30.9.15

La préhistoire du téléphone

         En 1992, mes ami(e)s proches s’en souviennent, je fis la rencontre de Carl Watson, au cours d’errances new-yorkaises. Par la suite, j’en ai souvent parlé comme du seul génie littéraire que j’ai jamais rencontré — moi qui connais des auteurs en veux-tu en voilà, dans plusieurs pays du monde. Le destin m’offrit la possibilité de le traduire et de le faire publier trois fois : « Hôtel des actes irrévocables », chez Gallimard, « Sous l’Empire des oiseaux » et « Une Vie psychosomatique », chez Vagabonde. Un prochain roman est prévu « Les Noyés rêvent en arrière », toujours chez Vagabonde.
         Son style, tour à tour brutal, ou d’une extrême sophistication, rendait le best-seller peu probable, à une époque simpliste, nombriliste, débilitante et puritaine. Il est toujours, à mes yeux, le meilleur auteur que j’ai jamais croisé. L’une de ses caractéristiques était l’humour du condamné, la fierté de ne pas avoir perdu son amertume. Le texte ci-dessous aborde la préhistoire (déjà) du téléphone dans sa version de Toute-Puissance régissant nos vies d’insectes.

GOÛTE TA DOULEUR
         De Carl Watson
         (Traduit de l’américain par TM)
         L’autre jour,  j’ai vu un mec foncer vers moi dans l’embouteillage des passants du trottoir. Nous allions sans aucun doute entrer en collision et il n’y prêtait aucune attention parce qu’il bavassait sur son portable, probablement en train de conclure un gros contrat d’affaires, ou bien de discuter avec ce banquier secourable qui s’intéresse tant à sa vie. À peu de distance, un autre type se rapprochait du côté ouest, lui aussi un téléphone cellulaire en main. Il avait l’air d’arranger un rendez-vous pour se procurer des stupéfiants, contrairement à un troisième larron, qui déclamait joyeusement d’une voix sonore, essayant simplement d’impressionner n’importe quel quidam environnant, désireux qu’on l’impressionne. Je crois que son téléphone n’était même pas allumé.
Ghetto américain


         Je me suis donc ainsi retrouvé contre mon gré dans une situation nodale, jouant le rôle de victime pivot des ambitions des gens que je ne connaissais ni d’Eve, ni d’Adam. Je me suis senti rabaissé, utilisé, hargneux et paumé. Diverses solutions me sont venues à l’esprit — batte de base-ball, canne à pêche, armes à feu, seringues vides. Il faut faire quelque chose. Les utilisateurs de portables commencent à rivaliser avec les fans de skate-board, pour le titre de nuisance numéro un du piéton. La sonnerie de ce symbole du statut social est devenue si omniprésente qu’elle est en compétition pour capter mon attention  avec les pagers, et les klaxons d’automobilistes agressifs mais très importants, pressés d’être tout ce qu’ils peuvent être le plus vite possible.
Ghetto américain

        
Bien sûr, j’ignore si l’un d‘entre eux a atteint ses objectifs, ce jour-là. Mais je ne m’étais certes pas rapproché des miens, ce qui m'a donné envie de me défoncer, alors je suis rentré chez moi,  et j’ai fait passer une poignée de pilules avec une bière forte de dernière catégorie. Je savais que je me promettais à une migraine maousse, mais je voulais me punir de ne pas être l’homme que j’aurais pu. Mais, on n’est personne, si on n’existe pas dans les médias, comme on dit, et qui se proposait de m’aider à satisfaire mon besoin de soumission profitable, et récupération d’identité : la Compagnie de téléphone, cette vieille Ma Bell en personne. Comme si ma mère m’avait envoyé des biscuits, une lettre de Ma traînait sur ma table de nuit, me demandant comment elle pouvait se mettre à mon service. Je me suis couché.
Ghetto américain


         Et j’ai bien rêvé de Ma Bell cette-nuit-là : une dominatrice volontaire, casse-pieds, du type Matriarche PDG, survolant une plèbe de sycophantes superficiels, se servant des lignes noires (et à présent virtuelles) du téléphone qui lient nos vies, comme de cravaches, dont les incessantes morsures servent de douloureux rappels de l’esclavage, déléguée au joug de la manipulation psychologique des médias de l’humanité.

