31.8.20

Ingérence américaine: Bill Clinton et Boris Eltsine, "Les Enfants du marché"

Les enfants du "marché"

À la suite du précédent texte de Yasha Levine, les lecteurs l'attendaient, nous présentons ci-dessous, le premier chapitre du livre écrit avec Mark Ames sur l'ingérence américaine en Russie dans les années 1990. Ce chapitre est tiré des conversations téléphoniques entre Clinton et Eltsine, récemment "déclassifiées" par l'État américain: les "décrypteurs" traqueurs de "complotistes" en seront cette fois-ci pour leurs frais, chacals, tout est prouvé, c'est Washington qui vous le dit. 
Le résultat est saisissant: ça se lit comme une Série Noire de la grande époque. Nous sommes à l'aube de la 3e phase du totalitarisme cybernétique, celui qui multiplie les contraintes quotidiennes en ce moment-même, pour fabriquer ce que Debord appelait "la non-liberté concrète de ce temps"…
Un matin de gueule de bois et de caisses vides, entouré de ses porte-flingues, Boris appelle Bill:
(Traduit de l'américain par Thierry Marignac)

UN MIRACLE

         L’appel téléphonique retentit à la Maison Blanche le 7 mai 1996, à 15 h 34, heure de Moscou.
         C’était le président Boris Eltsine appelant du Kremlin. D’après sa voix, il semblait fatigué.
         —Bonjour, Bill.
         —Bonjour. J’espère que vous allez bien.
         —Il y a une lutte à mener, répondit Eltsine. Je lutte.
         Eltsine n’avait pas besoin de développer sur la nature de sa « lutte ». Clinton était parfaitement au courant qu’Eltsine avait un problème. Un très gros problème.
         La première élection démocratique de Russie se tiendrait d’ici un mois et Eltsine tenait à peine le coup. Il se débattait, aux prises avec la dépression, sujet à des crises d’ivrognerie autodestructrices. Lors de sa première visite aux États-Unis, il était de notoriété publique qu’il avait descendu un litre et demi de Jack Daniels dans sa chambre d’hôtel avant de se rendre à une conférence de presse, parlant avec difficulté et de manière incohérente, ne parvenant même pas à prononcer KGB correctement. Il n’avait jamais cessé de picoler, et il ne rajeunissait pas. À présent âgé de 65 ans, il ressemblait à un cadavre ambulant et bouffi. Il avait subi trois crises cardiaques au cours de l’année écoulée.
         Eltsine savait qu’il avait un pied dans la tombe et son entourage craignait le pire.
         Son héritage politique était lui aussi en grand danger. Le programme de privatisations néo-libérales qu’il avait entrepris avait laissé le pays en ruines. Le peuple russe le considérait comme un bouffon populiste corrompu sous influence mafieuse, qui avait vendu le pays à ses sbires et aux étrangers. Au début de la campagne électorale, il était au plus bas dans les sondages. « Staline comptait plus de points positifs et moins de points négatifs que Eltsine », tel était la description faite par Richard Dresner — responsable de la première campagne électorale de Clinton pour le poste de gouverneur de l’Arkansas à la fin des années 1970 — des espoirs de Eltsine.
         De plus, les électeurs que Eltsine souhaitait rallier — professeurs, médecins, employés d’industrie et retraités — n’avaient pas été payés depuis plus d’un an. Ses conseillers de campagne l’avaient averti que s’il ne trouvait un moyen de remplir les poches de ces couches sociales dans les plus brefs délais, il pouvait s’attendre à une défaite humiliante face au dirigeant du Parti Communiste Gennady Ziouganov, un homme qui promettait de revenir sur les réformes orientées vers un marché libre appuyées par les Américains et de reconstituer l’Union Soviétique.
         Eltsine était en mauvaise posture. Enlisé dans le genre de fosses profondes auxquelles les candidats politiques ne s’arrachent pas facilement.
         Au téléphone avec Eltsine, Clinton savait tout ça. Il connaissait l’ivrognerie de Eltsine et sa santé rapidement déclinante. Il s’était impliqué personnellement dans l’élection présidentielle mal partie de Eltsine depuis qu’elle avait démarré au début 1996. Il tenait des réunions hebdomadaires à la Maison Blanche à ce sujet, était en contact permanent avec Eltsine et son équipe de conseillers de campagne américaine, promettant des échanges de services, et s’évertuant à faire tout ce qu’il pouvait pour faire pencher la balance en faveur de Eltsine. « Bill prenait le téléphone pour parler à Eltsine, lui dire quels clips publicitaires diffuser, où faire campagne et quelles positions prendre en public » se souvient Dick Morris, conseiller de Clinton de longue date. « Il était devenu le consultant politique de Eltsine. »
         L’une des actions les plus importantes de Clinton pour permettre à Eltsine de retrouver la popularité fut de travailler en personne à l’attribution d’un prêt gigantesque de plusieurs milliards de dollars par le Fonds Monétaire International — de l’argent censé aider Eltsine à payer les arriérés de salaire et de retraite. Mais Eltsine se plaignait à présent que les bureaucrates du FMI bloquaient l’argent.
         « Bill, pour ma campagne électorale, j’ai un besoin urgent d’un prêt de deux milliards et demi de dollars », implorait Eltsine. « Je dois payer les salaires et les retraites. Si ce problème n’est pas résolu, il me sera très difficile d’entrer en campagne ».
         Clinton comprenait. Eltsine avait besoin de ce fric de toute urgence.
         Et Clinton lui-même avait besoin qu’il l’obtienne. La Maison Blanche  avait déjà tout investi dans le régime de Boris Eltsine pour en faire le fleuron de sa politique étrangère. Si Eltsine perdait face à un communiste anti-américain après les dizaines de milliards de dollars d’aide et de prêts, après toutes les promesses de transformer la Russie en une démocratie jeffersonnienne et un exemple reluisant pour le monde entier, quel effet cela aurait-il sur les chances d’élection de Clinton lui-même en novembre de la même année ? Les Républicains flairaient le sang, ils étaient prêts à foncer. Clinton savait ce qu’ils diraient : « Les Républicains ont gagné la Guerre Froide, vaincu le communisme et Clinton leur a rendu la Russie en un seul mandat ! »
         Les milliards de dollars du FMI lui seraient attribués immédiatement, promit Clinton.
         — Je sais que tu es débordé. Je vais voir avec le FMI et certains de nos amis ce qu’on peut faire.
         —Merci Bill.
         —Bonne journée, répondit Clinton.
         Eltsine raccrocha.

