25.2.22

"Menace russe II": l'invasion.

 

© Andrey Molodkine

         L’ami Levine qui venait de se vautrer magistralement a été comme tout le monde bouleversé par la nouvelle de l’invasion. En opposition à des médias largement univoques, il dénonçait la propagande de son pays d’adoption : les États-Unis. Puis les troupes russes. Ce qui rappelle que la vérité est dans les interstices des propagandes, toujours bestiales. Nous publierons ci dessous ensuite, l’échange de correspondance qui s’en est suivi entre lui et un Moscovite. Puis un furieux télégramme de dernière minute, venu d'un ami de Kiev. Ça se corse. Le scénario à l'irakienne dans lequel l'Occident voulait entraîner la Russie.

         (Traduction de l’américain et du russe par Thierry Marignac)

         CERCLES VICIEUX

         24 février :

         Je n’ai pas pu dormir de la nuit, essayant de ne pas suivre en boucle le défilé des infos guerre, sans y parvenir. Des temps effrayants et incertains — non seulement pour les Ukrainiens mais également pour les Russes. Je ne suis ni en Ukraine, ni en Russie. Je suis en Amérique. Donc, en dehors de tout le reste au sujet de l’invasion, je dois dire que Poutine a vraiment baisé les Américains sur le front intérieur. On voit déjà comment cette attaque renforce et légitime les éléments les plus cinglés et les plus chauvins de notre société. Nous sommes sur le point d’entrer dans une nouvelle ère belliciste. Ça va devenir de plus en plus stupide et venimeux des deux côtés. Nous sommes donc tous impliqués dans cette affaire, que ça nous plaise ou non.

         Yasha Levine

 

         P.S. Hier soir, je repensais à ce que j’avais écrit il y a un an sur la « doctrine ukrainienne » des Etats-Unis. Cela semble finalement se réaliser. Ça va être terrible, quelle que soit l’issue. Et cette fois, Poutine — d’habitude modéré et prudent dans ses mouvements géopolitiques, mais maintenant en mode chef mafieux avec des comptes à régler — est celui qui se fourvoie.

 

         L’Ukraine ne peut battre la Russie, quel que soit le nombre de conseillers américains pour entraîner les troupes ukrainiennes ou le nombre de millions de profit réalisés par la vente de missiles Javelin. Il ne s’agit pas d’une victoire ukrainienne. Il s’agit de saigner la Russie — économiquement et militairement. Et qu’importe le nombre de gens qui souffrent ou meurent, ou à quel point l’Ukraine et son économie sont ravagés dans le cours des évènements.

 

         Comme je l’ai déjà écrit ici et là auparavant, l’échelon supérieur de la politique étrangère américaine — ses diplomates, espions et politiciens — ont considéré l’Ukraine comme un champ de bataille clé contre l’Union Soviétique depuis la fin des années 1940…

YL.



 

         Moscou, le 24 février, un vieil ami de feu Édouard Limoov

         Tu n’apprécieras peut-être pas mes commentaires.

         Je soutiens complètement ce qui se passe en ce moment.

         C’est dur, mais la situation est devenue si tendue, qu’une opération militaire est la solution la plus rapide et la plus humaine pour régler le problème avec l’Ukraine.

         Il aurait fallu le résoudre de toute façon.

         L’opération est pour l’instant brillamment menée, elle entrera dans les manuels de l’art militaire.

         Ce qui existait à Kiev — n’était pas un État mais une opérette pourrie. Et il vaut mieux avoir à Kiev une marionnette russe qu’une marionnette américaine. Et on n’avait pas le choix. Ce pays est une création artificielle et entièrement fausse comme un décor de série télé.

         Le plus intéressant viendra après la fin des opérations. Comment se partagera l’Ukraine. Il est clair que nous reprendrons les parties russes. Qu’en sera-t-il des parties polonaises et hongroises… ça reste une question. Limonov avait écrit sur tout ça. Il en restera un pays d’Europe Centrale d’une taille respectable. Peut-être sans Kiev. Et il sera loyal envers la Russie.

