On raconte ces jours-ci que la police de Houston veut détruire les archives des affaires classées, parce que les rats ont pris goût aux gros stocks de cannabis qu’elle recèle dans ses entrepôts de « preuves », foutant un bordel pas croyable. Un juge du Texas objecte qu’il ne sera plus possible alors de résoudre les « cold cases ». Je ne saurais lui donner tort. C’est dans mes archives que j’ai retrouvé ce matin un numéro de la revue new-yorkaise défunte il y a des lustres « The Portable Lower East Side », dont le thème était « Chemical City » — la came. On y trouve des textes d’Allen Ginsberg et de Bruce Benderson. Mais je cherchais une autre friandise : des extraits du « Livre de Caïn » d’Alexander Trocchi, junkie de légende. Je l’avais décrit ainsi dans « Photos passées », mon « autobiographie en sourdine » :
« Michel Bulteau, un temps mon éditeur chez Le Rocher m’avait parlé de Trocchi qu’il avait connu à Londres sur le tard : vendant pour survivre de vieux bouquins au marché de Portobello Road dans une charrette, édenté, sans femme, sans le sou, cherchant au soir dans la bière des pubs ce qu’il avait connu autrefois dans l’héroïne indochinoise, après avoir glané sa maigre manne… Nos princes ont des fins misérables. C’est avec lui que Debord avait dérivé dans le Londres dantesque des années 1950, les docks d’après-guerre au bord de la Tamise… »
Voici donc ci-dessous un exemple de prose échevelée, fragments de poésie lettriste, d’interrogations vitales, de retraits hautains :
(Traduit de l’anglais par Thierry Marignac, insoucieux de la traduction officielle)
Le Livre de Caïn
Ma péniche est amarrée à Flushing, New York, le long du débarcadère de la Mac Asphalt and Construction Corporation. Il est tout juste cinq heures passées. Aujourd’hui, en cette saison, c’est toujours l’après-midi et le soleil frappant les parpaings du bâtiment principal, les a rendus roses. Les grues à moteur et les ponts des autres péniches sont déserts.
Je me suis fait une piquouse, il y a une demi-heure.
J’ai mis l’aiguille et la seringue dans un verre d’eau froide et me suis allongé sur la couchette. J’ai eu le vertige presque tout de suite. C’est de la bonne came, pas comme ce qu’on a eu ces derniers temps. Il fallait que je sois prudent. Deux travailleurs en grande salopette bleue et casquettes de base-ball traînaient encore aux alentours. Ils traversaient ma passerelle de temps en temps. Ils étaient soupçonneux. Ils avaient entendu le bruit de la machine à écrire dans l’après-midi et c’était suffisant pour éveiller leur curiosité. Pour un capitaine de péniche, transporter une machine à écrire, c’est inhabituel. Ils sont restés un moment, à bavarder juste devant la cabine. Je les ai entendu retourner sur le dock et s’éloigner.
Allongé sur la couchette, attentif au silence soudain qui est tombé sur le canal, j’entends un bourdonnement de mouche et je remarque qu’elle farfouille le cadavre desséché d’une autre mouche à moitié empalée sur une planche de la cloison. Je me pose des questions là-dessus, puis mon attention est détournée par autre chose. Il s’est passé quelques minutes. J’entends la mouche bourdonner à nouveau et je vois qu’elle est encore au boulot, quel qu’il soit, installée sur la patte rigidifiée et saillante du cadavre. La patte sort du point noir comme un soudain battement de cils. La mouche vivante est affairée. Je me demande si c’est du sang qu’elle cherche, si les mouches mangent les leurs comme les rats ou les loups.
Caïn dans ses oraisons, Narcisse dans son miroir.
Sous l’influence de l’héroïne, l’esprit échappe à la perception ordinaire ; on n’est plus conscient que des contenus. Mais toute cette façon de poser la question, de diviser l’esprit et ce dont il est conscient est infructueuse. Non que les objets de la perception soient intrusifs de manière électrique comme ça arrive avec la mescaline ou l’acide lysergique, non que les choses frappent avec plus d’intensité, de ravissement ou de détail comme j’en ai parfois fait l’expérience avec la marijuana ; c’est que la perception se tourne vers l’intérieur, les paupières s’affaissent, le sang est conscient de lui-même, une lente phosphorescence de la chair, des nerfs et des os ; c’est que l’organisme a la sensation d’être intact et incassable, et, plus que tout inviolable. Pour définir l’attitude née de cette sensation d’inviolabilité, certains Américains utilisent le mot « cool ».
Le soir est tombé maintenant, la température a baissé, les objets grossissent ensemble dans la pénombre de la cabine. Dans quelques instants, je me lèverai et j’allumerai mes lampes à kérosène.
Qu’est-ce que je fous ici ?