         Dans son bureau du Kremlin, Eltsine retomba sur son siège et considéra la situation. Certaines forces prépondérantes de son administration et parmi les oligarques nouvellement adoubés l’appelaient à annuler l’élection. Alexandre Korsakov, le puissant chef de sa sécurité, avançait que le risque de perdre était trop important et que le simple fait de tenir les élections mènerait au chaos. Le plus puissant oligarque de Russie, Boris Berezovski, alias « Le Parrain du Kremlin », pensait de même.
         Eltsine était d’accord avec eux.
         À moins d’un regain massif de popularité auprès de la population russe, Eltsine savait qu’il devrait annuler les élections. La moralité d’une telle action ne lui causait aucun scrupule de conscience. Bon Dieu, il avait déjà orchestré un coup d’État contre son propre parlement (1993) pilonné par les tanks, et s’était vu loué par l’Occident comme le seul véritable dirigeant démocratique de Russie avant qu’on ne lui accorde de nouveaux prêts. Puis il avait procédé à l’invasion de sa propre province de Tchétchénie, comparé par Clinton à Abraham Lincoln, obtenant encore de nouveaux prêts  pour couvrir les frais de la guerre. Alors annuler des élections ? De la roupie de sansonnet. Il avait fait pire et s’en était bien tiré.
         Malgré tout, Eltsine savait que cette fois, c’était un peu différent. L’annulation des élections présentait un danger politique certain. Il ne convaincrait pas tout le monde si facilement et pouvait perdre le soutien international. Il lui fallait maintenir une apparence de démocratie, si fragile soit-elle.
         Mais comment pouvait-il s’en sortir avec des sondages aussi bas ?
         Il fallait un miracle, et Eltsine mettait toute sa foi en Bill Clinton. Le président américain n’était pas un Dieu. Mais en tant que dirigeant de la plus riche et plus puissante nation du monde, il pouvait s’ingérer dans les élections russes et faire pencher la balance. Pour Eltsine et ses sbires oligarques, c’était proche d’une intervention divine.


