23.10.16

La mort d'Evgueni Pinaïev, Peintre-marin et poète, zone Seveso, ciel déchiré, porte-conteneurs

ZONE SEVESO
         « En juin 1912 à Rouen, parlant du sublime moderne, il met en garde les peintres contre la tentation d’un académisme moderne et fait l’éloge de la vraie valeur, celle du travail et de l’invention. Craignant que le cubisme ne se fige en système, il veut lui substituer un autre terme, celui d’orphisme, qui a pour lui l’avantage de s’appliquer également aux arts plastiques et d’être plus une dynamique qu’une technique ».
         (…)
         « Surtout, il se montre sensible, vers le milieu de 1912, aux orientations prises par Robert Delaunay et sa femme Sonia qui restituent à la couleur et à la lumière une valeur jusqu’alors dédaignée par Braque ou Picasso ; il s’intéresse à leur conception de la simultanéité et à la notion de « peinture pure » développée par Delaunay. »
(APOLLINAIRE, par Michel Decaudin, introduction de Philippe Soupault, Librairie Séguier-Vagabondages)
E. Pinaïev


         En nos temps délétères de sous-dadaïsme officiel et ses transgressions bidons recommandées par Beaubourg et la Fondation Obama, la dictature de la nullité en art d’un post-warholisme devenu proprement soviétique, et notamment dans son blabla ministériel, les intuitions du prince des poètes nous frappent au cœur. Dans les vagissements de l’art moderne en gestation, il entendait déjà les ritournelles présentes de la musique d’ascenseur, dans ses premières esquisses et coups d’éclat, il distinguait déjà le reflet présent du vide de la marchandise qui n’en finit plus de se parodier — provo sans objet, autodérision cache-misère de la subversion sponsorisée, chef-d’œuvre de la pure valeur d’échange.
         Il y a moins d’un mois, disparaissait le peintre Evguéni Pinaiëv, mort le 29 septembre à 22 h 30 dans le hameau de Kalinovo, aux environs de la ville de Nevianski, dans l’Oural, en Fédération Russe.
E.Pinaïev

         Nos fidèles lecteurs s’en souviennent, j’avais eu le privilège, fin novembre 2015, de croiser cet homme simple. Dans des circonstances particulières : au bout d’un déménagement de son garage, par -10°, de matériaux pour construire un yacht, notamment une coque et un bloc-moteur, pour le compte de Roman, entrepreneur en construction de bateaux, très proche de Pinaïev. Comment finir trempé de sueur par un froid de canard. Après un repas roboratif préparé par sa femme qui nous houspillait de ne pas bouffer suffisamment, au bout d’un tel effort, le peintre-poète (je ne sais pas s’il écrivait des vers, mais sa prose était poétique, ses livres d’aventures marines pour les enfants, inspirés par Stevenson, dont un portait le titre de : La Mer au coin de la rue), râlait contre Roman, qui avait arrêté de fumer, le traître. Ma réincarnation en fumeur de pipe lui plaisait beaucoup. Ce vieil homme à la biographie étonnante était honoré d’une visite de l’auteur de Paris. Dans la conjugaison des timidités, j’étais paralysé, ce mec avait couvert toutes les mers du monde dans la marine soviet, et il en avait rapporté des toiles pour moi inoubliables par leur savoir-faire pictural et leur classicisme avec une patte inimitable de décalage imperceptible. À une époque où on expose des collections de mégots, justifiées par un discours de 20 pages sur la déconstruction, la transgression n’est pas là où l’attend. Combien d’imbéciles n’ai-je pas entendu parler de l’obsolescence du roman, justifiée par la post-modernité structuraliste parce qu’ils étaient incapables de raconter une histoire, de construire un drame correctement !… Combien de gros cons vulgaires, dans ce qu’il est convenu d’appeler le polar, n’ai-je pas vu recycler à l’infini le format de leur impuissance créatrice et stylistique ?… Avec Pinaïev, j’étais en face d’un artiste, c’est rare, de nos jours. Quelqu’un qui cherche à faire rêver, un conteur. Pinaïev me donna ses livres, et une édition de Moscou-sur-Vodka[1], légendaire livre d’ivrogne, qui avait quelque peu souffert d’un incendie dans la maison du peintre…
E. Pinaïev

