16.2.25

Critique littéraire 1

 Il y a deux ans, je publiais "Guerre avant la guerre" (Éditions Konfident), dans un esprit d'honnêteté journalistique, de retour aux fondamentaux devant la déferlante propagandiste de l'époque.

Mon ami Daniel Mallerin avait alors entrepris une exégèse de mon travail à partir de ce bouquin, destinée à une publication qui ne donna jamais suite.

Nous le publierons en deux épisodes!…

 

Quand l’information tue l’information

La coïncidence de la publication du Hors Série du Monde consacré à Georges Orwell et de l’essai documentaire de Thierry Marignac, La guerre avant la guerre – Chroniques ukrainiennes, a créé un court-jus dans la tête de Daniel Mallerin, ex éditeur de l’écrivain, qui a jugé indispensable de pointer les raisons pour lesquelles le milieu littéraire français joue aux trois singes avec ce singulier personnage à la fois essayiste, romancier, traducteur et éditeur.



Georges Orwell dérange toujours… Disons-le, la manchette du Hors Série d’été du Monde prêtait à sourire – mais qui ce bon vieux Georges peut-il bien déranger ? – mais, néanmoins, à l’heure de la littérature à la plage et de la guerre en Ukraine, elle a le mérite de nous pousser à nous interroger logiquement sur le sort actuel de ses héritiers, et ceci en considérant que toute volonté d’informer / interpeller se voit aujourd’hui neutralisée par le trop plein exponentiel du système d’information, là où prospère l’ignorance – forme de plus en plus banale de servitude volontaire –, là où l’écrit revêt une quantité d’importance quasiment nulle.

L’écrivain Thierry Marignac en a fait il y a quelques mois les frais d’expérience en publiant ses Chroniques ukrainennes, sur-titrées La guerre avant la guerre, dont les vérités incommodantes se sont dissoutes en un clin d’œil dans l’hystérie propagandiste, quand elles n’ont pas été délibérément ignorées. Et pour cause : l’écrivain fustige pour leur incompétence la myriade soudaine de spécialistes autoproclamés, experts de plateaux télé, n’ayant jamais mis les pieds en Ukraine autrement qu’étroitement encadrés et ne comprenant aucune langue locale. C’est précisément cette rage contre l’ignorance butée, la trahison du réel, qui est à l’origine de ce livre.

Les décennies de guerre ignorées

Entretenant des liens étroits avec le pays depuis 2004 (la révolution orange s’est ébranlée sous son balcon ) – il y a vécu, réalisé des reportages et des travaux « d’intelligence économique » en tant que traducteur grâce à sa connaissance exigeante, passionnelle, de la langue russe –, Thierry Marignac s’est donc trouvé en situation d’observer la réalité politique ukrainienne sous d’inhabituelles facettes dont la plus saillante est d’avoir été modelée par la guerre que se sont livrés les clans oligarchiques depuis plus de vingt ans et qui a été passée sous silence jusqu’aujourd’hui.

L’écrivain en retrace nombre d’épisodes dont la violence et le cynisme pulvérisent nos chères fictions américanophiles – romans et films noirs, d’espionnage, science-fiction, westerns, etc. Agrégées à leurs ressorts ethnico-idéologiques, seuls à occuper nos systèmes d’information, ces séquences criminelles ont joué dans le conflit actuel un rôle capital qu’aucun journaliste autre que Thierry Marignac n’a osé prendre en compte. Et même si on entend souvent dire (en sourdine) que l’Ukraine est un des pays les plus corrompus d’Europe, constatons que sa réalité n’est jamais définie. Quant à ses facteurs, ils sont trop nombreux et trop complexes pour intéresser la presse.  A-t-on déjà entendu dire, par exemple, que la Russie s’est conduite en Ukraine à la manière de la France en Afrique ? Une telle remarque aurait pourtant suffi à nous donner, nous français, une meilleure mesure du conflit, à nous ouvrir les yeux sur la prédation sans limites dont a été victime le pays sous le joug des seigneurs de la guerre – « chefs de gangs » ou « oligarques » selon les aires géographiques.  

Pourquoi est-il si difficile de différencier les oligarques des truands ? Le « voleur dans la loi » devenu homme d’affaires réfugié en France, Lev Bilounov, surnommé Lev Macintosh pour avoir braqué un train d’ordinateurs Apple pendant la Perestroika, répondait ainsi : « Derrière chaque oligarque, il y a un mec comme moi ». Bilounov, veston de smoking et foulard de soie, fine moustache sur un visage en lame de couteau, donnait cette interview dans un palace parisien.