         Le premier tour des élections russes eut lieu le 16 juin 1996, cinq semaines après l’appel à l’aide et aux subventions à Clinton.
          Lorsque les voix du premier tour furent finalement comptées, Eltsine et ses sbires se trouvaient dans sa datcha présidentielle à Barvikha, un quartier boisé au sud-ouest de Moscou où s’alignaient les demeures de la nouvelle classe affaires sous influence mafieuse et les domaines de la vieille nomenklatura communiste. En regardant les chiffres, ils poussèrent un soupir de soulagement. Il avait « remporté » 35% des voix !
         En effet, il n’avait terminé qu’à trois points d’écart de son rival communiste, auquel il ferait face pour le second tour deux semaines plus tard. Mais au regard des sondages abyssaux des mois précédents, c’était une amélioration impressionnante. C’était ce qu’il y avait de mieux en dehors d’un plébiscite, et beaucoup plus plausible. Il était à présent convaincu que le second tour n’était plus qu’une formalité. Et Eltsine savait qu’il n’aurait jamais pu s’en tirer sans les Américains.
         Comment s’était-il débrouillé ? Comment sa popularité avait-elle augmenté dix fois plus en si peu de temps ?
         Eh bien, Clinton avait joué un rôle, bien sûr, tirant les ficelles à un niveau international. Et il y avait une équipe secrète composée d’Américains.
         L’homme du marché libre anglophone Anatoli « broyeur d’os » Choubaïs, les avait introduit en douce dans le pays quatre mois plus tôt. Il les avait fait venir pour remplacer une bande d’ineptes anciens industriels soviets qui avaient gaspillé (et volé) des millions dans un effort voué à l’échec au début de la campagne d’Eltsine.
         Cette équipe américaine était dirigée par Richard Dresner, un consultant politique qui avait lancé la carrière de Clinton à la fin des années 1970. L’équipe de Dresner conduisait la campagne d’Eltsine dans une suite d’hôtel partagée avec la puissante fille de Eltsine Tatiana Dyachenko. La présence des Américains était ultrasecrète, connue seulement d’une poignée d’initiés à Washington et Moscou. Ils étaient gardés par d’anciens agents du KGB, il leur était interdit de se montrer hors de l’hôtel, et ne communiquaient qu’au moyen de réseaux sécurisés par le Kremlin, se servant de noms de code pour Clinton et Eltsine au cas où ils seraient écoutés.
         L’entourage de Eltsine craignait qu’on ait vent de ses conseillers de campagne américains, confirmant ainsi aux électeurs ce que ses opposants lui reprochaient : le président russe n’était qu’un pantin contrôlé par les ennemis de la Russie servant les intérêts américains contre ceux de son peuple. « Le secret était essentiel, devait expliquer plus tard un fonctionnaire du Kremlin, si les communistes l’apprenaient, ils attaqueraient Eltsine comme un instrument des Américains ».
         Les conseillers américains de Eltsine avait une mission claire : faire grimper la popularité de Eltsine par tous les moyens.

