31.1.21

Grivoiserie contre-révolutionnaire

Three Figures, ©Roberto Matta 1958

 Nous avons eu ici l'occasion de parler de Nikolaï Oleïnikov, combattant de la Guerre Civile aux côtés des bolcheviques, mathématicien, scientifique, éditeur, poète et farceur, fusillé en 1937 avec comme chef d'accusation "complot trotskiste", nous croyons qu'il fut purgé en réalité pour "déviationnisme humoristique" et "grivoiserie contre-révolutionnaire".

(Vers traduits du russe ©ThierryMarignac)

Message fustigeant le port des vêtements 

Me surprend, m’emplit d’admiration 
De la nature le beau vêtement : 
Comme la mouche, vole le vent,
 Et comme des étoiles, brillent les poissons. 
 
Mais que la mouche, plus intéressante, 
Que le poisson, plus attirante, 
 Est ma Lisa délicieuse — 
Comme un serpent, elle est merveilleuse. 
 
Dépêche, de ma main empare-toi, 
Penche la tête vers moi, 
Crois-moi, ton commissaire politique, serpent,
 C’est moi, intérieurement et extérieurement. 
 
Nos voiles nous gênent soir et matin, 
Déchirons-les, à la grande peur des gredins ! 
Qu’avons-nous à craindre ? Notre santé apparente,
 La minceur de nos torses aux aigles s’apparente. 
 
Celui qui vit en sage observateur, 
Comprend à demi-mot de la nature les allusions
 Le philistin se balade en pantalon, 
Sans pantalon vole le rossignol chanteur. 
 
Je veux être rossignol, je veux être moucheron, 
Je veux voleter au-dessus de ton front, 
Culotte, pantalon et chemise jetant — 
Tout ce qui nous empêche d’être ardents. 
 
Les vaches de costumes se dispensent, 
Sans jupes vivent les chameaux 
Se peut-il qu’en amour nous soyons plus idiots, 
Que le chameau accablé de malchance ? 
 
Crois bien que la robe ne cache point, 
Ce qui se cache en notre sein, 
Surtout si sous ce voile à la mode s’attise, 
Se consume du diamant la convoitise. …

Entends, comme bouillonne le sang ? 
Mon valeureux sang ! 
De nos étreintes croît tous les jours 
La fleur qu’on appelle Notre Amour. 
Nikolaï Oleïnikov, 1932. 

Two girls or the beautiful Rosine, © Wiertz



 Послание, бичующее ношение одежды 
Меня изумляет, меня восхищает 
 Природы красивый наряд: 
 И ветер, как муха, летает, 
 И звезды, как рыбки, блестят. 

 Но мух интересней, 
 Но рыбок прелестней 
 Прелестная Лиза моя — 
 Она хороша, как змея! 
 
Возьми поскорей мою руку, 
 Склонись головою ко мне, 
 Доверься, змея, политруку — 
 Я твой изнутри и извне! 
 
Мешают нам наши покровы, 
 Сорвем их на страх подлецам! 
Чего нам бояться? Мы внешне здоровы, 
 А стройностью торсов мы близки к орлам. 
 
Тому, кто живет как мудрец-наблюдатель, 
 Намеки природы понятны без слов: 
Проходит в штанах обыватель, 
 Летит соловей — без штанов. 
 
Хочу соловьем быть, хочу быть букашкой,
 Хочу над тобою летать, 
Отбросивши брюки, штаны и рубашку — 
 Все то, что мешает пылать. 
 
Коровы костюмов не носят. 
 Верблюды без юбок живут. 
 Ужель мы глупее в любовном вопросе, 
 Чем тот же несчастный верблюд? 
 
Поверь, облаченье не скроет 
 Того, что скрывается в нас, 
Особенно если под модным покроем 
 Горит вожделенья алмаз. ... 

Ты слышишь, как кровь закипает? 
 Моя полноценная кровь! 
 Из наших объятий цветок вырастает 
 По имени Наша Любовь. 
Николай Олейников, 1932.

