10.10.14

Lames ébréchées crèvent le temps

Illustration, Irina Trotskaïa
ÂME TE SOUVIENT-IL…
         Quelques échos d’une bohème enfuie, d’époques lointaines, ont franchi les années pour percer nos tympans. Comme il y était question de notre idole, le poète Sergueï Tchoudakov, pop-star dans nos colonnes, et qu’ils viennent, semble-t-il, d’une belle mousmée généreuse, que le moule de ce calibre de créatures cardinales rouille à la casse depuis des lustres, que Moscou est désormais semblable aux autres capitales,  désormais toutes plus ou moins identiques, et que des éclats de vie traversent ce récit de la banalité d’un autre temps, d’un autre lieu…

LIEU-DIT, LES PINS D’ARGENT
DE LIOUDMILLA PETROUCHEVSKAÏA (PUBLIÉ AU MOIS D’AOÜT DANS LE MAGAZINE MOSCOVITE AFFICHA).
(TRADUIT PAR TM)
(…) Depuis lors, je ne suis retournée sur ces chemins aux Pins d’Argent, que deux fois : à neuf ans avec maman, et vers vingt-deux ans avec Véra, ma copine et Sergueï Tchoudakov. Sergueï était un play-boy de la fin des années 1950, un poète, il initiait les rencontres de tous avec tout le monde, les filles l’adoraient, il se trimballait toujours, comme plus tard Larry Flint, avec un cortège de beautés fatales. Et voilà qu’il se collait à nous. Il tournoyait à l’entour sur les chemins forestiers, esquissait des pas d’échassier-transi d’amour, battait des ailes, caquetait, on éclatait de rire. Le vie était devant lui, devant nous. Tout Moscou courait après Véra, et voilà qu’elle revenait de la plage dans son maillot de bain blanc et noir (cousu la veille, sans bretelles, un truc à armatures, qui peut comprendre ?), des ballerines rock’n’roll à talons plats, l’allure de Jackie Kennedy dans sa jeunesse, sauf qu’on n'en avait jamais entendu parler.
J’ai revu Sergueï Tchoudakov (de la rue Gorki) au début des années 1970, dans un foyer universitaire, à la cinquième représentation  donnée par Volodia Saliouk de pièce « La Chasse aux canards » de Vampilov, déjà mort à l’époque. Et pour le coup la lumière s’est éteinte à la première scène, et on a invité les spectateurs à sortir avec leurs papiers ! On a rallumé la lumière, et nous nous sommes dirigés vers les portes, lugubres. Naïf, Sergueï Tchoudakov, qui avait eu du mal à trouver une place, avait laissé son fourre-tout sur son fauteuil, pour le réserver. On a vérifié nos identités, sans nous laisser retourner dans la salle. Je n’arrêtais pas de me dire : pauvre Sergueï sans son sac ! C’était la seconde fois que j’allais assister à ce spectacle, qui se jouait underground dans un foyer universitaire, et ça bourdonnait dans ma tête : pourquoi n’ai-je pas écrit cette pièce, moi qui connaît si bien ces gens-là ! Igor Khabatian, mon frère d’armes, un playboy semblable à Tchoudakov, venu de Tcheremouchka, sorti de l’institut de microbiologie, était d’une autre cuvée (le vin cuit  « Trois Hachettes » et les petites thèsardes de son alma mater). Il débarquait souvent avec ses copains voir la famille d’adoption, mon fils Cyrille, et emmenait tout le monde se balader, avant de me distraire de ses comptines, du genre : « Je pionçais sans écueils, tout à coup j’ouvre l’œil, au-dessus de moi brille une étoile. Elle se met à descendre, luisante et sans voile ! Bon Dieu, je me dis, en frémissant du poil. C’est un sous-off' qui se penche sur ma poire, Et moi je dors sur un banc dans le square ».
Tout ce que racontait notre Igor, en allitérations télescopées, Sergueï Tchoudakov de la rue Gorki le prononçait sans faute — un numéro bien rôdé.