          Et quelle vie !… Plus fort que la vie d’artiste, la vie d’explorateur !… Et lorsque les deux se confondent, c’est beau comme la rencontre du style et de l’imagination. On relève qu’il est né en 1933, au Nord-Kazakhstan, très loin de la mer — pour lui,  semble-t-il donc, une vocation — mais dans une steppe océanique. Et ce vertige de la plaine rase suscita sans doute l’appel du large, le désir d’être matelot — par effet de miroir. Le Kazakhstan n’est bordé que de deux mers fermées, dont une, la mer d’Aral, a été quasiment asséchée par les errements de la planification soviétique.
         Si Norman Mailer — parlant de Mohammed Ali, et d’Henri Miller — définit le génie comme la faculté de trouver des solutions extraordinaires à des problèmes ordinaires, Mishima, de son côté, définissait l’héroïsme comme la confrontation d’hommes ordinaires avec des circonstances extraordinaires. Il était difficile de voir en Evguéni Pinaïev autre chose qu’un homme ordinaire — son humilité native, sa réserve, le sous-entendaient — plongé dans la circonstance extraordinaire d’avoir un cœur d’enfant. Notre héros avait donc eu l’intuition extraordinaire, placé dans la relégation ordinaire d’une lointaine province de l’empire, de se servir du système soviétique pour devenir matelot, échapper à l’encerclement des steppes pour s’entourer d’eau — en dépit de tous les obstacles. Cette coïncidence d’un destin d’homme et du gigantisme de la nature était précisément ce qui m’avait amené dans l’Oural, avec le poète-géologue foudroyé Boris Ryjii —  cœur de crevasses béant, et poids mort de la roche. Elle est, aux meilleurs moments, ce qui donne à la Russie sa puissance d’attraction tellurique. Je ne pouvais la manquer chez Pinaïev.
E.Pinaïev

         Comment après les Beaux-Arts de Kichinev, s’était-il débrouillé pour sillonner huit ans les mers du monde sur des bateaux de pêche et des voiliers d’instruction  tout d’abord comme simple marin puis comme quartier-maître, voilà une question que je n’aurai jamais plus l’occasion de lui poser. Lors de notre seule entrevue, elle me brûlait les lèvres. Au grand dam des équipages, Evguéni, à l’époque un fort gaillard, ne se séparait jamais ni de son pinceau ni de son chevalet, il peignait sans cesse. Placé sous une certaine surveillance comme tous les citoyens soviétiques autorisés à quitter le territoire, il avait connu des interruptions, où on le clouait à l’ancre. Dans la pièce enfumée qui lui servait d’atelier, il me raconta qu’appelé à prendre le large sur la Baltique, les autorités l’avaient empêché d’embarquer avant même qu’il ne puisse se rendre au port d’attache pour partir à Cuba, ou en Afrique, j’ai oublié, une destination qu’il brûlait de rejoindre — et ses yeux de vieil homme pétillaient encore à cette idée. Il s’était adressé à un fonctionnaire soviet de ses amis qui lui avait craché le morceau : une harpie voisine de son bled natal l’avait vu tituber après force libations en rentrant chez lui, et balancé au KGB local. Il avait fallu se mettre au régime sec un certain temps, et Pinaïev était reparti.
         Si je n’ai pas la moindre compétence en arts plastiques, à vivre en zone Seveso, en face des citernes des raffineries, à prendre plaisir à l’incessant manège des supertankers, des gazier-chimiquiers, des ferries et des hlm flottants qu’on appelle vaisseaux de croisière à l’époque du tourisme de masse, à deux pas des bassins où ils mouillent l’ancre sous les cieux déchirés ou anthracites du Nord — j’ai pris un œil pour le sujet marin. Sans compter les centaines d’expositions de croûtes d’artistes du littoral qu’on subit dans les ports — qui vous braquent sur le mauvais goût, et forment le bon — et mon propre périple sur l’Atlantique en porte-conteneurs narré dans Cargo sobre, paru il y a peu, qui m’avait rendu sensible au chatoiement d’ardoise d’un espace uniforme.
E. Pinaïev