29.1.21

Fraenkel, Un éclair dans la nuit de Gérard Guégan

 

Tout ce que vous n'auriez jamais pu lire sur Dada!!!










    IL N'EN LOUPE PAS UNE, C'EST GÉRARD GUÉGAN 

    En lisant Nikolaï, le Bolchévique amoureux, par un bel après-midi du printemps 2018, à l’époque où on ne les passait pas encore sous clé — paradis perdu — après le si délicat et si réussi, Tout a une fin Drieu…, le si surprenant et efficace Hammett, Hemingway, dernière…, je me demandai brusquement pour quelle raison au juste gâcher une occasion si favorable d’entrer dans les bonnes grâces des belles passantes que le soleil rend parfois bienveillantes ne me laissait aucun regret… lorsque soudain — révélation !… Je retrouvais chez le vieux lion ce ton bourru qui m’avait plu dans ses romans de jeunesse, lus dans l’adolescence, où l’utopie déversée à pleins seaux dans ces années-là était tempérée chez lui par un sens du réel tout à fait salutaire, sans toutefois perdre sa ligne de vaisseau de course à l’horizon… Ce paradoxe établissait la singularité de l’auteur… que j’imagine composite de son amour de la littérature, fugitive caravelle, et de ses origines populaires marseillaises, où, pour paraphraser Cravan, on est moins loin des accidents de chemin de fer !
     Comme le vieux lion ne cesse d’écrire, je trouvais dans ce ton si rare à notre époque… un nouveau point de comparaison avec une de mes idoles : Norman Mailer, dont Richard Stratton , un intime du grand écrivain américain, me dit un jour : He’s writing himself to death !… 
    Dieu — s’Il existe… sur ce point, les opinions divergent — sait que j’ai des reproches à lui faire, à Gérard !… Il est l’artisan du mythe tarte à la crème de l’infâme Bukowski —cette exécrable traduction de Céline exécrablement retraduite qui fascine le vulgaire — et il a publié les mémoires soixante-huitardes de J-F Bizot, le patron de presse hippie dans ses turpitudes, je vous demande un peu !… 
    À sa décharge, concernant cette époque (l975-80), on ne trouve guère qu'un numéro de la revue Subjectif que Gérard animait avec ses complices, consacré à la bière (L'indulgence du jury lui est donc quasiment acquise…), et son roman, Technicolor… Sa première édition des poudreuses mondanités de Pacadis, émouvant personnage, admettons. De surcroît, puisqu'il est question de circonstances atténuantes, la Défense souligne ici que personne ne parle plus de cette première édition du journal de l'épave chic, exempte de toute préface de snobinards du show-biz, contrairement aux suivantes.
    Mais ce Bukowski est la Bible de plusieurs générations d'imbéciles ! Au coude à coude (je ne le cite que pour la jurisprudence, Votre Honneur, Gérard n'y est pour rien) avec les roulements de tambour psycho-dramatiques du pachyderme Ellroy!
    Messieurs les jurés…
    Jusqu’à présent, Guégan ne s’offusque pas de mes réquisitoires contre son lourd casier judiciaire, toujours accueillis avec un humour désarmant. 
    
    « Mais laissons-là Mr Nietzsche », comme disait celui-ci. 
    Passons à l’essentiel, le dernier livre de Gérard, à paraître aux éditions de l'Olivier demain 4 février, grand souffle d'air libre à une période d'étouffement programmé. 

 L’ÂGE DU JAZZ ET DU GIN 
    Depuis si longtemps que Gérard est fasciné par cette ère — « Soirs de Paris, ivres du gin… » écrivait Apollinaire — son Fraenkel tombait sous le sens !… était-ce dans La Rage au cœur, ou Un Silence de mort — je prends un risque terrible… — qu’il évoquait pêle-mêle Zelda Fitzgerald et Malraux, Anaïs Nin, Duke Ellington et Crevel, Paris-la-fête et le champagne en Bugatti sur les routes d’Espagne, dans un bref élan lyrique tout à fait percutant… 
    Diable d’auteur, il s’est attaché à mettre en pièces la théorie élaborée au prix d’une réflexion musclée me causant des courbatures aux neurones. En effet, de Fontenoy le toxico de la LVF — il faudra tout de même que Guégan m’explique comment on attaque Moscou envapé dans les touffeurs d'opium, plus propice aux insolites sommeils qu’à la guerre totale, parole de camé… à moins que le collabo ne se soit converti à la Pervitine nazie ! — à Boukharine, le pusillanime traître à Trotski jouet des femmes qui l’entourent, en passant par Drieu dans sa débâcle finale, Hammett-Hemingway au stade de l'épuisement, je le voyais dans une tentative sans merci d’odyssée de la faiblesse. Éminemment littéraire! 