         Je m’excuse. La matrice des idées qui précèdent est douloureuse à un certain degré, en ce que j’ai toujours cru fermement au sadomasochisme sous-jacent de la Société de Services. Et maintenant que Ma Bell s’est sublimée dans l’acronyme NYNEX, ils lancent des campagnes de Sadisme-Service périodiques, non seulement avec une fureur calculée, mais aussi un certain anonymat. Mais je suis aigri, je pense. Il y a peu, le Double Appel me semblait sinistre. Aujourd’hui je ris en me grattant la tête. Je me souviens que le samedi matin, j’étais régulièrement réveillé, comme je le suis si souvent le matin, par une petite voix pleine de peps, une déesse pugnace qui voulait savoir pourquoi je ne m’étais pas encore raccordé au signal de Double Appel. Je disais que je passais déjà assez de temps à attendre. Elle disait que je pouvais sauver une vie en profitant de leur offre gratuite.

Ghetto américain


         Tout en sachant que personne ne pouvait être aussi grossier que la compagnie de téléphone, je lui ai répondu que je n’aimais pas le Double Appel parce qu’il m’obligeait à être grossier. Puis j’ai raccroché. Il y a un certain nombre de choses que je veux manquer, avec le Double Appel on ne peut pas repérer les raseurs potentiels vu qu’on est déjà au téléphone, alors on se retrouve forcé d’aller au boulot, à une lecture de poésie navrante, ou d’autres évènements publics insupportables, alors qu’on aurait pu facilement faire semblant d’être absent. Je loupais peut-être certaines choses, mais je préservais des heures et des heures de ma qualité de vie.

         Néanmoins Ma ne souhaite pas vraiment nous faire gagner du temps, elle veut qu’on souscrive. Il s’agit toujours d’une offre spéciale, comme le raccordement totalement gratuit déjà cité (comme si ça leur coûtait quoi que ce soit de tourner un bouton là-bas, chez eux, au Central Casse-Pieds). Ces offres spéciales sont toujours sur le point de se terminer, aussi. Ainsi, on obtient une urgence de perte potentielle et fallacieuse qui s’infiltre dans nos vies quotidiennes, jusqu’à ce que des tas de gens se mettent à se comporter comme une volaille maniaque dans le sanctuaire de leur domicile, parlant tout seul, se cognant aux murs, arpentant les rues obsessionnellement en imaginant les appels qu’ils ont manqué, et certains, sans le moindre doute, que leurs carrières devraient avoir pris beaucoup plus d’essor.

         Je dis « fallacieuse » parce qu’on peut toujours attendre le lendemain et il y aura inévitablement une nouvelle offre spéciale presque similaire dont Ma et son armée policière de colporteurs vous appelleront pour vous faire part. Ou encore, si vous attendez assez longtemps, ils vous raccorderont gratuitement au Double Appel de toute façon — une technique marketing inspirée par la guerre des trafiquants de drogue — se disant que vous voudrez (non, que vous devrez) l’acheter après ça. Alors, ils me l’ont donné. Étrangement, neuf fois sur dix, c’était la Compagnie du Téléphone elle-même qui interrompait mes appels, soit pour s’assurer que j’avais le Double Appel, ou pour me vendre le Double Appel que j’avais déjà.

         Au début, je ne comprenais pas bien la stratégie, mais j’ai fini par percuter.  Si le cyberespace est un grand inconscient collectif, l’action du Double Appel consiste à vous mettre en rapport avec tous ces petits messages inconscients qui agitent l’autoroute de l’information. Ces messages pourraient venir des amis ou des associés, mais, je l’ai déjà dit, ils viennent finalement de NYNEX en personne — parce que c’est de cette façon que la Compagnie du Téléphone remplace le subconscient (C’est à dire la Voix de la Mère) regagnant ainsi sont titre de « Ma » Bell, tout en le niant.