         Chez Pinaïev, me risquerai-je à dire du haut de mon inexpertise informée, je distingue outre la simplicité du dessein artistique, un savoir-faire impeccable, mis au service d’une vision : cet imperceptible tremblement du trait et de la perspective qui signifie la puissance d’émotion : L’émotion !… Scandait Céline !… L’émotion !…
         Dans ses approches plus abstraites de la substance océanique, ces lames au plus haut, ces horizons incertains, ces miroitements d’azur, je discerne quelque chose d’approchant de la « peinture pure » de Delaunay, chère à Apollinaire, l’homme qui dénicha le Douanier Rousseau, chez un garagiste amateur d’art, à Auteuil, près de son domicile.
         Pinaïev se sépara à regret de la mer (Voir le tableau des « adieux » dans un texte antérieur sur ce blog, et son visage de cataclysme, et ses fortes épaules affaissées)  et retourna vivre dans les forêts de l’Oural, définitivement rangé des navires. Il ne se remit jamais tout à fait de cet arrachement et des misères de l’âge, écrivit des livres pour enfant à la Stevenson, qu’il illustrait abondamment. Il faisait partie de l’association « Caravelle », peintres de marines, et voyagea souvent avec celle-ci à Sébastopol où mouillait la flotte de la Mer Noire, sujet de la série « La valse de Sébastopol », une de ses plus célèbres. Il était membre de l’union des écrivains russes, et reçut plusieurs prix, un de littérature enfantine, l’autre de littérature ouralienne, on l’exposait dans les musées. Il n’en tirait aucune gloriole particulière, se définissant comme un homme à trois moitiés : « Moitié romancier », «  Moitié marin », « Moitié artiste-peintre ».
         Je lui laisserai le mot de la fin, existentiel s’il en fut dans sa simplicité :
         « Pour que la mer ne rejaillisse pas à l’intérieur, on s’amarre à un port d’attache ».
TM, octobre 2016
E. Pinaïev, marin-poète

        




[1] De Benedict Erofeïev, Albin Michel.

10.10.16

Georgy Ivanov, un autre sort


avec sa femme, la poétesse Irina Odoevtseva (1895-1990)





 
 
 
 
 
 
 
 
  
  
Les collectionneurs de timbres, les esthètes,
Ceux qui s’en vont pêcher dans les grandes rivières,
Les étoiles d’un soir dans les gazettes,
Sur les terrains de foot, dans la folie boursière;
 
Tous ceux qui vont au cinéma ou au théâtre,                                
Tous ceux qui prennent le métro ou le taxi,                                        
La môche qui voulait le nez de Cléopâtre,                                    
Celui qui se prenait pour un Mussolini,
 
Tous, ils ont demandé, et tous ont obtenu !        
Il n’y a que toi et moi, pourquoi ? dans la cohue,
Qui n’ont pas su crier bien fort
Et négocier un autre sort.
 
1948, non publié 
 traduction Vincent Deyveaux

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Собиратели марок, эстеты, 
caricature de Civias, 1927
Рыболовы с Великой реки, 
Чемпионы вечерней газеты,
 Футболисты, биржевики;  
 
Все, кто ходят в кино и театры, 
Все, кто ездят в метро и в такси;  
Xочешь, чучело, нос Клеопатры ?  
Хочешь, быть Муссолини? Проси !  
 
И просили, и получали, 
Только мы почему-то с тобой 
Не словчились, не перекричали 
В утомительной схватке с судьбой.  
 
1948
перевод Венсана Дево