    Las ! Gérard Guégan ruine ma fabuleuse trouvaille mentale avec Théodore Fraenkel, un homme dont la force, non pas tranquille mais cachée pour l’essentiel, se nourrit de silence et d’ironie. Foin des bravaches, Fraenkel traversera quatre guerres où il prendra une part active, l’aventure d’agit-prop’ intellectuelle et esthétique Dada fondatrice de l’art moderne, sans jamais chercher, contrairement à tant d’autres, les rentes de la gloire. À en croire Gérard — que j’ai tout de même connu plus sérieux — c’est parce que ce Fraenkel qui n’a pas froid aux yeux est un farceur ! 
    L’extrême jeunesse des protagonistes (Breton, Aragon, Soupault, Fraenkel…) à l’époque explique sans doute pourquoi à l’exception de l’un d’entre eux, autre condisciple du lycée Chaptal converti au pacifisme social-dème, ils acceptent d’être expédiés à la boucherie de 1914 sans trop regimber… Bientôt, comme un couperet, tombe le splendide et tranchant : J’objecte à être tué en temps de guerre de Jacques Vaché, que l’on découvre cependant redoutable combattant dans le livre très fouillé de Gérard Guégan, blessé en Champagne par les éclats de sa propre grenade, mais fier d’avoir tué son boche !… Et qui a présenté ce féroce dandy à Breton qui l’immortalisera dans une prose moins ampoulée que d’habitude ?… Fraenkel !… Sans lui, ce passage rapide sous le ciel de la guerre du prince des mythomanes — selon le beau titre dont s’affuble avec désinvolture Vaché sur son lit d’hôpital — serait resté anonyme… Il nous aurait manqué l’Umour ! 



    Pour cette seule raison, maintenant que Gérard a dévoilé le pot aux roses et que la vérité éclate sur la place publique, ce Fraenkel si attaché à disparaître mériterait que par un canular posthume, on élève un monument à sa mémoire !… 
    Celui-ci, taillé dans un basalte opalescent importé d’une galaxie voisine, n’apparaitrait qu’à certaines aubes indécises, entouré tour à tour, selon un principe d’excentricité absolue, des silhouettes holographiques mais toutes en courbes, de Mirotshka en uniforme du NKVD, Annie la Rousse dans son halo de brouillard nantais, Bianca la comédienne en costume de scène… Je déclare la souscription et l’appel d’offres ouverts !… 
    Quel mécène saisira l’urgence de l’entreprise ?… Quel artiste digne de ce nom — s’il en existe encore, autre sujet à controverses — relèvera le défi ? 


    Les véritables critiques, plus besogneux que moi, vous dissèqueront le livre de Guégan — tâcherons !… Rarement a-t-on lu un portrait si complexe et si simple, un cavaleur pourtant si romantique, attaché et tendre avec ses femmes d’exception, un ami si fidèle et si persifleur, un blagueur si sérieux au cours des combats, de la Grande Guerre à la guerre d’Algérie, en passant par L'Espagne Républicaine, la France Libre et l’escadrille Normandie Niémen. Jamais du côté du manche, notre discret Fraenkel. 
     Je ne relèverai que quelques traits essentiels : médecin, Fraenkel soutiendra indéfectiblement et sans leur réclamer d’honoraires ses amis poètes et peintres d’avant-garde en un combat douteux contre les stupéfiants, notamment Jacques Rigaut, ArtaudÇa n’est pas souvent, dites ! 
    Grâce à une approche décontractée et documentaire, intime, des grandes ombres sacrées du dadaïsme et de ses suites, Guégan nous plonge dans leurs intrigues et si le pompeux Breton ne nous surprend guère, il parvient, d’une main légère, à nous rendre Aragon presque sympathique !… Prouesse !… 
     Guégan nous révèle que Vaché la comète avait écrit un conte à la gloire de Fraenkel… Bigre, on a l’eau à la bouche… Qui pourrait me prêter le numéro 2 de La Révolution Surréaliste
Philippe Soupault peint par Robert Delaunay