         L’un des plus grands obstacles auquel Eltsine devait faire face était la pluralité des médias télévisuels. La clé de leur stratégie était un contrôle total et centralisé de la couverture des élections. Il y avait trop de reportages critiques sur Eltsine. Il fallait que ça cesse.
         L’équipe de Dresner convainquit le clan Eltsine de s’emparer des réseaux de télévision nationaux russes. Comme Dresner devait l’expliquer par la suite : « Il était absurde de contrôler les deux stations nationales de télévision et de ne pouvoir les plier à sa volonté. » Après ça, comme le rapporta le magazine Time : « La télévision russe devint virtuellement un instrument de la campagne Eltsine. »
         Une fois les télés nationales  dans leurs mains, les Américains se servirent de tout. Ils utilisèrent tous les coups bas, des clips publicitaires américains impeccables, un découpage de la population avec des messages ciblés, et des tactiques télévisuelles qui ridiculisaient la propagande d’État soviet primitive.
         L’un des plus gros problèmes avec Eltsine était une santé déclinante à la vitesse de la lumière pendant toute la campagne, ce qui érodait plus encore son soutien. Qui aurait voulu voter pour un poivrot bipolaire sur le point de mourir ? Mais brusquement, rien de tout cela n’avait plus d’importance, l’ivrognerie de Eltsine, sa mauvaise santé — tout était balayé grâce à une manipulation des médias avisée et remplacé par un candidat plein de vie et de vitalité.
         Simuler la bonne santé de Eltsine était relativement facile. L’écueil principal auquel devaient faire face ses conseillers américains consistait à surmonter la méfiance et la haine enracinée des électeurs russes. Plus de 65% des électeurs considéraient que Eltsine avait ruiné le pays avec ses réformes économiques appuyées par les Américains. Plus de 60% pensaient qu’il était incorrigiblement corrompu. Ils se sentaient trahis par Eltsine et désiraient que le Parti Communiste ramène la stabilité.
         Pour les Américains, il n’y avait qu’une seule façon de riposter : avec des fausses nouvelles et avec la peur.
         Ils inondèrent le public avec une désinformation visant à effrayer les Russes selon laquelle si Eltsine perdait les élections on retournerait à la terreur stalinienne : des millions seraient tués et des millions envoyés en camp de concentration. Les magasins seraient vides : la famine règnerait.  On effraya le public pour qu’il soutienne le diable connu et détestaient, contre le vieux diable qui leur était inconnu : Gennadi Ziouganov du Parti Communiste.
         Une série d’annonces publicitaires diffusée sans arrêt lançait l’avertissement : « Les communistes n’ont changé ni de nom ni de méthodes. Il est encore temps d’empêcher une guerre civile et la famine. Barrez la route à la terreur rouge. Sauvez et défendez notre sainte Russie ! »
         Ce qui surprit les conseillers américains fut de constater que les sondages montraient la confiance du public dans leurs campagnes de désinformation élémentaire bien plus qu’ils ne l’attendaient — même l’électorat de Ziouganov y croyait ! — parce qu’ils n’avaient jamais été sujets à ces nouvelles technologies de pointe de la désinformation américaine. La plupart des Russes avaient appris depuis longtemps à se méfier de la propagande soviet, mais ils étaient des proies faciles pour la propagande américaine de Dresner.
         « De façon surprenante, rapporta le magazine Time, 27% des sondés ont dit qu’ils pensaient que les médias avaient un parti-pris contre Eltsine ». Après l’élection David Remnick du New Yorker observa que comparé à Eltsine les techniques médias de Ziouganov étaient grossières et inefficaces.
         Assis dans sa datcha à regarder les premiers résultats électoraux, Eltsine se félicitait de son instinct politique. Il avait du faire face à une sérieuse opposition au sein de son propre clan contre une collaboration aussi étroite avec les Américains, certains de ses plus fidèles soutiens s’étaient retournés contre lui, et le conflit était devenu presque ouvert lorsque les chefs de ses services de sécurité avait mis en scène un putsch contre le parlement, pour le fermer avant d’annuler les élections. Mais, au bout du compte, sa décision de collaborer avec les Américains était la bonne. Ces conseillers lui prédisaient maintenant une victoire modeste contre son rival communiste au second tour.