 

         Ça s’améliore. Par exemple aujourd’hui l’eau du Dniepr coule à nouveau dans le canal de la Crimée du Nord. Les Ukrainiens avaient complètement coupé les vannes après le rattachement de la Crimée à la Russie, et coupé l’eau aux gens vivant dans la presqu’île, pendant toutes ces années, il y avait là-bas d’énormes problèmes d’approvisionnement en eau.

         L ‘appareil d’État russe n’est pas des meilleurs, nous vivons un capitalisme oligarchique, etc. Mais il est de loin meilleur que ce qui existait en Ukraine.

         En ce qui concerne la raison pour laquelle cela se produit maintenant, il y a beaucoup de facteurs en jeu.

         La politique extérieure était en surchauffe, les Etats-Unis ont cherché à provoquer cette guerre par tous les moyens.

         Sinon, je pense que le réarmement, la fourniture de nouveaux genres d’armes à notre armée à pris fin récemment, ce qui autorise à parler aux Américains d’une position de force. Si l’on considère que l’incompétence et la corruption n’ont pas disparues, huit ans pour obtenir une telle supériorité est un délai très court.

         D.D.

 

         Réponse de Yasha Levine :

         Eh bien, ton ami est un optimiste. Ce n’est pas l’Amérique en train d’établir un régime fantoche en Irak ou au Kossovo. Les Russes font ça à leur propre porte — sous occupation militaire. Je ne crois pas que ça se passera si facilement. Il est intéressant de constater que la vision russe nationaliste ne reconnaît pas l’Ukraine comme une force culturelle indépendante.

         L’influence américaine en Ukraine a été plus rusée et de plus longue durée, ce qui remonte à la fin de la Seconde Guerre Mondiale — alimenter le nationalisme, la haine des communistes et de Staline. J’ai étudié ce processus. Le Maïdan ne s’est pas produit en un jour. C’est l’aboutissement d’un long processus d’éducation culturelle, combiné à des manœuvres géopolitiques. L’Amérique a toujours été une force là-bas – mais ce ne sont pas les tanks américains qui ont renversé le régime en 2014.


Et enfin, ce télégramme de Kiev, arrivé à l'instant:

(Traduction TM)

Oh! Mon frère! Les soldats russes courent dans mon voisinage, c'est vrai, il y a déjà des cadavres! Et tu me conseilles de ne pas faire l'idiot ? C'est de mon côté que les Russes attaquent Kiev ! Seuls mes enfants me retiennent de prendre les armes!!! Seuls mes enfants!!!! J'ai une telle haine des débiles russes! Putain! C'est le merdier complet! Gloire à Dieu! Qu'est-ce qu'on va s'unir à ces putains de Russes!? On ne leur donnera pas Kiev, des oreilles de harengs mais pas Kiev! On jonchera la ville de leurs cadavres! On a commencé à distribuer des armes à nos concitoyens, alors un grand nombre de Kiévois, d'habitants de Kharkov et autres habitants des villes et villages d'Ukraine vont faire une guerre de partisans! Voilà ma réponse! Mon gamin m'apporte une arme pour tuer Poutine! En Photo! On n'a pas beaucoup de joies, mais vivre est joyeux! Attendre l'attaque était bien plus dur!




ой! братан! у меня по соседству российские солдаты бегают! правда уже - трупы! а ты - не валяй дурака!?!? с моей стороны проживания российские нападают на киев! не валяй дурака?  только дети меня держат не взять оружие!!! только дети!!!! у меня такая ненависть к россиянским дебилам! бля! пиздец полный!!!! слава богу! что мы объединяемся и ебашим российских! не видать им киева, от селёдки уши им а не киев!!!! мы его завалим российским трупами!!! - начали выдавать оружие нашим гражданам, так-что партизанить будет очень большое количество киевлян харьковчан, сумчан, и прочих жителей  украинских городов и сёл!!! вот такой мой ответ! ребёнок принёс мне оружие, что-бы убить путина! см фото! весёлого мало - но жить весело!!! ждать нападения было тяжелей!!!