    J’ai d’autres objections, nonobstant! Contrairement à Gérard, je préfère Soupault que je considère sous-estimé, à Leiris, assommant avec ses postures de grande personne et son ethnopsychanalyse… 
    Soupault expédia (tandis que Drieu et autres en firent des tonnes sur ce sujet) sa rupture avec le surréalisme d’une phrase lapidaire : Fatigué des réunions chez Irma la voyante, je partis dans de longs voyages pour voir le monde
    Soupault, gentleman d’extrême-gauche, voulait casser la gueule à Georges Bernanos. Le rencontrant dans un cocktail littéraire, le surréaliste, désarmé par le charme, l'esprit et la gentillesse de son interlocuteur, finit par se lier avec lui d’une amitié de plusieurs décennies. Celle-ci ne prit fin qu’avec la mort du grand écrivain catholique. (C’était la leçon du jour aux vulgaires excommunicateurs de tous bords, se multipliant comme de proverbiaux rongeurs, sans qu’on ne dispose encore d’aucune myxomatose prophylactique). Soupault !… 
Portrait Prémonitoire d'Apollinaire Georgio de Chirico


    Bref, C’est véniel, comme disait mon très cher ami le romancier Jean-François Merle au sujet d'une scorie ou d'une autre, quand nous étions tous deux les nègres d’une vedette de la chanson française, penchés sur un texte abyssal… 
    Véniel, notamment parce qu’outre cette proximité avec la plus séduisante épopée de l’art moderne au XXe Siècle, j’y retrouve au passage la plus belle ville du monde, si troublante que j’en devins amoureux au premier pas hors de la gare : Odessa, dont Fraenkel était originaire, et qu’il retrouva aux jours déchirés de la Guerre Civile russe… Telle que la cité enchanteresse est dépeinte par le prix Nobel de littérature 1933 Ivan Bounine dans Jours maudits (Окаянные дни réédité aux éditions Bartillat en 2018 ), ouvrage rédigé fiévreusement aux heures d'angoisse en 1918-19 tandis que planait la menace bolchevique… par l'auteur russe rongé d’impatience dans l’attente d’un bateau pour Istanbul, sous l’incertaine protection des troupes anglaises et françaises, parmi lesquelles… Fraenkel
    Véniel enfin, parce qu’avec ce grand souffle d’aventure refusant de se prendre au sérieux, en véritable romancier-journaliste — espèce menacée d’extinction au profit des fantoches contemporains de la littérature des complexes — Gérard Guégan nous restitue l’Umour, ce Sens de l’inutilité théâtrale et sans joie de tout dans son dépaysant Fraenkel, où abondent les éclats de rire, les élégantes, le gin et les péripéties. 
Thierry Marignac, janvier 2021. 
Photo © Doubshine, Moscou 2015

    L’amour, l’ivrognerie, la recherche du succès 
    Tout cela tient dans une coquille de noix
     Tout est si simple, si facile et si près 
    La vie est comme une fleur, la mort une bague à poison au doigt. 
Sergueï Tchoudakov 
(Traduction © TM)