L’oligarque shakespearien, créateur de Zélensky, dans le jeu des influences

Les formes de spoliation, d’expropriation et d’extorsion en tous genre pratiquées dans l’ex empire soviétique au cours des « sauvages années 1990 » semblent avoir servi de modèle aux deux dernières décennies de corruption & haut banditisme en Ukraine sous le couvert du théâtre démocratique. Un certain nombre de figures de l’oligarchie – un bassin aux murènes – évoquées dans ces chroniques peuvent en effet largement en remontrer à notre Macintosh. Il en est ainsi de celle, particulièrement retorse de Kolomoïsky, cet homme d’affaires juif, à triple nationalité (ukrainen, israélien et chypriote),  entretenant des bataillons nationalistes  qui fut – sait-on vaguement – le  créateur de Zélensky via ses chaînes de télévision, puis l’artisan de sa candidature et le bailleur de fonds de sa campagne électorale…

Un soir de l’hiver 2015, on m’avertit à Kiev de ne pas foutre le nez dehors. Kolomoïsky, avec 40 volontaires des bataillons du Donbass transférés spécialement pour l’occasion, venait de s’emparer du siège de Transnaft, l’entreprise gérant l’acheminement du gaz russe vers l’Europe. Les règlements de compte entre oligarques soutenus par la pègre ont toujours pour enjeu principal le loyer du gaz, de loin, on l’a dit, l’entreprise la plus profitable du pays. Il s’agissait d’une sorte de coup d’État et l’ambiance en ville, où se multipliaient les troupes de diverses obédiences, était très tendue. Kolomoïsky, dans son style tonitruant, avait déclaré aux journalistes massés devant le bâtiment qu’il venait de libérer la principale entreprise du pays aux mains d’un groupe de diversion russe. En réalité, le Président Porochenko venait de nommer un directeur qui déplaisait à l’oligarque, grand fauve dont le pouvoir égalait ou presque celui du président.

Le surlendemain pourtant, Kolomoïsky fait évacuer le siège de l’entreprise, remet au Président Porochenko sa démission de son poste de gouverneur en direct à la télé – il a pris conscience du « conflit d’intérêts » entre sa fonction et ses activités d’homme d’affaires – et subit enfin une séance d’humiliation face aux journalistes et caméras de télévision en faisant des excuses publiques. Entre temps, Kolomoïsky – oligarque shakespearien – avait été convoqué à l’ambassade des États Unis…



L’ingérence américaine dans les affaires de l’ex colonie soviétique et le coutumier « spectacle de masques » de la Russie s’interpénètrent dans les rets des règlements de compte entre les trois grands groupes criminels régionaux du pays pour la conquête du pouvoir central et le contrôle du riche Donbass – là-même  où eurent lieu les premiers règlements de compte entre bandes rivales et parfois entre anciens membres des mêmes gangs dissimulés sous des étiquettes ethno-idéologiques.

La guerre qui s’ensuivit à partir de 2014 et dure jusqu’au jour où j’écris ces lignes, en est une suite directe, bien au-delà des fractures « idéologiques » et ethniques, toutefois non négligeables.

L’internationale sera le genre gangster

C’est d’ailleurs seulement à la fin de cette année 2014 que l’on peut entrapercevoir la dimension transnationale de la saga criminelle – Russie-Ukraine-États Unis – et ceci grâce aux révélations d’un truand notoire de Brighton Beach originaire d’Odessa, Léonid Roïtman, dit Leonid le long, libéré d’un pénitencier fédéral américain après avoir purgé sept ans de prison pour avoir commandité l’assassinat d’un député ukrainien et de son frère jumeau, oligarques et patriotes férocement engagés dans la première guerre du Donbass. Leonid le long avait balancé le passé new yorkais des frangins, surnommés « les frères Karamazov » dans le milieu,  qui  avaient été ses associés au sein d’un gang redoutable agissant à New York comme à Kiev ou Moscou, et il avait balancé en même temps le nom de leurs protecteurs situés au plus haut niveau de l’appareil d’état ukrainien.

« L’affaire Roïtman »[1], si elle peut paraître datée, est très révélatrice par ses suites et par les liens consanguins entre la pègre ukrainienne et la pègre russe, l’une et l’autre parfois très proches des pouvoirs en place dans leurs pays respectifs.