15.2.22

"Menace russe", le point de vue d'un journaliste russo-américain honnête

 

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Yasha Levine, un des membres de la fraternité d’eXile (comme votre serviteur), se distingua en 2008, par ses reportages sur la guerre de l’information, lors de la guerre de Géorgie. De même, en 2014, il se risqua au Donbass — du « mauvais » côté. Il livre ci-dessous ses réflexions d’Américain immigré de l’URSS sur les rodomontades actuelles de l’Occident. Très instructives. Connaisseur de l’Ukraine depuis longtemps, votre humble serviteur n’aura qu’une objection : comme tant de commentateurs, il néglige le facteur principal de l’échiquier ukrainien — la pègre.

 

(Traduit de l’américain par Thierry Marignac)


Une histoire de l'internet depuis ses origines
 

 

NOTRE GUILLERET EMPIRE DOMESTIQUE

 

         Si vous me posez la question, je vous dirai que tous les gros titres fracassants sur l’invasion russe imminente sont à destination des pigeons du Parti Démocrate, ici, aux USA.

         Par Yasha Levine, le 15 février.

         Je n’ai rien écrit sur la frénésie guerrière venue de Washington parce que… en fait… je ne sais pas… Je ne peux pas m’empêcher de penser, « Putain, de quoi parle-t-on ? » Cette camelote n’en finit jamais et on n’y peut rien. Pourtant nous sommes censés sauter avec enthousiasme d’une panique impériale à l’autre. Fermement enserrés dans l’étau du cycle suivant, nous sommes censés faire confiance aux experts de Lockheed et du Atlantic Council et avaler l’histoire, quelle qu’elle soit, concoctée pour nous par le ministère des Affaires Étrangères.

         J’aimerais prendre des airs supérieurs et moraux, sur cette affaire. J’aimerais vraiment. Après tout les relations entre la Russie et les Etats-Unis ont une influence directe sur ma famille et moi. Mais je ne parviens qu’à être cynique. Et la seule chose que j’arrive à faire ces jours-ci ce sont des Twitter pour me moquer ne serait-ce que de quelques-uns des trous du cul vendus qui diffusent cette panique. Que puis-je faire d’autre sur tout ce théâtre et ces hyperboles ? Et véritablement… ce conflit exagéré hors de proportion présente toutes les caractéristiques de l'enfumage.

         On y trouve des opérations photo de grand-mères défendant le pays avec des flingues fournis par des nazis ukrainiens pur jus, avant d’être diffusés par nos médias officiels les plus révérés, ceux-là même qui brament constamment la menace croissante de l’extrême-droite américaine. C’est allé jusqu’au personnel de l’ Atlantic Council prédisant (faussement) le lieu et l’heure exacts de l’invasion russe, puis conseillant aux gens (suite à la non invasion russe) d’aller dîner dans un restaurant ukrainien de Lvov dont le thème est la collaboration nazie (où je me suis rendu personnellement en 2019). Et c’est allé jusqu’au point où les porte-paroles du ministère des Affaires Étrangères américain ont accusé des journalistes américains de premier plan d’être des agents du Kremlin — des traîtres —  parce qu’ils demandaient des preuves que l’invasion russe avait réellement lieu, sans se contenter de la parole du ministère.


Affiche du film "Le Pain"


 

         Ouais, c’est très distrayant — d’une façon sordide et effrayante. Et le pire, c’est que, d’ici quelques semaines, ce conflit spécifique sera complètement abandonné et qu’une nouvelle narration effrayante sera téléchargée pour notre consommation. Et, plus vrai que nature, il semble que le repli narratif ait déjà débuté…

         (Twitter)

         L’Amérique démontre son courage devant ce qu’elle conçoit comme un péril mongol croissant à l’Est, démontrant au reste de l’Europe orientale qu’elle est désireuse… de se casser avant qu’il ne se passe vraiment quelque chose. ( Allusion à l'évacuations des personnels diplomatiques, NDT).

         Alors je n’ai pas été capable de rassembler l’énergie d’écrire à ce sujet, bien que j’aie fait des articles sur l’Ukraine auparavant. Mais il y a des gens remarquables à suivre, cette fois. L’un d’entre eux est Leonid Razoguine, un Russe vivant en Lituanie. Et l’autre est Volodymir Ishchenko un sociologue ukrainien, vivant, je crois, en Allemagne. J’ai rencontré Volodymir lorsqu’il vivait encore à Kiev en 2018 pour parler du rôle joué par l’extrême-droite ukrainienne dans le renversement du pouvoir par le Maïdan et la persécution et le danger physique courus par les professeurs de gauche dans la nouvelle Ukraine « démocratique ». C’est un type intelligent et honnête.