23.1.21

Oural et Bouillabaisse


Le débarquement des Français à Sébastopol


L’ARRIVISTE ARRIVÉ
Plutôt que de continuer à s’occuper de la cueillette des olives en Basse-Provence, un certain apparatchik des cercles vertueux de la post-séghersienne poésie officielle (si, si ça existe) phrançaise, aussi russophone que nous sommes shintoïste, a profité de l’accès libre des poèmes de Boris Ryjii sur l’Internet russe, pour s’approprier l’éclair, la jeunesse,  le prestige et vendre un recueil. En bref, ce mec qui a passé sa vie à cirer les pompes (peut-être même est-il membre du PS !…) ce carriériste de la poésie rurale, ce régionaliste puant la charentaise, a connu Ryjii par le film des babas hollandais, pas mauvais d’ailleurs, puisqu’on y voyait Ryjii lui-même, dans sa ville natale. À cette époque, notre apparatchik encore aux premières pages de la méthode Assimil, avait certainement beaucoup apprécié les sous-titres.
L'attaque de Malakoff



Vin d’honneur à la mairie de Fouilly-les-rascasses
Notre pohèteu, comme disait Jacques Vaché, démontre brillamment qu’il aurait dû continuer à gardarem sou Larzac dans la préface : Il appelle Ryjii le poète de la pérestroïka. Un calcul mental très simple permet de s’apercevoir que Ryjii, né en 1974, avait dix ans au début de la pérestroïka (1984-1991) et que ses premiers poèmes connus datent de 1993, soit deux ans après l’effondrement de l’URSS. Nous soulignerons, qu’invité à Ekaterinbourg aux journées Boris Ryjii au Centre Eltsine en 2015 comme traducteur français de ses vers, hébergé par la sœur aînée de celui-ci Boulevard Lénine, dans l’Oural où nous sommes retournés de nombreuses fois depuis, nous n’avons jamais entendu le poète russe qualifié de cette manière, pour les raisons que je viens d’expliquer. Le sobriquet fabriqué par notre ignare ferait ricaner n’importe qui à Ekaterinbourg.
    Notre pagnolesque traducteur improvisé n’a de cesse que de se vautrer immédiatement après dans la seconde bourde magistrale : La Mafia russe !… Il s’agit encore d’une superbe démonstration d’ignorance : Il n’est pas question de Mafia russe   — ce qui suppose un grade hiérarchique au sein de la pègre de haut vol — dans les poèmes de Ryjii, ou très peu. Il est question des voyous de barrière, de la criminalité de rue de féroces misérables jouant du couteau dans un quartier ghetto à la lisière de la ville, constitué de bâtisses staliniennes que le beau-frère de Ryjii nous fit visiter : Vtortchermet, théâtre de nombreux poèmes du Russe qui y avait passé son enfance. Celui-ci était peuplé d’anciens taulards débarqués de Sibérie possédant un argot spécifique bien au-delà de notre pohèteu des cigales et de la Bonne Mère !… Pourquoi ? Parce que les seules usines embauchant sans exiger de casier judiciaire étaient les fonderies situées à proximité. Bien sûr, si notre Occitan a confondu avec la pérestroïka, la fiche Wiki lui a fourni Mafia Russe comme mot-clé, il n’a pas cherché plus loin pour servir le pastis !…
La dernière provocation interdite d'Andreï Molodkine, à Washington



    Mousseux sous un soleil de plomb
Les larbins de la presse grand public se sont empressés de tresser des lauriers au pohèteu financé par les antennes locales du CNL. Outre que le gus a passé sa vie à tisser à force de génuflexions sa gloriole régionale, la valetaille journalistique se distingue par sa veulerie, ses œillères et son conformisme — ce n’est plus un scoop. De même qu’avant de proférer des âneries avec une constance imperturbable, l’auteur du recueil n’a fait aucune recherche n’ayant jamais mis les pieds en Russie, de même les larbins ont pissé leur copie en s’abstenant soigneusement de toute curiosité déplacée les menant à nos pages sulfureuses où l’on a traduit et popularisé les poèmes de Ryjii depuis bientôt sept ans, en fournissant des informations de première main recueillies sur place, où l’on parle la langue des rues, pas celle des santons de Provence. On peine à savoir qui est le plus plouc : le pohèteu des garrigues, ou les laquais de la presse aux ordres. Une nausée soudaine — hélas trop familière dans un système en décomposition — nous envahit.
En guise de grand verre d’eau pure, je propose une dernière fois quelques vers de Ryjii qui ne méritait pas un tel sort… 
    Le second poème a des échos si curieux, à l'époque du décervelage pour tous et de l'enfermement généralisé. Tout ça va se répéter…

    I'm mad, like Jessie James! John Lee Hooker.

