16.5.20

Fille perdue

(Vers traduits du russe par TM)
LIDA
Elle ne connaît pas de grands mots
Mais sa poitrine est placée très haut
Voluptueusement se soulève coquine
Sous sa robe de mousseline.
Il arrive qu’elle aille nu-pieds,
Ses yeux sont un peu bridés,
Mais son cœur s’envole plus fidèlement
Vers ses deux aimants ambivalents.
Lorsque chantent ses amies
Autour d’un feu de minuit,
Elle se tait, croisant les mains,
Mais elle veut des chansons jusqu’au matin.
Dans le chant de la guitare elle entend
Des appels aux fatales passions,
On dit que les taches sont légion —
De certaines nuits, les débordements —
Chez elle, sur la vertu féminine.
Je suis le seul qui ne tambourine
D’un signal convenu à son perron
Ni n’achète ses nuits de jupon
Ni pour l’amour, ni pour un anneau.
Mais chérie m’est son apparition.
Lorsque dans le sommeillant hameau
Se dépose la brume du matin :
Elle le traverse jusqu’aux confins
À peine audible, lumineuse quasiment
Comme si à l’Ange déchu librement
Elle tendait la main.
Vladislav Khodassevitch, 1921.
Лида
Высоких слов она не знает,
Но грудь бела и высока
И сладострастно воздыхает
Из-под кисейного платка"
Её стопы порою босы,
Её глаза слегка раскосы,
Но сердце тем верней летит
На их двусмысленный магнит.
Когда поют её подруги
У полуночного костра,
Она молчит, скрестивши руки,
Но хочет песен до утра.
Гитарный голос ей понятен
Отзывом роковых страстей,
И говорят, не мало пятен -
Разгулу отданных ночей -
На женской совести у ней.
Лишь я её не вызываю
Условным стуком на крыльцо,
Её ночей не покупаю
Ни за любовь, ни за кольцо.
Но мило мне её явленье,
Когда на спящее селенье
Ложится утренняя мгла:
Она проходит в отдаленье,
Едва слышна, почти светла,
Как будто Ангелу Паденья
Свободно руку дала

Владислав Ходасевич, 1921.




13.5.20

Édouard Limonov et les Gilets Jaunes

L'emblème des hussites, mouvement religieux subversif.
Victor Anpilov, allié de Limonov lors de l'assaut du parlement en 1993.

         En exclusivité sur Antifixion, un extrait « Gilets Jaunes » d’Édouard Limonov. Particulièrement touchant, puisqu’il s’agit de sa dernière visite à Paris, il y a un an presque jour pour jour, où nous l’avions accueilli avec quelques valeureux camarades, soucieux de sa sécurité, dans la situation que l’on sait de répression sauvage à l’époque d’un mouvement juste et calomnié au-delà des limites tolérables, notamment par une intelligentsia vendue à tous les pouvoirs dont elle fait partie. Nos lecteurs russophones peuvent retrouver l’extrait sur le site de l’édition russe d’Esquire.
 (Traduit du russe par Thierry Marignac)
        
         Extrait du dernier livre d’Édouard Limonov : « Le Vieux en voyage » :

         Aux éditions Individuum vient de sortir le dernier livre d’Édouard Limonov : « Le Vieux en voyage ». Il contient de courts récits, des descriptions, des fragments d’essais — concentrant toute sa vie, du premier juron à la disposition du soldat jusqu’à la thérapie par rayons. À chaque page, le style reconnaissable de Limonov, son regard et son invraisemblable soif de la vie dans sa totalité, pour laquelle on l’aimait.
         Esquire publie ici quelques extraits, consacrés aux visites en France d’Édouard Limonov en 2018-2019.

         FRANCE / GILETS JAUNES/ 2019
         Que j’ai découvert en 2015-2016 que mon grand-oncle était le fils bâtard d’un conseiller occulte, gouverneur et cavalier de la garde, n’a nullement influé sur mon goût des sans-culottes.
         C’est pour cette raison que je les ai rencontrés un jour pluvieux de mai dans les rues de Paris. Mon vieux camarade Thierry nous a mené moi et l’équipe de tournage par les rues sinueuses et les boulevards et nous sommes arrivés là où ils avaient établi leur bivouac, comme des hussites[1], ou des partisans d’Anpilov[2]. C’était au métro Jussieu.