         Eltsine avait fait le bon calcul : ses amis américains, à Moscou et à Washington, avaient bien fait leur boulot. Il avait confiance en eux et ils l’avaient soutenu.
         Mais avant le second tour, il y eut un désastre.
         Cela se produisit le 26 juin 1996. Eltsine était dans sa datcha avec ses conseillers, essayant de prendre un peu de repos, lorsque soudain : une crise cardiaque violente, incapacitante. « Brusquement, je fus envahi par une sensation très étrange, comme si quelqu’un m’avait pris sous le bras  et m’emportait, quelqu’un de grand et fort. J’avais l’impression d’être plongé dans une autre réalité, un domaine dont nous ne savons rien », devait-il dire ensuite.
         C’était le scénario de cauchemar que les partisans de Eltsine craignaient le plus, connaissant sa santé déplorable et ses crises d’ivrognerie suicidaires.
         Pour gagner les élections avec un minimum de crédibilité démocratique, Eltsine devait apparaître à la télé quotidiennement — rencontrer les électeurs, serrer les mains, dénoncer son rival communiste. Il lui fallait faire campagne à la dure. Il devait être une incarnation de santé et de vitalité. Mais il traînait maintenant dans sa résidence présidentielle, zombi raccordé à des tuyaux et des machines. Il ne pouvait pas marcher ; il arrivait à peine à prononcer une phrase. Comme candidat à la présidence, il était fini.
         Pour convaincre les gens qu’Eltsine était encore vivant, les techniciens politiques américains et leurs homologues du Kremlin créèrent de fausses bandes d’actualités, se servant d’anciennes vidéos montrant Eltsine comme si elles venaient d’être tournées en les caviardant et les diffusèrent à la télé nationale pour donner aux Russes l’impression qu’ils voyaient leur président en direct. Pendant ce temps la vie du véritable Eltsine ne tenait plus qu’à un fil — bouffi, le teint cendreux, perdant et reprenant connaissance tour à tour.
         Dans cette chambre d’hôpital improvisée, bourré de médicaments, avec sa femme, sa fille et ses plus proches conseillers, Eltsine réalisait vaguement à quel point il était baisé. Tout ce boulot. Toute cette aide des Américains. Et il ne franchirait peut-être pas la ligne d’arrivée. « Si je m’étais occupé de mon cœur un peu avant, et pas pendant une année d’élection ! » écrivit-il dans ses mémoires.
         Mais le clan Eltsine n’était en aucun cas prêt à renoncer au pouvoir.
         Au bout du compte, même la propagande, la manipulation des médias, le soutien de l’étranger, rien de tout ça ne pouvait emporter les élections pour ce qui était virtuellement un cadavre. Mais il leur restait une alternative. Ils pouvaient garder secret l’état de Eltsine — aussi secret que les mercenaires politiques américains confinés avec sa fille — et voler l’élection à l’ancienne : falsification des votes, urnes bourrées, les fondamentaux. Ça, c’était facile. S’assurer que la commission électorale lui attribue 100% de votes tchétchènes alors que la guerre faisait rage ? Pourquoi pas ? Mais il fallait qu’ils puissent s’en tirer sans dommages. Ce qui signifiait que l’équipe d’Eltsine avait besoin de l’appui américain.
         Il fallait que l’administration Clinton donne sa bénédiction, proclame que l’élection de Eltsine était juste et démocratique, quelle que soit la falsification. Organiser la fraude ne posait aucun problème majeur. Les sbires de Eltsine avaient beaucoup d’expérience en la matière. Le problème c’était d’obtenir que l’Occident marche dans la combine. Le soutien américain était crucial pour pouvoir voler l’élection et s’en sortir sans dommage.
         Tandis que tout le monde paniquait autour de lui, inquiet du vote et de sa survie ou non, Eltsine se consolait en se disant que tout allait bien. Il savait qu’il pouvait compter sur Clinton cette fois encore.
         Yasha Levine & Mark Ames, mars 2019