(Traduction des vers de Boris Ryjii © Thierry Marignac)
Dis-moi juste après que la neige est tombée…

Dis-moi juste après que la neige est tombée —
Sommes vivants, ou nous a-t-on enterrés ?
Non, tais-toi, je n’ai pas besoin de tant de mots
Ni sur terre, ni au ciel, ni au tombeau.
Une mer couleur rose, point ne me donna le Seigneur,
Ni les forces pour régler les comptes avec l’ennemi —
La faculté de pleurer de l’autre le malheur,
Aimant, à son bonheur je souris.
…Dans la poudreuse, jouent les soldats mouillés —
Seuls, seuls dans le monde entier…
Comme la neige est immaculée, ailés en anges blancs,
Coupables de rien, ils jouent comme des enfants.
Boris Ryjii


Скажи мне сразу после снегопада...
Скажи мне сразу после снегопада –
мы живы или нас похоронили?
Нет, помолчи, мне только слов не надо
ни на земле, ни в небе, ни в могиле.
Мне дал Господь не розовое море,
не силы, чтоб с врагами поквитаться –
возможность плакать от чужого горя,
любя, чужому счастью улыбаться.
...В снежки играют мокрые солдаты –
они одни, одни на целом свете...
Как снег чисты, как ангелы – крылаты,
ни в чём не виноваты, словно дети.
Борис Рыжий

Les Grilles, le Nord, noms des gares ferroviaires,
Je ne sais ce qui m’est le plus proche, le plus cher.
Le Nord —le Nord, l’incandescent granit glacé,
La jeunesse, la bourrasque, le ski, et le cafard gelé.

Petit Nord, petite mort, l’amertume laissez s’enfuir
Grilles et grillages, en réalité c’est qui je suis !
Personne ne va périr, personne sur le chemin ne va pourrir.
Avec moi les miens, ceux que j’aime sont assis 

Dans le dernier wagon. Sans boire, ni manger
Seulement les blancs visages chéris, seulement les mains gelées.
Je vous chuchoterai : « Au nom du Christ, il faut nous pardonner ! »
Un jour ou l’autre, tout ça va se répéter.
Boris Ryjii


Решеты, Северка, железнодорожный вокзал.
Даже не знаю, что мне дороже и ближе.
Северка – север, мороза гранитный накал,
Молодость, льдинки тоски, метели и лыжи.

Северка, смертушка, горюшко, отпусти.
Решеты, решетка, да что я на самом деле!
Никто не погибнет, никто не сгинет в пути.
Со мной вы родные мои и любимые сели

В последний холодный вагон. Ни еды, ни питья,
Лишь руки замерзшие, бледные милые лица.
Я буду шептать вам: " Простите нас ради Христа!"
Поверьте, когда-нибудь все повторится.

Борис Рыжий






     

19.1.21

Lermontov, le cosmopolite…

 Mikhaïl Lermontov, quoique diablement russe, possédait une culture cosmopolite, et s’il revendiquait très ouvertement l’influence de Byron, notamment dans le poème épique Ismaïl-Bey, en romantique guerrier du Caucase, il était également inspiré par d’autres sources, surtout dans ses pièces de théâtre, moins connues en Occident que le reste de son œuvre. Il composa ainsi, à dix-sept ans, peut-être pour se délier en vue de projets plus grandioses, sa propre version d’Othello, située dans un milieu de joueurs des tripots, sous le titre Mascarade. Ce  fait d’arme éblouit la romancière Kira Sapguir, familière aux lecteurs de ces pages, aujourd’hui encore.