         En effet, en les observant je reconnaissais en eux, mes anciens alliés et camarades — les partisans d’Anpilov. Vêtus de façon grossière, avec des gilets  couverts d’inscriptions au stylo partant dans tous les sens. Comme les mômes écrivent sur leurs vêtements d’écolier. Les uns ruminaient, les autres remontaient leurs ceintures et leurs manches, certains chantaient, d’autres encore allaient et venaient. Au centre, à une des sorties du métro se tenait un leader de cette assemblée Faouzi Lellouche — prénom arabe et nom de famille français. Thierry me mena à lui aussitôt, disant à Lellouche, que j’étais un de ses amis de longue date.
         Lellouche appelait Thierry « Le Bruxellois », ne se souvenant visiblement pas que Thierry est Parisien d’origine, vivant à Bruxelles parce que c’est moins cher.
         Au fil des phrases, apprenant à faire connaissance l’un avec l’autre, moi et Lellouche devînmes plus proches. Je lui dis que j’avais fait de la taule, condamné à quatre ans. En réponse à ma franchise, il me raconta de combien il avait écopé, lui.
         Et autour, on allait et venait, on ruminait, et on chantait des chansons dignes d’Anpilov. La pluie tombait par intermittences.
         Non loin, les bâtiments cubiques, les salles de cours et les foyers d’étudiants de l’université de Jussieu. Il pleuvait de temps en temps, et une partie de la foule partit en manif sauvage. Mais des cars de gendarmerie survinrent aussitôt, leur barrant la route avec efficacité.
         On me montra le chef des « antifas ». Un type en surpoids manifeste. Et d’autres dont je ne me souviens plus.
         On partit sous une pluie redoublée, la route s’annonçait longue.
         Je suis de gauche avec une goutte de droite. Ou bien l’inverse. Les trous dans l’asphalte remplirent d’eau, soit la chaussure gauche, soit la droite. À un certain moment, sur les parapluies s’abattit l’averse. Je fis la connaissance d’un type d’un âge respectable, lui aussi corpulent, portant une casquette. Il s’avéra que ce vieux était l’avocat des Gilets Jaunes. « J’ai beaucoup entendu parler de vous » me dit-il, je pense par politesse.
         Par la suite, il s’avéra que j’étais l’unique intellectuel russe qui les soutenait. Et l’un des rares intellectuels européens.
         Devant nous on chantait "La Marseillaise ". Nous aussi l’avons entonnée, ça aidait à marcher.
         « On est là ! On est là !…», criaient les Gilets Jaunes. Devant nous à cinq ou dix mètres avançait une automobile au volet arrière relevé. À l’intérieur on voyait des haut-parleurs et un type qui les faisait fonctionner.
         Des filles — deux ou trois, ou plus —dansaient derrière cette voiture, entre moi et elle, se déhanchant sur, me dit-on, des airs bretons,  réinventés pour le folklore Gilets Jaunes.
         Aux coin des rues se dressaient les CRS dans leur tenue caoutchoutée avec la matraque en main, comme des rugbymen. Ils avaient des gueules contractées par la tension et méchantes, ne promettant rien de bon. En ce qui concerne la méchanceté, ils étaient surtout comiques.
         L’opérateur russe a levé le nez en l’air et s’est tourné vers moi d’un air de reproche comme si c‘était de ma faute, s’ils respiraient ça. « Ça sent l’herbe ou le haschich ».
         L’ami Thierry de mes années parisiennes disparaissait et resurgissait avec sa casquette, grand, émacié, pas content, il riait de temps en temps du rire du Joker, la bouche largement ouverte.
         Le type qui fréquentait tous les défilés Gilets Jaunes pour lui-même, et en partie pour moi, qui portait le prénom russe Ivan que lui avaient donné ses parents 100% français, marchait à mes côtés sans s’émouvoir, en costume. De quelle manière s’était-il uni aux Gilets Jaunes ce type aux allures de gestionnaire, je ne me l’expliquais pas.
         Plusieurs fois sur le parcours du cortège survinrent des situations tendues entre les Gilets et la police. On appelait alors un vieux assez louche. Lellouche avant le défilé me l’avait désigné, le présentant comme un « flic », et ce flic arrangeait la situation.
         Quelque part dans la rue de Tolbiac, au bord du trottoir, des Musulmans jetèrent des confettis verts, bleus et blancs en nous saluant. Nous nous arrêtâmes quelque part, piétinâmes un certain temps, impatients, avant de repartir.
         Dans leurs rangs, on compte surtout des gens simples et non sophistiqués.
 FRANCE/ FAOUZI LELLOUCHE/ 2019.
         Pour décrire la rencontre, il vaut mieux passer au gros plan, le regard sur le nez, les pores de la peau, la coupe de cheveux et la barbe. Ce n’est pas pour rien que le gros plan a vaincu les grands tableaux.
        