         Ou encore, pour parler en termes académiques :  Des classiques du divertissement culturel tels que Route 66 ou Sur la Route se sont recontextualisés dans le cadre de la médecine chinoise antique, et les lignes de communication qui entrent chez nous (dans nos têtes) fonctionnent moins comme des tubes ombilicaux électriques que comme des fils psychotiques se terminant en tête d’épingle ou fines aiguilles susceptibles de piquer le cerveau lui-même — ainsi le Super Autoroute de l’Information tant vanté à l’avance devient une sorte de cyber acupuncture, stimulant les carrefours au flux d’énergie qui relient l’individu au cosmos. Et c’est un cosmos amer, mesquin.

         Poursuivons les ramifications de cette mesquinerie pour une seconde : disons que mon esprit conscient (ou Ego) est une sorte de Central, et que toutes ces petites gens déchirés sont mis en attente, parce que je ne peux vivre sans eux, et semble-t-il, ils ne peuvent vivre sans moi. Cela provoquera sans doute une larme dans mes yeux arrogants de penser à eux assis à attendre au téléphone — pendant que je bavasse avec quelqu’un d’autre — peut-être jaloux  d’être relégués à un échelon inférieur de ma vie pleine de sens, et meilleure que la leur.

         C’est en effet un scénario glaçant, mais c’est à travers cette imagerie que le Double Appel nourrit l’âpre lutte interne qui maintient en place la hiérarchie sociale, le fonctionnement du capitalisme (et de la Kulture). Si les gens n’étaient pas montés les uns contre les autres, peut-être qu’ils se sentiraient moins insignifiants et qu’ils ne seraient pas poussés à surcompenser par des réalisations grandioses dans l’art, l’architecture, ou la violence conjugale. L’allusion est ici que la société pourrait s’effondrer à n’importe quel moment et que les coupables seraient ceux qui ne possèdent pas le signal de Double Appel. On peut dire sans risque que personne ne veut être responsable de la ruine de la société, la culpabilité prend donc sa place désignée aux commandes du Véhicule de la Civilisation Occidentale.

          (…)
         Et puisqu’on en parle, votre vie n’a probablement pas été très gaie ces temps-ci, et c’est pourquoi la Compagnie du Téléphone peut vous appeler à 10 heures le samedi matin pour vous dire que vous ne pouvez plus vivre sans le Double Appel. Ils savent que vous faites semblant, que vous ne vous en sortez pas vraiment. Ce qui a commencé sous les airs du service devient une sorte de protection. De la même manière que les marques de bagnole ont dorénavant des pubs faisant subtilement allusion au fait que vous mourrez peut-être si vous n’achetez leurs caisses, les pubs du Téléphone vous démontrent que votre vie va dans le mur si vous n’avez pas de Double Appel. On y voit un ami irrité se plaignant de quelqu’un qui a inconsidérément négligé le Double Appel. Un patron marchant de long en large parce qu’une grosse affaire ne se fera pas. Un boulot manqué. Une relation amoureuse au bord de la rupture. Un ami au cœur brisé quelque part sur la planète. Tous sont sauvés de la négligence, de l’échec et de la destitution grâce au Double Appel.

         (…)
         Nous sommes censés nous méfier des sollicitations téléphoniques, il est donc ironique que le pire criminel en la matière soit la Compagnie du Téléphone elle-même. Un jour, il m’ont appelé et cassé les pieds jusqu’à ce que je cède sur un programme d’appels longue distance, intitulé Appels Économiques, ou Vraie Économie ou quelque chose de ce genre. Ils disaient que je n’avais pas besoin de le payer, c’était gratuit et de toute façon, ils me le donnaient. J’ai reçu un tas de courrier pour m’expliquer à quel point c’était super. Le mois dernier, j’ai économisé 22 cents sur les appels longue distance. À une époque, je voulais que la Compagnie du Téléphone m’accorde du crédit pour tout le courrier débile que je les suppliais de ne pas m’envoyer. Maintenant je voudrais juste qu’ils me foutent la paix.