 S’essayant à plusieurs genres, il écrivit ainsi la tragédie castillane Espagnols, où le sang bouillant des Ibères, l’orgueil des Grands d’Espagne se consument en flambées passionnelles. Nous traduisons ci-dessous la singulière dédicace en vers qui ouvre le flamenco :

( ©Vers traduits du russe par Thierry Marignac)


Nocturne tumulte ©Evguéni Pinaïev



Ne repousse point mon faible talent,

Bien qu’ici j’exprime négligent

De l’âme, la chaleur indomptée

De la passion sauvage, la cendre révoltée.


Non ! Pour le monde, je n’ai pas écrit —

Il est étranger aux transports de l’inspiration

Non ! Ce n’est pas à lui que j’ai promis

Ma bien-aimée création.


Je le sais : il lui est indifférent,

Qu’à une âme pleine de mélancolie,

Qu’à un esprit plein de contentement

D’une vive corde l’instrument répondit.


Mais toi la femme tu m’a compris

De mes tourments, tu n’as pas ri,

Au contraire, d’un front plissé

Tu creusas des rides prématurées.


Comme se dresse sur la sépulture

Le jeune bouleau qui penche

Vers le granit une partie de ses branches,

Quand rugit un tonnerre nocturne !…

Mikhaïl Lermontov


ПОСВЯЩЕНИЕ



Не отвергай мой слабый дар,

Хоть здесь я выразил небрежно

Души непобедимый жар

И дикой страсти пыл мятежный.


Нет! не для света я писал —

Он чужд восторгам вдохновенья.

Нет! не ему я обещал

Свои любимые творенья.


Я знаю: всё равно ему,

10 Душе ль, исполненной печали,

Или весёлому уму

Живые струны отвечали.


Но ты меня понять могла,

Страдальца ты не осмеяла,

Ты с беспокойного чела

Морщины ранние сгоняла, —


Так над гробницею стоит

Береза юная, склоняя

С участьем ветки на гранит,

 Когда ревёт гроза ночная!..

Михаил Лермонтов.



4.1.21

Le retour d'Antifixe

    Après un long silence, Antifixion est de retour, au moins provisoirement. Avec deux poètes amis du grand frère Édouard Limonov, décédé l’an passé à l’orée de notre apocalypse à froid. Comme il nous manque — et sur plusieurs continents, comme on aimerait ses commentaires sur la distopie en marche, chaque jour plus autoritaire… 
    
    Sémione Piégov a couvert la récente guerre du Haut-Karabakh, intrépide junkie de l’adrénaline. Il y a à peine 18 mois, il y avait fait une expédition avec Édouard. Outre ses reportages à vif, il en rapporte ce qu’on ne dit pas sur les vidéos de correspondant de guerre : l’émotion. Il la communique en poésie.     
    Danil Doubschine, en compagnie duquel je vis Édouard pour la dernière fois en novembre 2019, se sert lui aussi des vers pour donner un commentaire ironique sur cette époque inédite…
SUR LES HAUTEURS DE SÉBASTOPOL

(Traduit du russe par Thierry Marignac)

PRÈS DE CHOUCHI 
 
Bonjour. Que de telles matinées se raréfient —  
Les forces spéciales turques sont à Chouchi. 
 Atmosphère laiteuse, friable, nacrée. 
 Un cœur lourd, déchiré. 
 De nouvelles bombes. Que de telles bombes se multiplient.
 L’aviation bourdonne sur son couloir. 
 Nous sommes debout dans un défilé. 
De monde, derrière nous, c’est noir, 
 Des gamins rabattent des culasses rougies — 
 Contemplent d’un œil d’oiseau la moisson des grenades 
 Un jus bouillonnant ensanglanté 
 L’odeur des batailles. 
C’est juste, il faut recharger 
 Ne pas permettre, par saccades 
 Un rideau de balles sur tes amis endormis 
 Et, le détachement de sortie 
 Prête l’oreille au chalumeau des mortiers. 
 Le poison du phosphore va se déverser —
 Sur les poumons de la troupe, des vieilles guerres des officiers — 
 Artsakh tient la forêt. 
 Les montagnes, avec culpabilité, et dignité vraie, 
 Leurs cœurs s’arrêtent, comme une pierre figée.  
Dans leur sommeil de Chouchi crient les blessés 
 Observant par les stores du faîte des arbres fiers 
 Les étoiles crachent sur les janissaires.
 La ville n’est pas assujettie. 
 La pâtée des mitrailleuses, la bouillie des roquettes, de l’artillerie, 
 Soudain, sentant l’ombre à venir 
 De nouveau avec la terre, tu vas mourir — 
 Ça fait mal. Mais c’est ainsi. 
 Et si le Turc sort à cet instant extrême 
 De nouveau du fusil tu lèveras le chien 
 Quelle importance que tu sois mort ou non, même 
 Tu as guerroyé utilement pour les tiens — 
 Et ainsi en chacun qui en terre natale s’endort…
 Est la solide réserve du bataillon Karabakh. 
 Quelle importance, deuxième classe sous-lieutenant, en vrac, 
 Près de Chouchi, facile est la mort. 
Semione Piégov. 