28.8.20

La véritable désinformation occidentale et ses mensonges martelés




         La France ayant la regrettable habitude de singer les USA avec quelques décennies de retard tandis qu’elle est méprisée à Washington, nous avons nous aussi notre version du « complot russe ». On a vu tout récemment un ministre français se ridiculiser en énumérant des assassinats qui n’ont rien à voir les uns avec les autres et dont certains ne sont pas élucidés, pour les attribuer, c’est commode, au locataire — enraciné, certes — du Kremlin. Quel rapport entre Politovskaïa, journaliste politique honnête, et un Litvinenko, transfuge d’un service secret ?… Que Moscou avait à peine nié, puisque tous les services secrets du monde liquident les traîtres quand ils en ont l’occasion, DGSE, CIA, ou MI5 ne faisant pas exception. Ou encore un Berezovski, connu pour ses liens avec la pègre tchétchène, et ses hautes trahisons – il était alors proche du pouvoir — en faveur de celle-ci pendant les deux guerres, les trafics d’émeraudes et de pétrole dans lesquels il trempait étant un secret de polichinelle. Mais ici comme ailleurs on table sur l’ignorance et les préjugés entretenus du grand public. Les journalistes Yasha Levine et Mark Ames ont tenté chez eux de lever le voile sur l’histoire très sombre de l’ingérence américaine dans les affaires russes au cours des années 1990. Levine raconte ci-dessous ce qu’il en est résulté. Que les Français s’abstiennent de tout satisfecit. Le conformisme de l’édition en France n’a rien à envier au Grand Frère.
         (Traduit de l’américain par Thierry Marignac)



         ÉTATS-UNIS ET RUSSIE DANS LES ANNÉES 1990 : VOILÀ À QUOI RESSEMBLE VRAIMENT L’INGÉRENCE :
         Il est difficile d’imaginer un contrôle plus direct  sur le système politique d’un pays étranger — sauf si on l’occupe militairement.
         Yasha Levine, 27 août 2020.

         « Nous avons créé un atelier virtuel ouvert pour le pillage à un niveau national et pour la fuite des capitaux par centaines de milliards de dollars, et le viol des ressources naturelles et des industries sur une telle échelle, que je doute que ce soit survenu auparavant dans l’histoire de l’humanité »
         E.Wayne Merry, officiel de l’ambassade des Etats-Unis à Moscou dans les années 1990.

         Il y a environ un an et demi Mark Ames et moi avons rédigé une modeste proposition de livre sur une histoire de l’ingérence des États-Unis dans la vie politique russe.
         L’histoire que nous voulions raconter commençait au début de la Révolution Bolchevique, lorsque l’Amérique et ses Alliés occidentaux intervinrent dans la Guerre Civile russe aux côtés des Russes Blancs — envoyant environ 15 000 soldats sur le terrain, tuant et emprisonnant les soldats de l’Armée Rouge.
         Mais le cœur de notre récit se focalisait sur les années 1990, lorsque les États-Unis — et en particulier l’administration Clinton — intervenaient dans les affaires intérieures de la Russie à un degré de profondeur tel que le mot « ingérence » est insuffisant pour décrire le phénomène, au sens où l’on entend d’habitude le mot « ingérence ». Il s’agissait plutôt d’une relation coloniale entre une superpuissance conquérante et un État vassalisé par la défaite. Et c’était exactement ce qu’était la Russie à ce moment-là : un État colonisé.
         Jusqu’où allait la soumission de la Russie à l’Amérique ? Eh bien, que l’on considère ceci : grâce des transcriptions récemment « déclassifiées », nous savons qu’en 1999, Boris Eltsine appela Bill Clinton  pour lui dire que Vladimir Poutine serait l’homme de son choix pour lui succéder, des mois avant que quiconque en Russie n'en soit averti, et demanda son approbation.
         Le plus choquant dans ce dialogue, c’est que Clinton donne à Eltsine son accord tacite pour truquer l’élection et installer Vladimir Poutine au pouvoir. La Russie n’était-elle pas censée avoir fait sa transition démocratique, et celle-ci n’était-elle pas censée représenter le plus grand succès de Clinton en politique étrangère ? Comment Eltsine pouvait-il simplement adouber l’homme de son choix et le désigner comme « le prochain président russe en 2000 » ? Étant donné que Clinton avait permis à Eltsine de voler l’élection en 1996, il sait très bien comment et ça ne le gêne absolument pas.
         Le plus triste, c’est que l’aplatissement d’Eltsine devant Clinton pour lui dire qui il allait installer comme président, n’est même pas si choquant que ça, comparé à tout ce qui se passait à l’époque.
         Les gens ne se souviennent plus aujourd’hui que pendant toutes les années 1990, l’Amérique s’est ingérée dans la politique intérieure de la Russie de toutes les manières possibles : elle a participé au truquage des élections, déversé des fonds impossibles à tracer, a facilité l’aide internationale pour permettre à « nos hommes » de rester au pouvoir, financé les militants de l’opposition, blanchi d’horribles violations des Droits de l’Homme… L’Amérique a tout fait. Elle aussi participé à la structuration de l’appareil d’État et des marchés de capitaux.
         Il est difficile de concevoir un contrôle plus direct du système politique d’un pays étranger – à l’exception d’une occupation militaire.
         Comme Mark et moi l’écrivions :
         « Ce que les experts en politique étrangère semblent avoir oublié, c’est qu’à la suite de l’effondrement de l’URSS, l’État américain jouissait d’un pouvoir inégalé en Russie. Cet État nouvellement indépendant croulait sous la dette, mendiant des aides et des prêts pour pouvoir ne serait-ce que nourrir sa population, prêt à tout pour s’allier à l’Occident. Le pays n’avait pas été aussi vulnérable depuis la Révolution Bolchevique — tandis que les États-Unis, vainqueurs de la Guerre Froide, étaient à leur zénith. Ce fut pendant ce bref et monstrueux intervalle de l’Histoire — lorsque le rapport de forces entre Washington et Moscou était aussi extrême qu’entre un colonisateur et un colonisé — que l’Amérique fit pression avec tout son arsenal financier, politique et culturel pour contraindre la Russie à se « transformer » selon les diktats et les intérêts de Washington."