À certains moments, je me surprends à considérer que ma vie entière mène à cet instant, le présent étant tout ce que j’ai à affirmer. Il est en quelque sorte indigne de parler du passé ou de penser au futur, je ne m’occupe pas sérieusement de cette question dans « l’ici-maintenant », allongé sur ma couchette, sous l’influence de l’héroïne, inviolable. C’est une des vertus de cette drogue de vider ce genre de questions de toute angoisse, de les transporter ailleurs, dans une région théorique indolore, une région de jeu, surprenante, fertile et amorale. On cesse d’être grotesquement impliqué dans le devenir. On est, tout simplement. Je me souviens avoir dit à Sébastian avant qu’il ne rentre en Europe avec sa nouvelle femme qu’il était impératif aussi de savoir ce que c’est que d’être un légume.
… Cette sensation illusoire d’adéquation induite chez l’homme par la drogue. Illusoire ? Est-ce qu’une… « donnée » pourrait être fausse ? Inadéquate ? En relation avec quoi ? Les faits ? Quels faits ? Les faits marxistes ? Les faits freudiens ? les faits mendéliens ? De plus en plus, je trouve nécessaire de suspendre ces faits, d’exister en suspens, de s’abandonner (si on peut), et d’arriver nu à la simple appréhension.
Il n’est pas possible d’arriver tout à fait nu à l’appréhension et pendant l’année écoulée, j’ai trouvé difficile de soutenir cette attitude, même de façon approximative, sans came, cheval, héroïne. Les détails, impressionnistes, lyriques. La fascination des sensations minute par minute m’a saisi et quand je réfléchissais, je le faisais d’une manière si répétitive et épuisante (souvent avec la marijuana) sur la texture dépourvue de sens des instants présents, les cris des mouettes, une souche flottante, un rayon de soleil, et la sensation de solitude me submergeait bientôt me vidant de tout espoir d’entrer un jour dans la ville avec ses relations complexes, son plexus d’outrageuses résolutions.
Les faits. Coller aux faits. Un excellent principe empirique, mais au-dessous de la surface du langage, les faits s’éloignent en glissant comme de la lave. Il n’y avait pas non plus un seul acte, je ne pouvais rétrospectivement isoler une chose pareille. Même lorsque je vivais mon acte, à chaque phase, après la décision, il se développait spontanément, de manière effrayante, dangereusement, parfois comme une maladie qui se déchaîne, parfois comme la lumière croissante du soleil le matin, et je trouve difficile de m’en souvenir et d’exprimer, si de temps en temps les mots bondissent de la page, soudains, artificiels, troubles squelettes qui tintent, m’accusent et m’amusent avec leurs secousses obscènes, rendant le monde fou, je suppose que c’est parce qu’ils prennent une sorte de revanche ancestrale sur moi, prêt à chaque instant à les rassembler à nouveau pour la mort ou la résurrection. Aucun doute, je continuerai à écrire trébuchant à travers des toundras de non-sens, plantant des mots comme des fanions rouges dans mon sillage. Frontières indécises, phénomènes sans rapports, mutations, voyages cauchemardesques, villes visitées et quittées, retrouvailles, désertions, trahisons, toutes sortes d’unions, d’adultères, de triomphes de défaites… Tels sont les faits. Il est un fait qu’en Amérique j’avais constaté que jamais rien n’était en suspens. Les choses bougeaient ou bien elles étaient subversives. Je suppose que c’était pour y échapper sans m’en aller, battre en retraite dans le « en suspens », que je m’étais bientôt retrouvé sur cette péniche. (Alternatives : prison, asile de fous, morgue.)
Je me lève de la couchette et je retourne à la table où j’allume une lampe à huile. Lorsque j’ai ajusté la mèche, je me retrouve encore à fouiller dans une pile de notes. Je la tiens près de la lampe et je lis.
Le temps sur les péniches…
Jour et nuit ne sont vite devenus pour moi qu’ombre et lumière, jour ou lumière de la lampe à huile, et souvent la lampe devenait pâle et transparente dans les longues aurores. C’était la chaleur du soleil sur ma joue et ma main par le hublot qui m’obligeaient à me lever et sortir pour voir le soleil déjà très haut et les gratte-ciels de Manhattan, soudainement, brutalement, et absurdement nimbés d’un halo de chaleur. Et quant à l’extravagance… Je me demandais souvent jusqu’où pouvait aller un homme sans être oblitéré. C’est une façon oblique de contempler Manhattan, la voir dans son île pendant des jours entiers de l’autre côté de l’eau protectrice comme un petit mirage où l’on n’est pas impliqué, puisque de temps à autre, je savais objectivement et avec anxiété comme un nœud de faits indéniables, que c’était ma condition.
Morphine Monoject |
Je me retrouve à faire gicler un mince filet d’eau de la seringue par l’aiguille n°26 dans l’atmosphère en me préparant une nouvelle piquouse, poussant le coton durci dans la cuillère en ébullition… Une simple petite piquouse, me semble-t-il, suffirait à recréer les murailles éparses de mon Jéricho.
Alexander Trocchi, 1960.