5.6.20

Deux grands romans de l'errance

         FANDANGO AU BAL DU DOUBLE
         Le livre étant un bien meilleur compagnon d’épidémie que la télé ou la gnôle disent l’omniprésente médecine et les ligues de tempérance (sur ce dernier point les opinions divergent…), nous présenterons ici les livres de deux amis chers, rencontrés à diverses époques et sous diverses latitudes — ce qui introduit notre sujet.
         Il s’agit tout d’abord du roman de Carl Watson aux éditions Vagabonde traduit par votre serviteur, À contre-courant rêvent les noyés : la dérive dans une Amérique  en voie d’uniformisation sillonnée à moto dans les années 1970 par un couple d’âmes en peine poursuivant sans relâche un mythe qui s’estompe sous leurs yeux, à chaque tour de roue pour ainsi dire… Travelers destroy what they seek. Le mirage se dissipe à mesure qu’on l’approche, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien dans le cœur même du vagabond. Ce qui se déploie devant lui à chaque étape n’est plus que l’écrasante monotonie en marche du monde de la marchandise dans ses premiers bégaiements totalitaires, à l’ère de la photocopie qui a précédé celle du simulacre. Et comme fer de lance de sa conquête planétaire, le cauchemar cybernétique se sert de … la contre-culture, dont certains fétiches libertaires sont devenus de nos jours des ritournelles de l’idéologie dominante justifiant le renforcement du contrôle généralisé.
         Si des plumes incompétentes ont parfois comparé Carl Watson à cette pitoyable traduction de Céline qu’est Bukowski, ce bluffeur de Français, c’est : 1) que le critique moyen est inculte disposant de deux refrains (le Rêve Américain, les losers…) et trois références parmi lesquelles les fétides remugles du pochetron de LA occupent une place de choix ; 2) que les mêmes ignares n’ont d’autre part aucun sens du style, ni le temps de lire, et torchent leur papier en rassemblant leur maigre bagage. Dans l’hallucinante galerie de portraits de paumés qui existe tout au long de l’œuvre de Watson, ils ignorent la dimension mythologique partout présente, l’aspiration à la grâce, le désir de se tenir debout plus près du ciel, l’élan vers… L’Empire des Oiseaux. C’est bien trop littéraire pour nos philistins, ils n’y discernent donc qu’une bonne occase de fourguer leurs rengaines. Je n’en veux pour preuve que ce court extrait se déroulant dans les bas-quartiers de Portland au cours d’un banquet de clochards sous un pont :
         À travers mes lentilles alcooliques, je voyais leurs visages s’affaisser, devenir flasques et caoutchouteux comme les masques suspendus dans les magasins pour Halloween. C’est à ce moment-là que Charley Coyote posa un doigt sur ses lèvres :
         —Eh les gars, écoutez !
         On entendait une voix de femme dont les paroles étaient inaudibles, noyées dans le bruit de la circulation et les sifflets des embarcations. Cela venait de la rivière, de la stéréo d’un bateau qui descendait le cours de la Willamette en direction de la mer— les marins avaient monté le son. Des années plus tard, je me souviendrais encore de la chanson de Turandot, celle d’une princesse au cœur glacé et au teint pâle comme la lune…
         D’autres que votre serviteur se chargeront de vous raconter l’histoire pleine de doubles sens (et même ceux-ci sont à tiroirs) de Frank et Tanya, dans leur dérive continentale de défoncés sur une moto défectueuse, où les jeux de miroir se démultiplient. Tanya en apparaissant sur la fenêtre de Frank à Chicago expédie la bouteille de Sour-Mash de Frank dans la ruelle et lui offre un coup de vin cuit bon marché, remplaçant la gnôle par une épaisse liqueur sucrée. Elle se prend pour Janis Joplin dont Frank idolâtre l’image. Ils se prennent tous les deux pour des personnages de Kerouac. Tanya est la fille bâtarde d’une héroïne de la contre-culture désillusionnée, croisement de Joan Baez et Bernardine Dorn[1], qui lui a toujours menti sur son père, l’audace de la pasionaria reculant devant cet aveu. Ce trouble d’identité précipite Tanya dans l’abîme sous l’œil effaré de Frank qui n’y peut rien.
         Tous les personnages de cette histoire jouent un rôle de transgressivité apprise par cœur, qu’ils ânonnent avec de plus en plus de mal à mesure que la faillite finale du mythe libertaire de la route se précise. Le malaise est palpable. Les rêveurs se noient.