 
ПОД ШУШИ
 
Доброе утро. 
Поменьше таких бы утр - 
 Турецкий спецназ в Шуше. 
 Млечная атмосфера, крошево, перламутр, 
 Кошки, скребущиеся на душе. 
 Новые бомбы. Побольше таких бы бомб. 
 Авиация жжет коридор. 
 Мы стоим в ущелье. За нами моб, 
 Дети передергивающие затвор - 
 Смотрят глазами птиц на гранатовый урожай, 
 Соком набухший и кровяным Запахом боя. 
Правильно, заряжай, 
 Не позволяй накрыть 
 Одеялом из пуль спящих твоих друзей И, выводя отряд,  
В минометную вслушивайся свирель.
 Фосфорный льется яд - 
 В легкие рядовых, офицеров былой войны -
 Лес отстоит Арцах. 
 Горы с чувством достоинства и вины, 
 Камнем замрут в сердцах. 
 Раненый из Шуши будет во сне кричать, 
 Наблюдая сквозь шторы крон
 Звезды, плюющие на янычар, Город не покорён. 
В месиве пулеметном, в каше ракет, арты, 
 Вдруг, ощущая мрак, Вместе с землей вновь умираешь ты - 
 Больно. Но это так. 
 Если же турок выйдет в этой густой момент, 
 Снова взведёшь курок - 
 Это неважно вовсе, мертвый ты или нет, 
 Навоевался впрок - 
 И поэтому в каждом, уснувшем в земле родной, 
 Прочный запас БК. 
 Это неважно вовсе - прапорщик, рядовой. 
 Смерть под Шуши легка. 
 СП
D. DOUBSCHINE


(Traduit du russe par Thierry Marignac)


L’IRRUPTION DE L’ANNÉE 2021 

 La terre est vide, la Covid est passée,
 Ici, a fondu le gravier, 
 Mais un nouveau type nous remplace 
 Et comme il se rend grâce ! 
 Que de bouche, ni de ventre, il n’y ait plus maintenant 
 Et ça ne prête pas à rire 
 L’amour est pur comme avant 
 Comme le Tchèque aime à dire : 
 « Je vous aimais, l’amour encore peut survenir, 
 Mais soyez vigilants !» 
 Ni les Avicenne ni les vaccins, 
 Ne sont convaincants, 
 Avec la nuit, la brume cède du terrain 
 Sous les carillons, à la volée 
 Le progrès réalise son avancée ! 
 Les morts sont en piste 
 Pour les obscurantistes ! 
Danil Doubschine 
 

НА ВСТУПЛЕНИЕ 2021-ГО 

Земля пуста, прошёл ковид 
 Здесь гравий плавился 
 Но нас заменит новый вид 
 И да он славится! 
 Пусть нету рта и живота 
 И не до смеха 
 Любовь по-прежнему чиста 
 Как там у чеха: 
 "Я вас любил, любовь ещё быть может, но будьте бдительны!" 
 Все авиценны и вакцины неубедительны 
 И морок отступает в ночь 
 Под бой курантов Прогресс идёт! 
 Кранты идут 
 Для обскурантов! 
 Данил Дубшин.