         Les vastes richesses du pays furent privatisées et concentrées dans les mains d’une poignée d’initiés bien placés. Des millions de gens furent précipités dans la misère et la prostitution. Des millions moururent prématurément. The Lancet estime que 4 millions de gens périrent dans la première moitié des années 1990 à la suite des réformes néo-libérales et hyper-capitalistes imposées  par Washington. Paul Klebnikov, le journaliste à scandales  du magazine Forbes assassiné à Moscou en 2005, compara le nombre des victimes à celui des famines organisées par Pol Pot et Staline. Et pourtant la complicité de l’Amérique dans ce crime a été effacée de l’Histoire.
         Il existe une autre conséquence de cette ingérence  que nos médias et notre personnel de politique étrangère préfèrent oublier : l’intervention américaine dans la démocratie russe naissante a permis de transformer une jeune république parlementaire avec une présidence faible pour en faire le système autoritaire de gouvernement centralisé qui existe aujourd’hui — un système que Vladimir Poutine a utilisé pour conserver le pouvoir depuis vingt ans. Nous y sommes : les Américains ne réalisent pas que Poutine est un « monstre » qu’ils ont eux-mêmes fabriqué.
         Nous nous en tiendrons là pour le moment. Mais la raison pour laquelle ce livre n’est pas en rayon, c’est que personne dans l’édition ne voulait toucher à un sujet aussi brûlant.
          Avant que nous ne nous mettions  à essayer de vendre le livre, notre agent était certain que ce serait un succès auprès des éditeurs et qu’on nous offrirait des monceaux de fric pour l’écrire. D’après lui, notre livre offrait une importante contribution historique, remède à l’hystérie américaine sur « l’ingérence russe » infectant notre vie politique depuis que Trump a gagné les élections. Il était certain que les éditeurs étaient prêts à envisager quelque chose de ce genre — notamment parce que la thèse du complot, de la collusion Trump-Russie que Robert Mueller était censé dévoiler commençait à s’effondrer.
         Mark et moi n’étions pas si sûrs que notre livre serait si bien reçu.
         Depuis la victoire de Trump notre culture a été submergée par la panique de l’élite à l’égard de la « Russie » et des « Russes ». Qui a maintenant pris des proportions de déchaînement xénophobe, et il est à présent tout à fait normal — et même respectable — de bombarder les lecteurs et spectateurs de toutes sortes de complots fantastiques et racistes qui profilent de ténébreux Russes infectant « notre »  société, rôdant derrière tout ce qui va mal en Amérique et dans le monde.
         Qui donc aurait pu souhaiter qu’on lui rappelle ce chapitre meurtrier et cynique de la politique étrangère américaine ? Se souvenir que leur gouvernement de centre-gauche — les Démocrates version Clinton, pas moins — avait aidé à plonger la Russie dans la ruine, l’assassinat et l’appauvrissement de millions, contrôlé la création d’une vaste oligarchie et d’un puissant État autoritaire ?
         Ce n’était pas un sujet populaire — au contraire, particulièrement impopulaire aujourd’hui où la Gauche Américaine Morale est censée lutter pour sa survie contre la Horde Mondialisée Russo-Mongole. Bon Dieu, les mêmes Démocrates à la Clinton qui ont détruit et pillé la Russie sont maintenant présentés comme le seul salut de l’Amérique — ressemblant de plus en plus à la Russie oligarchique néo-libérale et privatisée… leur créature.
         Mark et moi et moi avions raison. Aucun éditeur ne voulait y toucher.
         Le livre fut refusé par la plupart aussitôt. Un éditeur simula l’intérêt, manifestement pour nous avoir au téléphone et discuter de la collusion Trump-Russie. Nous l’entendîmes prendre une grande inspiration choquée lorsque nous lui répondîmes qu’il n’y avait certainement pas grand-chose derrière cette histoire. Je suis sûr qu’il est allé voir ses collègues et s’est moqué de nous d’être aussi crédules et de tomber dans le panneau de la propagande russe. « On ne publierait jamais un truc pareil ! Je suis sûr que ce voyou du KGB les paie pour dire ça ».
         Une entrevue avec un petit directeur de collection d’un grand éditeur de Manhattan qui nous abreuva de paroles  en nous confiant son admiration pour le livre et à quel point il était content d’avoir en main quelque chose d’aussi agressif et anti-establishment — fut ce que nous obtînmes de plus proche d’une offre. Il disparut dès que nous lui demandâmes quelque chose de concret.
         C’était une expérience instructive sur le conformisme absolu de l’industrie éditoriale américaine. Voilà le fameux marché ouvert des idées.
         Quoi qu’il en soit, Mark et moi n’avons probablement aucune chance à présent d’écrire ce livre. Mais nous y avions beaucoup travaillé et son enterrement m’a déprimé.
Un roman sur le même sujet