         LE GRAAL NÉFASTE
         La coïncidence de la parution du livre de Carl avec la réédition du si beau Maugis aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux de Christopher Gérard est miraculeuse à tel point qu’elle semble voulue par les calculs d’un esprit supérieur. Il s’agit encore d’un roman farci de chausse-trapes, de symboles en trompe-l’œil, de malles à double fonds. Un roman du décalage et de l’errance temporelle, où le destin du héros et celui des protagonistes se déroulent sur plusieurs espace-temps simultanés : les déchirements et horreurs d’une époque troublée entre toutes, et le cycle éternel de l’Histoire humaine autant que divine où les Anciens se réincarnent en figures du bien et du mal, parfois le temps d‘un aphorisme de sagesse immémoriale. Christopher Gérard nous avait mené parfois trop loin dans le labyrinthe de la mystique païenne par son érudition teintée d’ironie dans Le Songe d’Empédocle, un roman initiatique dont la beauté marmoréenne m’impressionna et que j’ai évoqué dans ces pages. Mais il corrigeait ici le tir par une intrigue imbriquant parfaitement la contemporanéité du plan des évènements concrets et du plan mythologique, mêlant passé, présent, futur — avec une efficacité de romancier hard-boiled, que pourraient lui envier les médiocres tâcherons que la presse aux ordres décrète «  maîtres du roman noir » à intervalles si réguliers qu’on ne sait trop s’il faut en rire ou en pleurer.
         Si Toutes les époques sont contemporaines, Maugis en est la preuve. De même on pourrait citer la poétesse Lioubov Molodenkova : Les Dieux sont faibles et les gens sont méchants, qui pourrait presque servir d’exergue.
         Lorsque nous faisons connaissance avec François d’Aygremont, Poète et fin lettré, il étudie la littérature à Oxford à la fin des années 1930, dans l’œil du cyclone. Initié à une société hermétique remontant à la Grèce antique, il en apprend les tours et détours, tout en perfectionnant le raffinement de son verbe, tandis que se prépare la tragédie sur le continent, que l’auteur appelle avec raison la Seconde conflagration de la guerre civile européenne. Il attend la tempête dans une oasis de calme. C’est là qu’il fait la connaissance d’un bien curieux professeur linguiste, plus tard espion de Sa Gracieuse Majesté qui le damnera et le sauvera tour à tour au cours de la Guerre qui va suivre, peut-être agent double au service des soviets. Puis il est mobilisé dans sa Belgique natale pour L’Été de la Défaite — une défaite, dont lui et ses hommes se vengeront dans les Ardennes par une vendetta d’une férocité inouïe sur les Allemands, dont il perçoit l’animalité pure, en dépit d’une cause juste, les Anciens l’avaient mis en garde. François d’Aygremont devient, le temps de sa vengeance, Guillaume Le Sanglier qui fit exécuter l’évêque de Liège. C’est ébranlé par sa propre violence qu’il retourne à Bruxelles dans le jeu de dupes, le miroir aux alouettes de l’occupation nazie. Les personnages de sa société antédiluvienne l’avertissent régulièrement que ces évènements, tout importants qu’ils soient, ne sont que temporaires. Mais il est pris au piège de ses engagements successifs aux côtés de la Résistance, puis des Allemands pour protéger une belle Russe blanche dont il est épris et part en Irlande pour une mission mystique au service des Allemands dont il ressortira purifié. En effet, puisqu’il n’est pas question du sens judéo-chrétien des valeurs, mais de l’incompréhensible métempsychose où bien et mal ont un sens propre et leur utilité, son officier traitant des services nazis est lui aussi un initié aux penchants diaboliques, un tentateur informé, un païen aux redoutables facettes.  Toutes ces épreuves sont des étapes d’une initiation dans la douleur en un temps d’ambiguïté suprême où tous les coups sont permis, où agents doubles et triples sont légion, contrairement à la vision manichéenne aseptisée, dont les imbéciles de la politcorrectitude souhaitent nous convaincre dans leur révisionnisme permanent. François d’Aygremont perçoit au premier chef les mâchoires successives du nazisme, du stalinisme et plus tard de la colonisation américaine.
         C’est sans doute le plus beau roman de Christopher Gérard, absolument  mon préféré. Il nous entraîne d’Oxford à Calcutta, en passant par Bruxelles et les îles d’Aran sans jamais nous perdre, avec le sentiment que ces péripéties si souvent évoquées ne l’ont jamais été dans une langue aussi pure et un style aussi limpide, un sens aussi aigu et aussi païen de l’ironie : l’ironie du destin…
         Thierry Marignac, juin 2020.
        
        




[1] Pasionaria du groupe gauchiste de lutte armée, les Weathermen.