Si Thierry Marignac insiste sur son importance dans le plus long chapitre de son livre – L’empire décomposé –c’est d’abord parce qu’elle n’est connue en Europe que des seuls russophones mais aussi pour indiquer, au-delà de la circonspection obligée envers les vérités calculées de Roïtman, le cadre de l’imbrication des milieux russes et ukrainiens aux États-Unis et leurs conséquences sur la dite « guerre avant la guerre ». La paranoïa-critique rentra dans le bal :

le conflit présent opposant, au-delà de l’Ukraine, l’OTAN à la Russie viendrait en partie d’une guerre des gangs prenant des proportions incontrôlables. Les clans de Kiev se seraient ralliés à ceux des Carpates et leur idéologie radicale pour défaire les clans de l’Est, reprendre mainmise sur une région bourrée de matières premières.

S’emparer d’un pays en s’appuyant sur le milieu, on a maintes fois constaté cette logique à l’œuvre dans la politique US mais la Russie entre à peu près dans la même configuration, et l’écrivain de conclure : Il ne s’agit plus de l’affrontement de deux systèmes différents, mais de la concurrence planétaire de deux systèmes identiques.



Restreindre les limites de la pensée, tuer l’information

A chaque système sa façon de désamorcer le journalisme d’investigation, ruiner sa nécessité. Les réactions à la publication du samizdat de Thierry Marignac soulignent la quasi impossibilité d’infléchir la logique de l’information sur la guerre en Ukraine et sa perception fanatique. Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? (G. Orwell, 1984)

Retour à la case départ : le monde orwellien d’aujourd’hui différant de celui prophétisé par l’auteur anglais, ne serait-ce qu’en raison du développement infini de la dictature des images, force est de constater qu’on est à peu près incapables de reconnaître en France – au moment crucial – un écrivain dans la lignée de La vache enragée ou, si le titre n’avait été labellisé par les caciques du journalisme officiel, un « héritier d’Albert Londres » dont Thierry Marignac partage incontestablement le modeste et digne sens du devoir.

Cependant c’est à une toute autre espèce de romancier anglais que l’auteur de La guerre avant la guerre a choisi d’entrée de rendre un hommage symbolique : l’ancien membre du Secret Intelligence Service John Le Carré qui, dans son dernier livre (posthume) – Silverview[2] – règle ses comptes avec l’Angleterre de Tony Blair et la guerre d’Irak. Le Carré s’y était violemment opposé à l’époque, dénonçant la manipulation des services secrets, parmi les plus efficaces au monde, lancés dans une guerre de l’information qui impliquait de tuer l’information.

Curieux renversement de l’histoire, l’information occidentale est devenue « soviétique » à tous les échelons, du public au confidentiel, c'est-à-dire l’information d’un bloc.



Le roman noir des drogues en Ukraine

La guerre de l’information à laquelle se livrent les deux blocs en Ukraine a pris évidemment beaucoup plus d’ampleur depuis la révolution orange de 2004. Or, le « hasard » a voulu que Thierry Marignac en ait été témoin aux premières heures, aux premières loges, ayant débarqué à Kiev au même moment pour une mission journalistique n’ayant rien à voir avec les événements. Il s’agissait d’enquêter sur le fléau des drogues qui se propageait comme un incendie de forêt dans ce pays comme dans tous ceux de l’ex-empire soviet, la chute du rideau de fer ayant ouvert une voie royale pour les trafiquants. L’écrivain en avait préparé secrètement le projet durant deux ans – j’avais un vieux compte à régler avec la toxicomanie, maladie de ma jeunesse dissipée. L’Union européenne ayant fait la sourde oreille, il avait fini par s’adresser à l’organisation Soros à New York et décrocher une subvention de la Renaissance Society et un contrat de livre chez Payot.

Les ravages du raz-de-marée de drogues étaient partout visibles en Ukraine. Un véritable ferment de décomposition du corps social… la toxicomanie, avec le déferlement du VIH et de l’hépatite C, avait favorisé l’ingérence internationale dans les affaires intérieures du pays, jusque-là resté largement un territoire sous la coupe de cliques de truands et de tyranneaux post-soviets à la main lourde…



[1] Un extrait de l’interview de Roïtman par Kozlovski, journaliste à la Nouvelle Parole Russe, pour la Radio Narodny Volna (Les Ondes populaires) en 2014, a été traduit par l’auteur et figure en annexe de La guerre avant la guerre.

[2] L’espion qui aimait les livres. Seuil


(À SUIVRE)