         Leonid a donné une interview très instructive sur Radio War Nerd — examinant la politique de ligne dure ukrainienne qui a permis à la dernière panique d’invasion de s’installer. Volodymir a été interviewé et cité partout. J’ai une affection particulière  pour ses commentaires sur les identités et visions politiques diverses  des Ukrainiens, ainsi que pour son analyse de l’Ukraine comme un État client des Etats-Unis.

    


         Comme il l’a expliqué dans une récente interview à un journal danois :

     Volodymir Ishenchenko réfute ce qu’il considère comme quatre mythes de l’image de l’Ukraine en Occident. Tout d’abord, dit-il, le ministre des Affaires Étrangères danois Jeppe Kofod a tort d’appeler le front d’Ukraine de l’Est la frontière entre démocratie et dictature en Europe. En réalité les systèmes politico-économiques d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie ont beaucoup de choses en commun.

         « Fondamentalement, on a le même système en Ukraine qu’en Russie et en Biélorussie. Il est plus faible, c’est tout » dit Ishchenko.

    

© Placid

         Deuxièmement, avance-t-il, il est assez paradoxal que l’Occident soit présentement en train de parler de la nécessité de défendre l’Ukraine comme État souverain alors que, depuis 2014, le pays est effectivement un État vassal des Etats-Unis à la souveraineté limitée.

         « L’Ukraine est aujourd’hui plus dépendante de l’Occident qu’elle ne l’était de la Russie dans la période 1991-2014. Je ne connais aucun autre pays d’Europe où un vice-président américain puisse appeler le président du pays et exiger qu’on limoge un procureur à remplacer par un autre, comme Joe Biden l’a fait en 2016, ou encore que les officiels et diplomates américains puissent décider qui peut ou ne peut pas être chef du gouvernement, voire que des ONG financées par l’Occident puissent faire pression sur le gouvernement ukrainien pour suivre des politiques que n’approuvent pas la majorité des électeurs. »

         Troisièmement, Ishchenko souligne que les commentateurs occidentaux, dans un style typiquement colonialiste, parlent de 40 millions d’Ukrainiens comme d’un groupe homogène qui croient tous la même chose — que l’Ukraine devrait rejoindre l’OTAN, quand il est question de ses relations avec celui-ci. Il remarque que lorsque l’OTAN a décidé lors d’un sommet à Bucharest en 2008 que l’Ukraine rejoindrait un jour l’alliance, cette décision n’était soutenue que par 20% des Ukrainiens. Et bien que le soutien à une appartenance à l’OTAN a augmenté significativement depuis — à la suite de l'annexion russe de la Crimée pour une bonne part — les Ukrainiens restent divisés sur cette question.

         «  Il n’existe aucune reconnaissance de la diversité politique en Ukraine. La Russie et l’Occident devraient laisser aux Ukrainiens le choix de décider quelle politique étrangère et de sécurité ils devraient suivre », dit Ishschenko .

         J’écoutais, il y a quelques semaines, un média d’opposition russe sur « l’invasion », et c’était comique — le type de l’émission ne comprenait pas ce qui se passait. Oui, il y avait des mouvements de troupes russes, et la Russie semblait jouer la négociation. Mais il semblait que la menace de guerre n’existait que dans l’esprit des journalistes américains et sur les pages du New York Times,  pas en Ukraine, ni en Russie. Même le président ukrainien réfutait la menace d’une invasion russe. En d’autres termes, il s’agissait d’une histoire essentiellement montée par les Américains. Et il n’avait pas tort.

         Alors, traitez-moi de complotiste si ça vous chante, mais je dirais que cette « menace » a une énorme composante de politique intérieure américaine.  Elle a été avancée avec tant d’ardeur par nos médias parce qu’elle fournit une distraction bienvenue de l’effondrement total de l’ordre du jour intérieur de Biden. La presse de gauche, qui a soutenu Biden pendant tout ce temps, est heureuse d’avoir une affaire « L’Amérique devant un diable étranger » sur laquelle se focaliser. Par conséquent, selon moi, 50% pour le moins des gros titres effrayants sur l’invasion russe, sont destinés aux gogos du Parti Démocrate aux Etats-Unis. Cette crise montée en épingle ukraino-russe est une diversion faite sur mesure pour eux, comme le « Russiagate ».

