?

         TM : Avec un de mes amis nous l’avions interviewé après la parution de son livre « Le poète russe préfère les grands nègres » en France en 1981, peu après son arrivée à Paris. Je travaillais à l’époque comme journaliste pigiste. Simultanément d’URSS et de New York — Édouard était un sujet extrêmement intéressant. C’était encore la Première Guerre Froide. Nous sommes à présent dans la Seconde. Les gens de ma génération sont fatigués de cette hystérie. Nous avons déjà tout entendu, tout vu de part et d’autre. La réédition de ce spectacle ne mérite pas l’attention.

         Je ne vois pas ce que signifie ici « l’impression produite ». Nous avons fraternisé immédiatement.

         Esq : À quel point Limonov se sentait-il à l’aise à Paris après New York ?

         TM : Au début, c’était pour lui très étrange, son effrayante mégapole lui manquait mais petit à petit il est tombé amoureux du charme  et de la beauté de la ville. Il est devenu, avec notre aide, un véritable Parisien.

         Esq : À quel point vivait-il de « manière organique » en France ? À quel point était-il introduit dans les milieux littéraires ? Quel était le monde de l’époque — comment on passait le temps, comment étaient les gens, qu’est-ce qui était à la mode ?

         TM : Grâce à sa science de vieux vagabond, il s’est très rapidement adapté. Il s’est lié d’amitié avec tout le monde, de ma bande de jeunes jusqu’aux personnages de l’édition. Parmi ceux-ci, il était très populaire — une figure originale. À quel point je ne sais pas. J’étais jeune et pauvre, pas introduit dans ces milieux. Alors que c’était déjà un poète et écrivain accompli. Je n’étais personne à ce moment-là, et à la différence d’Édouard, je ne les fréquentais pas, loup solitaire jusqu’à maintenant. Mais il fut publié par cinq ou six éditeurs parisiens.

         La gauche décomposée était au pouvoir. On passait notre temps à se balader, à traîner dans la rue, à picoler avec des filles — rien de très nouveau. Ce qui était à la mode : le mépris de la gauche, la musique punk et la cocaïne.

         Esq : Comment était-il dans la vie — plutôt fort, ou plutôt faible ?

         TM : Fort. Sa qualité, au-delà d’une grande intelligence, c’était sa simplicité de fer.

         Esq : Peut-on séparer l’homme Limonov et le personnage Limonov ?

         TM : Pour moi c’était avant tout un humain et à présent il en sera toujours ainsi.

         Esq : Selon l’opinion générale, il s’est fait lui-même. Mais qu’y a-t-il de plus important dans son destin — un héroïsme naturel né de sa force ou bien une construction de vie peut-être théâtrale ?

         TM : Son humour et son génie de la promotion étaient théâtraux. Mais il était lui-même 100% sincère dans ses convictions, sa foi dans son destin unique. Le reste, c’était de la tactique.

         Esq : Qu’est-ce qu’était pour lui la littérature ? Une vocation ou bien un moyen d’obtenir gloire et reconnaissance ? Limonov était-il vaniteux ?

         TM : Une vocation, comme les vers qu’il écrivait depuis toujours le prouvaient. Non, il était fier. Il y a une différence.

         Esq : De quelle nature fut son engagement politique, une passion sincère ou une façon d’épater le bourgeois ? Comment son entourage parisien a-t-il accueilli sa métamorphose ?

         TM : Édouard avait toujours rêvé d’influer sur son époque. L’un de ses projets en 1985 était d’aller interviewer Mouammar Kadafi pour un magazine français. Il a laissé tomber l’idée ensuite, disant : « J’ai une biographie idéale d’espion, trop risqué ».

         C’est perceptible déjà dans ses premiers vers : il a envie de jouer un rôle dans l’Histoire.

         À Paris on l’a exclu des milieux littéraires et chassé. Mais il s’en moquait éperdument.

         Esq : A-t-on réellement confisqué sur vous sa lettre adressée à Bob Denard et quel en était le contenu ?

         TM : C’était un fantasme d’Édouard : inviter le vieux mercenaire à un « Congrès des points chauds ». Je lui ai dit à l’époque ( début 2001) qu’on venait de libérer cette ruine de prison et que Denard montrait les premiers signes d’Alzheimer. Édouard ne m’a pas écouté. Après, ils m’ont retenu et cherché à m’effrayer par tous les moyens, comme l’a écrit Édouard lui-même sur l’incident que je lui avais signalé par téléphone à mon atterrissage à Paris. En réalité, c’était du cirque : Ils connaissaient Denard depuis longtemps, l’ayant combattu des décennies en Afrique. Il suffisait de lui refuser le visa, ça n’allait pas plus loin. Mais on avait décidé d’emprisonner le leader des Natsbols, tous les prétextes étaient bons, ça s’accumulait contre lui.

         Trois mois plus tard, j’étais de retour en Russie malgré tout pour écrire un roman (Fuyards, Rivages/Noir), bien que terrorisé. Édouard était déjà sous les verrous. Tout était clair.

         Esq : Quel est le livre de lui que vous préférez et pourquoi ?

         TM : Journal d’un raté. Un roman en vers. Ça, c’est un exploit.

         Esq : Édouard Limonov sera-t-il un jour enseigné dans les écoles russes ?

         TM : Comment le saurais-je ? Je ne suis pas russe, et pas du tout professeur.