         Mark vivait en Russie pendant une bonne partie de cette période. Il a traversé personnellement de grands morceaux de cette histoire, et a des aperçus extraordinaires sur cette époque. Peu de gens peuvent en dire autant. En ce qui me concerne, j’étais à San Francisco avec ma famille faisant de mon mieux pour m’intégrer comme un « véritable Américain » à l’école, totalement oublieux de ce qui se passait dans la Mère Patrie. Ma famille avait quitté Leningrad en 1989, arrivant l’année suivante en Amérique. Fouiller dans cette histoire oubliée m’aide à remplir les blancs sur le monde post-soviet que nous avions laissé derrière nous.
         La réalité est que personne ne connaît cette histoire. Et elle n’est pas jolie. Elle montre l’Amérique telle qu’elle est, pas comme elle se voit :
         L’Amérique — à un moment où elle aurait pu faire à peu près ce qu’elle voulait en Russie — a choisi l’option la plus vile et la plus barbare. Elle a supervisé le meurtre de masse, le vol et le pillage à une échelle comparable aux temps de guerre. Et a refusé d’en prendre la responsabilité, personne dans les sphères du pouvoir n’a même reconnu que ça s’était passé comme ça. En réalité tout ce qu’a fait l’Amérique a été de blâmer la victime : ces Russes sont trop primitifs et trop asiatiques. Ils sont trop esclaves pour la démocratie. C’est dans leur ADN. Si tout est allé de travers, c’est de leur faute.
         Bref, jusqu’à ce que nous sachions quoi faire de toute cette matière, j’en publierai des extraits. Je commencerai sans doute par un extrait du premier chapitre du livre. Il s’agit de la façon dont l’Amérique s’est ingérée dans les premières élections démocratiques en Russie (1996), et a permis à Boris Eltsine de l’emporter.

         Yasha Levine (à suivre).