         C’est mon vieil ami Thierry, auteur de romans noirs et son ami Ivan au prénom russe qui m’ont emmené directement voir Faouzi Lellouche. On descendait, et on voyait la tache noire de la sortie du métro Jussieu, devant laquelle se tenait Lellouche avec un groupe de ses copains français.
         J’ai remarqué la lueur rafraîchissante de ses yeux et sa calvitie naissante, décidant qu’il n’avait pas encore la cinquantaine. Nous avons fait connaissance et bavardé vigoureusement, puisque je n’ai pas besoin de traducteur, je connaissais bien cette langue, même si parfois je me heurte à des obstacles (J’ai un vocabulaire infini, mais il arrive que je ne sache pas l’utiliser).
         Édouard Limonov, 2020.

        



[1] Mouvement religieux tchèque « révolutionnaire » du Moyen-Âge, précurseur des anabaptistes de la Réforme allemande.
[2] Leader politique russe fondateur du « Parti Communiste du travail », actif dans la révolte du parlement russe contre Eltsine en 1993, qui s’acheva dans le sang.

8.5.20

Les Mille et une Nuits d'Essenine

L'hôtel Nouvel Europe de Bakou, où vécut Essenine



         Dans l’année qui précéda sa mort, Serguei Essenine séjourna longuement à Bakou,  Azerbaïdjan. Il écrivit un cycle de vers aux couleurs Mille et une Nuits. De ses voyages le poète rapportait toujours une floraison aux parfums exotiques.
         On raconte qu’il avait quitté la Russie d’Europe en toute hâte craignant d’être arrêté par la Guépéou décidée à mettre un terme aux scandales, aux crises d’ivrognerie et aux rixes déchaînées par le poète, et qu’il sauta dans le dernier train…
         Voici ce qu’avait psalmodié la muse orientale à son oreille une nuit dans la chaleur :


 « Pourquoi la lune brille-t-elle d’une si terne lueur
Sur les jardins et les murs de Khorossan ?
Comme si j’allais sur la plaine russe cheminant
Sous le rideau frémissant du brouillard, sa vapeur »,—

Ainsi questionnais-je chère Lala
Les nocturnes et silencieux cyprès
Mais leur armée pas un mot ne chuchota
Vers le ciel fièrement leurs faîtes se tendaient.

« Pourquoi la lune brille-t-elle si tristement »—
Demandai-je aux fleurs dans les fourrés sans bruit
Les fleurs dirent : « Tu sens
Frémir les roses par mélancolie ».

Les pétales d’une rose s’envolèrent
Ses pétales secrètement me chuchotèrent :
« Ta Chagane un autre a caressé,
Ta Chagane un autre a embrassé

Elle a dit : « Le Russe n’a rien remarqué…
Au cœur — une chanson, et pour le chant — le corps et la vie
C’est ainsi que la lune si blême a brillé
C’est ainsi que tristement elle a pâli ».

On a trop vu les trahisons des amants,
Qui les attendait, qui point ne voulait, des larmes et tourments.
Mais pourtant sont éternellement bénies
De couleur lilas sur terre les nuits.
Serguei Essenine, août 1925


·        
·        
Сергей Есенин
От чего луна так светит тускло…
«От чего луна так светит тускло
На сады и стены Хороссана?
Словно я хожу равниной русской
Под шуршащим пологом тумана» —

Так спросил я, дорогая Лала,
У молчащих ночью кипарисов,
Но их рать ни слова не сказала,
К небу гордо головы завысив.

«Отчего луна так светит грустно?» —
У цветов спросил я в тихой чаще,
И цветы сказали: «Ты почувствуй
По печали розы шелестящей».

Лепестками роза расплескалась,
Лепестками тайно мне сказала:
«Шаганэ твоя с другим ласкалась,
Шаганэ другого целовала.

Говорила:«Русский не заметит…
Сердцу — песнь, а песне — жизнь и тело…»
Оттого луна так тускло светит,
Оттого печально побледнела.

Слишком много виделось измены,
Слез и мук, кто ждал их, кто не хочет.
. . . . . . . . . . . . . . .. . . . . .
Но и все ж вовек благословенны
На земле сиреневые ночи.
Сергей  Есенин, Август 1925.