         Je crois que c’est Telly Savalas qui disait : « Goûte ta douleur, chérie ». Ou bien était-ce : « Goûte le velours », je ne sais plus. Bien sûr ce n’était pas pour la Compagnie du Téléphone. Je crois que c’était une pub pour de la gnôle bon marché. Peut-être même la bouteille de Old Bottom River que se refilaient Bill Clinton et Newt Gingrich sur le siège avant de leur Toyota virtuelle, en partance vers le futur. Le visage rougi par la vitesse effrénée.

         Carl Watson (années 1990).

24.9.15

La réalité objective découle d'un sérieux manque d'alcool dans le sang

Boris Ryjy en lauréat du prix antibooker

(Vers traduits par TM)
Le soleil suspendu au-dessus des usines,
Et noircis les bouleaux font grise mine
…Je vivais là, me servant des congés sans alarme,
Pour la mort, et l’automne et les larmes.

Instituts spécialisés, prisons, foyers placards,
HLM Kroutschev rouges et baraquements,
Continuels incidents, évènements
Meurtres, vandalisme, bagarres.

Traversant la cage thoracique, perfusion,
Et, sortis de réanimation,
Jusqu’à la mort, ils errent, l’air sombre,
Et boivent la vodka, sous l’acacia, à l’ombre.

Et quel peuple, Dieu Tout-Puissant,
Dans les entrées d’immeubles s’accroupissant,
Rien au monde n’est plus juste que leur
Sens de l’amitié et de l’honneur.

Quelle amertume, au square, comme une feuille au vol,
De saisir, précipitées, ces paroles :
« Dans un règlement de comptes qu'a mal tourné
À Toula, Sergueï le radin s'est fait buter ».
Boris Ryjy,1997.




Зависло солнце над заводами.
И стали чёрными берёзы.
… Я жил тут, пользуясь свободами
на спеть, на осень и на слёзы.

Спецухи, тюрьмы, общежития,
Хрущёвки, красные, бараки
Сплошные случаи, событья
Убийство, хулиганство, драки.

Пройдут по рёбрам арматурою
И, выйдя из реанимации
До самой смерти ходят хмурые
И водку пьют в тени акаций.

Какие люди, Боже праведный,
Сидят на корточках в подъезде –
Нет ничего на свете правильней
Их понимание дружбы, чести

И горько в сквере облетающем
Услышать вдруг скороговорку :
«Серёгу-жилу со товориши
Убили в Туле, на разборке…»
Борис Рыжий
1997


3.9.15

Les poètes s'en balancent

Coïncidence, écrivait une amie aujourd'hui même — au sujet de tout à fait autre chose, on va encore dire que je m'égare — je tombe sur un poème de Ryjy, en quelque sorte réponse à Tchoudakov, si celui-ci dédaigne l'automne, le labeur des concierges et les vers sur les feuilles mortes, Ryjy pour sa part regrette de ne pouvoir s'y vautrer…


(Traduit par TM)

LES BALANÇOIRES
Il y avait une cour, et des balançoires dans cette cour,
Qui tintaient et grinçaient tour à tour,
Des balançoires, on sautait dans le feuillage,
Rassemblé en tas par les concierges qui faisaient le ménage.

La troupe se balançait
Au-dessus d’elle-même, elle s’envolait.
Je me souviens de l’odeur des feuilles en moisissure
De l’odeur du ciel bleu azur.

Les dernières semaines de l’été filaient,
Aliona, Svieta nous regardaient,
Sauf moi, qui n'y parvenais pas, tout le monde sautait,
Ce qui, pour un poète, est très mauvais.

Comme c’était déprimant, mais
Tout est dans la mémoire illuminé
D’une lumière quelconque de regret.
Vis, rien d’autre n'est donné !
Boris Ryjy, 1999.


КАЧЕЛИ
Был двор, а во дворе качели
Позвякивали и скрипели.
С качелей прыгали в листву,
Что дворники собрать успели.

Качающиеся гурьбой
Взлетали сами над собой
Я помню запах листьев прелых
И запах неба голубой.

Последняя недели лета.
На нас глядели Алёна, Света.
Все прыгнули, а я не смог,
Что очень плохо для поэта.

О, как досадно было, но
Всё в памяти освещено
Каким-то жалостливым светом.
Живи, другого не дано !
Борис Рыжий, 1999.