Cracher seulement cracher
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L'Histoire derrière l'Histoire |
Avec quatre bouquins en deux ans, si je ne peux encore me targuer du fameux « 10 000 mots minute » de Norman Mailer, j’ai craché 800 feuillets au moins (ensuite publiés en volumes brochés par des éditeurs respectables), sans accuser ni le coup, ni le contrecoup. Bien sûr, on pourra m’objecter que 400 d’entre eux appartiennent à mon « journalisme de romancier », et 200 sont autobiographiques, exigeant un moindre effort de création ex nihilo fusionnant imagination, style, cohérence et intrigue dans un effort global, comme c’est le cas avec un roman. Voire…Parce qu’à moins d’être strictement chronologique et mon cerveau s’y refuse, tous les aspects de mise en scène, de relief, d’ombre et d’ellipse, de montage enfin, sont convoqués avec autant d’effervescence que pour une œuvre de fiction. Faute de quoi, on obtient un ouvrage insipide, une banque de données, se succédant l’une après l’autre au même rythme, musique d’ascenseur, vite évacuées par l’esprit du lecteur qui ne retient qu’un magma d’informations indifférenciées. Sachant que chaque lecteur diffère de son voisin, il faut lui ménager de multiples issues vers ce qu’il attend ou ce qui le désarçonne. Garder le sens de la symphonie globale en louvoyant dans les accidents du reportage ou du récit, forcément chaotiques, et le sens du fracas nécessaire, distiller la dissonance en harmonie sans déperdition de force ni de rugosité du réel, comme un de ces grands alcools dont le feu brûle tout d’abord mais sans calciner, dont les vapeurs et parfums finissent par s’unir au firmament du goût. Un art délicat d’équilibre et de brutalité où l’adhésion aux normes narratives sert à créer les surprises.
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Traître à mon amie Kira Sapguir qui disait: "Il ne faut jamais écrire ses mémoires" |
Au titre des contraintes, on citera la tension de traiter d’une actualité brûlante sans la trahir, « l’atroce et vivante réalité » dans un paysage moderne uniformisé où les tabous foisonnent, écueils au ras des vagues, peser chaque mot sans en mâcher aucun, lâcher ses coups sans cesser d’esquiver. En abordant dans mes ouvrages l’Ukraine et la Russie, chaque minute d’écriture était chargée d’adrénaline. Cette tension ne le cède que de très peu à la tension imaginative du roman qui réclame un effort sur tous les fronts simultanément. Objectivité, mon beau souci. Je ne t’arrive pas à la cheville, Norman, mais j’ai pondu au moins 800 feuillets en deux ans.
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Roman sur la désinformation, à paraître le 12 mars 2025. |
Inversons le miroir. 200 feuillets sur ces 800 appartiennent à la fiction, un drame surgi de l’imagination. Gros chantier : tout concevoir à la fois, la lumière du néon sur le chapeau de cette femme, la voix qui s’étrangle dans la gorge du traître, le brouillard sur l’aéroport, les statistiques de meurtres dans la capitale nordique, le style soutenu ou le style souteneur, le suspense dans la phrase, le mot de trop qui tombe juste. Comme on ne va pas s’embarrasser des foutaises de « l’inspiration », je suis un romancier réaliste, bricoleur éclairant d’un faux jour des faits avérés, insérés dans la trame. L’économie est instable dans cette entreprise, il faut trahir les faits en projetant sur eux une lueur révélatrice. C’est le travail inverse du précédent, où l’on colorait le réel d’une poésie étrangère. Jusqu’où aller trop loin en déformant l’Histoire pour en extraire la moelle ? 200 feuillets placés dans le cadre d’une affaire qui défraya la chronique, éminemment romanesque, puisqu’il s’agissait de désinformation. Celle-ci exige des talents d’auteur. Subjectivité, mon beau souci. Elle doit évoluer dans les contraintes du vraisemblable — mais celui-ci peut être absurde. C’est la mécanique des coups de théâtre, la dialectique des errements humains et « des eaux glacées du calcul égoïste ». J’ai pissé au moins 800 feuillets en deux ans, Norman, sous le coup d’émotions ne le cédant qu’à peine à celle de la mort de Benny Paret sur le ring en 1962, sous les coups d’Emil Griffith. J'avais serré sa meurtrière main droite un soir dans un bar appelé « Dix » du Times Square crapuleux d’alors (1994), où déambulaient des gouapes portoricaines tout juste sorties de taule, présenté au boxeur par l'écrivain Bruce Benderson dont c'était l'Eldorado. Au moins 800 feuillets en deux ans, j’ai craché.
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À paraître au joli mois de mai 2025: in vivo, au pays de l'hiver |
Bon, on est loin des « 10 000 mots minute » — un titre que j’envierai jusqu’à mon dernier souffle. Dans les théories productivistes de ma jeunesse, il s’agissait de balancer du feuillet à tour de bras et foin de la « littérature ». Elle viendrait tôt ou tard. À flux tendus, c’était inévitable, croyait-on chez nous autres, stakhanovistes.
800 feuillets en deux ans.
Thierry Marignac, février 2025.