Yasha Levine.


Le reportage


8.2.22

Enchères Limonov à Moscou

 

Tolsty, Julien Blaine, TM, Édouard Limonov

LES DÉTOURS DE LA MÉMOIRE

Soudain, je suis expédié sans vergogne 40 ans en arrière, dans une soirée dont je n’ai plus qu’un souvenir confus, lointain passé dans le trouble imposteur de l’alcool — où nous nous étions rassemblés pour soutenir Tolsty et son art de performance, intitulé vivrisme, une déclinaison post-dada parmi tant d’autres du lien vivant entre l’art et l’existence.

Nous étions tout à coup vivristes, derrière Tolsty qui marchait à poil dans la neige, mettait en scène des crucifixions de pacotilles les bras en croix liés par des rubans… J’en oublie. Son manifeste… je n’en ai plus qu’une vague notion… de quoi s’agissait-il ?… De frapper le spectateur d’une stupeur religieuse me semble-t-il 40 ans plus tard, grâce à des pirouettes de saltimbanques… Tolsty lui-même restaurait des icônes — comme ça qu’il nourrissait sa famille de réfugiés soviets à Paris dans les lointaines années 80… Iconoclaste restaurateur d’icônes, écrivis-je dans Libération,  en cette année 1982, avant qu’on ne me vire de ce torchon pour insolence vis-à-vis du Parti Socialiste, à l’époque au pouvoir et sponsor de la feuille de chou post-gauchiste dont on sait la postérité servile.

Nous étions, ce soir-là vivristes !…  Un art de performance assez marginal, ce qui ne nous déplaisait pas. Julien Blaine, référence incontournable dans des milieux d’art contemporain et camarade de Limonov, n’avait aucune objection. Il publiait une revue néo-dadaïste à laquelle je n’ai jamais rien compris, était bon vivant et chaleureux, un brave type dont je n’ai jamais percuté les théories artistiques, mais que j’aimais bien et il publiait Limonov. Il avait un accent provençal à couper au hachoir. On me dit que c’est (c’était) le genre de mec dont Beaubourg ne peut pas se passer. Je n’en savais rien — pas mes fréquentations. Il était cordial et marrant.

Très récemment, dans une vente aux enchères moscovite où tout un chacun cherchait à se faire de l’oseille sur les archives de feu mon ami le boutefeu saltimbanque, on s’en est mis plein les fouilles — certaines de ces archives avaient un certain temps séjourné chez moi à Paris, avant qu’Édouard ne les réclame et qu’elles ne partent à Moscou grâce à un autre intermédiaire, peintre underground. Pouvais-je me douter qu’elles seraient acquises à des millions de roubles dans des salles de vente, 15 ans plus tard ? Nonobstant une certaine cupidité rétrospective dont je ne me défendrai pas, cela n’eut certes rien changé à ma décision de rendre à César ce qui lui appartenait. Quel que soit l’arrivisme crapuleux à la mode de nos jours, certaines choses — la valeur d’une amitié de 40 ans — exigent le sacrifice des petits prurits mercantiles. Bref, tout à coup surgit cette photo vieille d’une quarantaine d’années, tels que nous étions alors, unis comme les doigts de la main. L’amitié, rappelait Guy Debord, c’est l’égalité des amis. Nous étions, à cet instant fixé par une photo vendue aux enchères à un prix scandaleux, parfaitement égaux, parfaitement amis. Et,  Toute la déchéance de ce temps éclate un peu plus loin, écrivait Notre cher Drieu, disait Roger Nimier. Que ceux à qui ces références ne plairaient pas, aillent se faire numériser chez les éléphants siffleurs, comme disait feu Serge Van Poucke, un camarade photographe d'élite, mort en 1986, après avoir photographié la tournée Gainsbourg, combien de nuits blanches qui lui avaient coûté la vie…

Thierry Marignac, février 2022.