Igor passa une nuit sous un train, pas loin de chez lui. On enferma Sergueï dans un asile de dingues, avant de l’envoyer dans un trou perdu à vie. On dit qu’il inondait Moscou de lettres désespérées. Les poètes tâchaient de le sortir de là à forces de démarches administratives…

5.10.14

Les lourdes roches de l'Oural (Boris Ryjii)


Il a déjà été question dans ces colonnes, de Boris Ryjii, poète de l'Oural mort à vingt-six ans ("Un ciel grand comme l'Oural"), qui fait l'objet d'un culte sur ses terres natales. "Je ne suis pas politique, disait Émile Ajar, je suis biologique". Et, en effet, la gravité terrestre semble avoir écrasé ce type tout jeune, ultrasensible, aux dons stupéfiants. "Que l'homme, disait encore Rilke dans une lettre à Lou-Andréas Salomé, se taise, lui qui sans chemin dans les monts de ses sens a erré, qu'il se taise".
Fils d'un père géologue, le jeune homme qu'il restera éternellement, fut champion de boxe amateur de sa région dans son adolescence (quelque chose à prouver, mec ? T'inquiète, on en est tous là). Outre 1300 (!) poèmes, dont ne furent publiés que 350 (!…), il fit lui aussi des études de géologie, et fut l'auteur de travaux savants sur les secousses sismiques en Oural et en Ukraine. Il fut encore lauréat du prix "Antibooker" pour son (anti)poésie, catégorie "Inconnu".
Le réalisateur hollandais qui tourna un documentaire sur ce curieux personnage cherchait, paraît-il, à déterminer pourquoi un mec aussi brillant s'était pendu avant trente ans. La réponse me paraît simple : une telle intelligence ne rend pas heureux. Et la sagesse des pierres que le poète évoque ci-dessous ne fut au final pour le géologue qu'un poids supplémentaire.
Que la terre lui soit légère, comme disent les Africains.

(Vers de Boris Ryjii, traduits par TM)
Sur quoi les pierres grises font-elles silence ?
À quoi bon, sourde à leur mutisme reste la terre ?
Avec leur pesante masse, j’ai si peu de distance.
En ce qui concerne les vers,
Dans un vers, compte avant tout ce que l’on tait.
La rime est-elle fidèle, non on ne peut pas lui faire confiance.
Qu’est-ce que la parole ? Rien qu’une attente sans arrêt
Pour l’éloquence du silence.
De la prose les vers doivent se distinguer
Non seulement par leur solitude ou leur rareté.
De bon matin, d’une main chaude j’ai essuyé
Les pierres des larmes déversées.
BORIS RYJII

О чем молчат седые камни?
Зачем к молчанию глуха
земля? Их тяжесть так близка мне.
А что касается стиха —
в стихе всего важней молчанье, —
верны ли рифмы, не верны.
Что слово? Только ожиданье
красноречивой тишины.
Стих отличается от прозы
не только тем, что сир и мал.
Я утром ранним с камня слезы
ладонью теплой вытирал.
Борис Рыжий



Aussi fort que ça me tracasse, parfois le Parnasse, avait une sacrée classe !…

Je ne recommanderai à pas âme qui vive le site sur lequel j'ai retrouvé ce petit chef d'œuvre, pourtant écrit par un des casse-pieds en chef de mon enfance sous l'école gaulliste. Sulfureux, on va encore m'accuser d'être un Antéchrist, où ce qui en tient lieu dans le néo-conformisme en vigueur. De plus, ce site bondieusard avait, semble-t-il, négligé la dimension anti-chrétienne de l'auteur des lignes qui suivent, diablement — païennement ?… bouddhiquement ?… indouistement ?… — prophétiques, redoutablement CONTEMPORAINES.
Enfin, on notera une curieuse parenté d'esthétique entre le poème qui précède du Russe Alex Timo, de son formalisme — sur le thème du gladiateur, éminemment parnassien — et de la rigidité des règles et canons de l'auteur du XIXe siècle.










Vous vivez lâchement, sans rêve,sans dessein,
Plus vieux, plus décrépit que la terre inféconde
Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
De toute passion vigoureuse et profonde.


Votre cervelle est vide autant que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
d'un sang si corrompu, d'un souffle si malsain,
Que la mort germe seule en cette boue immonde.


Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin
Où, sur un tas d'or vautrés dans quelque coin,
Ayant rongé le sol nourricier jusqu'aux roches,

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,
Noyés dans le néant des suprêmes ennuis,
Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches.

LECONTE DE LISLE
(Paru dans Poèmes barbares, 1862).





3.10.14

Quand ma tête roule par terre, je la ramasse et j'y retourne…

Un sympathique inconnu, du nom d'Alexandre Timochenko, pseudonyme Alex Timo, est apparu dans mon périscope. Un ami de l'acteur Prygounov, célèbre comédien en URSS, et intime de notre idole Tchoudakov, le poète maudit, mauvais génie lautréamontesque de la poésie soviet du dernier tiers de l'existence de l'empire. Nous avons traduit dans ces colonnes des extraits du récit que faisait Prygounov de sa rencontre et de son amitié avec notre héros Tchoudakov, le mauvais garçon, dans un livre autobiographique, paru il y a quelques années. Et puis, roublard, Timochenko nous a envoyé ses vers. Et, nom d'un chien, c'était pas mal du tout !…
Donc, soldat du poème, nous avons traduit le premier des opus Timochenko, qui vit en Afrique du Sud la moitié de l'année, et à Moscou, le reste du temps. Bigre, ces rencontres virtuelles nous permettent d'oublier la mesquinerie phrançaise éditoriale !…



GLADIATEUR
(Traduction TM)

Sur tant de murailles, les poings fracassés,
Un front semblable à un fer à repasser.
Captif, prisonnier, prisonnier écrasé,
Une lyre muette — aux cordes déchirées.

Réveil à minuit — la poitrine oppressée,
Les poignets à nouveau, enchaînés par l’acier.
Quand Dieu m’aidera-t-il donc, demain ou cette semaine,
À conquérir à vie, ma victoire, mon arène ?

L’épée du gladiateur, de l’ours le grondement,
Quand il jaillit, se mêle au sable de l’arène, le sang
Au fond des muscles un sauvage aiguillon,
Plantée en plein cœur, la lame n'efface pas le fauve myrmidon.

Pouce vers le haut, pouce vers le bas —
Caprice d’une foule muette qui règne sans partage
Les piliers d’appui, détruire, je ne peux pas,
Qui étreignent du stade la coquille de rage.


Milieu du front — dernière frontière,
On y découpe rêves et cibles.
On y sépare les rêves des corps à coups de rapière,
De ceux qui ont échoué devant leur but tangible.

Plus d’une fois, nous avons détruit le pouvoir,
De l’éternel Spartacus, sous la poigne d’airain,
Plus d’une fois, la trahison nous fit broyer du noir,
À l’heure où la victoire était à portée de main.


Les discours fallacieux, ne nous sont d’aucun secours
À quoi bon écouter les oracles mensongers ?
Seule l’épée nous sert, rien d’autre que l’épée,
Traversant la poitrine du traître, de part en en part, et sans recours.
Alex Timo.




Гладиатор

Кулаки разбиты о множество стен,
Лоб – подобие бабы чугунной.
Плен, плен, тягостный плен,
Безмолвна кифара – оборваны струны.

Просыпаюсь в полуночи – сдавлена грудь,
Запястья вновь окольцованы сталью.
Поможет ли Боже когда-нибудь
Победить на жизни моей ристалище?

Меч гладиатора и львиный рык,
Кровь окропила арены месиво.
В мышцу впился звериный клык,
В сердце зверя клинок не уместится.

Палец вверх или палец вниз –
Правит прихоть толпы безмолвной.
Мне не разрушить опоры-столбы,
Обнявшие раковину стадиона.

Лобное место – последний предел,
Здесь рубят на части мечты и цели.
Здесь отделяют мечты от тел
Тех, что до цели не долетели.

Мы не раз разрушали всевластье
Под рукою вечного Спартака.
Нас не раз настигало предательство
В час, где победа была близка.

Нам не в прок лукавые речи,
Нам не слушать лживых оракулов.
Только меч нам поможет, меч,
Навылет пронзающий грудь предателя.


Алекс Тимо