9.8.25

La mort du poète Polonski, dernier punk soviet

 

         Au sujet d'Andreï Polonski, dernier poète punk soviet, devenu patriote sur le tard, j'écrivais dans "Vu de Russie", paru à La Manufacture de livres:



        "C'est un colosse de haute taille, vêtu d'un jean noir et d'une parka camouflage. Les tempes rasées, il arbore une bande de cheveux jaunes sur le haut du crâne. C'est souvent le compagnon d'Orlov lors des expéditions au Donbass. Cible immanquable pour un tireur d'élite, il m'évoque le chanteur d'un groupe punk de ma jeunesse: The Exploited. (…) Ses traits brouillés font penser à une gueule de bois.(…) C'est la première fois que je rencontre une trogne "contre-culturelle" dans les eaux de l'aide au Donbass".

    Le poète et musicien punk Polonski est mort le 30 juillet en Carélie. Mon ami Daniil Doubschine évoque ici sa personnalité frappante et sa vie bien remplie.

    (Traduit du russe par Thierry Marignac)

Andreï Polonski


        À la mémoire du poète Andreï Polonski

         De Daniil Doukhoski, dit Doubschine.

        

         Au soir du dernier jour de juillet, chez lui dans le village au nom imprononçable de Touomaanmiakiv, situé en Carélie près de l’extrémité nord du lac Ladoga et à deux cents kilomètres de St-Pétersbourg le poète Andreï Kolonski est mort inopinément.

         Il avait 66 ans. On dit qu’il est mort d’une embolie.

         Polonski était célèbre dans les cercles littéraires des deux capitales depuis les années 80 du siècle dernier. Et dans les cercles du « système » bien avant ça quand il chantait la gloire d’une vie vagabonde éprise de liberté et de quelques arrestations pour des motifs politiques. À l’époque de la Pérestroïka « Signe Dur » eut un grand retentissement: un groupe poétique et simultanément un almanach, conçu par lui avec Arkady Slavorossovi et Sergueï Tachevski. L’almanach n’eut que quatre numéros, mais ils figurent à présent au catalogue dans toutes les bonnes bibliothèques et les recueils de poésie « libre » enligne. Il a beaucoup travaillé dans le journalisme dans les genres et les publications les plus variées. Il faisait des traductions, puisque le français  était pour Andreï quasiment une langue maternelle et pour son père, elle l’était tout simplement, il s’était débrouillé pour naître à Paris.

Polonski


         C’est plus tard qu’apparut « La Société des Justes de la Caste » et le projet  Pravda de la Caste avec un manifeste téméraire qui commençait ainsi : « Il n’y a qu’un seul problème — la mort. Il n’y a qu’une seule histoire — la vie. L’art est une tentative de mêler l’une à l’autre, préparer un breuvage qui fasse son effet. L’art est une affaire de caste. Mais les castes se sont mélangées depuis longtemps. Nous régnons sur les castes. Au canif au cœur de n’importe quel cercle, n’importe quel rêve, n’importe quel désespoir. N’importe quel amour, mais le plaisir est pour les élus. »

         Ensuite, il s’est produit le 22 février et le poète, libertin mais pas libéral, l’anarchiste par nature Andreï Polonski s’est rangé du côté de la patrie et de son armée au combat. Avec l’écrivain Daniel Orlov, ils ont fondé, soit un mouvement soit une initiative sociale « Les écrivains pour le front » et cette puissante structure incarnée par Orlov et Polonski en vieux briscards fatigués se mit à transporter de l’aide humanitaire achetée de leurs poches au Donbass.

         J’ai demandé à Daniel Orlov combien de fois Andreï s’est-il trimballé au Donbass ? Orlov a répondu : « Plus de dix fois. Combien exactement, je ne me souviens plus ». Ils étaient dans toutes les régions en guerre, Lougansk, Donetsk, Kherson et Zaporogue. Vers Belgorod aussi, bien sûr. Je n’y suis pas allé avec eux, Orlov, ou bien le poète et soldat Dimitri Philippov peuvent en parler mieux que moi. Avec le poète Igor Karaoul et Elena Turine, Polonski a conçu et conduit la chaîne Telegram « L’Histoire créatrice de poésie » où ils rassemblaient des vers répondant au battement du pouls de cette Histoire.

         Selon les mots de l’écrivain Dimitri Neveliov, Andreï était un homme « sans méchanceté et étrangement accueillant ». Ceux qui n’étaient pas, comme lui, encombrés des problématiques de l’Opération Spéciale, restèrent néanmoins dans l’orbite de son charme. Ses vieux camarades poètes Dimitri Gregoriev, Sergueï Tachevski, Alexeï « le Brahmane » Yakovlev, Youri Tbetskov pleurent aujourd’hui leur ami.

         Ce qui s’est passé le 31 juillet est aussi pour moi une perte.

Polonski


         Nous avions fait connaissance récemment avec Polonski, au mois de février glacial de 2023. Bien que nous ayons entendu parler l’un de l’autre bien avant. Je ne sais pas ce qu’il avait entendu dire, mais je savais : Polonski, Polonski, n’était pas un homme ordinaire ! Et il est arrivé, grand comme une grotesque statue de Pierre le Grand, coiffé à la punk, dans un imperméable de cuir noir descendant jusqu’aux chevilles — j’en portais un du genre dans les années 1990, l’échangeant avec Édouard Limonov contre une vareuse camouflage à col de mouton. Nous étions assis l’un en face de l’autre au café « Boréal » et au bout de quelques minutes de conversation surgit en moi la sensation persistante que nous étions de vieilles connaissances, nous exprimant dans la même langue, le fait que nous ne nous voyions que pour la première fois ne nous semblait à tous les deux qu’une inconsistance biographique.

         Ensuite, je suis allé avec Tsekov dans son immense appartement, où Andreï nous accueillait avec sa merveilleuse femme Nastia Romanov. L’appartement était arrangé selon Polonski, pétersbourgeois, bourré de livres, bohème. Andreï faisait partie de ceux qui dictent leur environnement et paysage, tant qu’il ne venait pas à l’idée qu’ils y soient venus un jour. Ainsi, nombreux étaient ceux qui le considéraient comme un Pétersbourgeois de souche, alors que Andreï était né à Moscou, sans y avoir vécu très longtemps.

         Pour moi, sa mort est toute une histoire éludée. Nous avions encore tant de conversations importantes et salutaires à tenir, tant de choses à faire ensemble. Il n’en sera rien désormais, mais j’étais si confiant en notre amitié naissante. Un rappel entendu à fond et sans merci que chacun de nous est mortel et que les projets sont seulement…

         Je me souviens qu’au musée Dostoïevski, il y a six mois, assis dans le bureau du directeur Pavel Fokine, Polonski s’était penché vers moi et avait dit sournoisement : « Attends un peu avant de te réjouir, on découvrira encore combien d’idées nous séparent ». Il l’avait formulé avec plus d’élégance, mais c’était l’idée.

         Mais rien de tel ne s’est produit, et au contraire, lors de nos brèves rencontres, notre parenté d’esprit s’est renforcée.

         Mon ami l’auteur-traducteur français Thierry Marignac est venu à l’automne passé rassembler de la matière pour un livre sur notre pays pendant l’Opération Spéciale. Marignac n’est pas hostile à la Russie, sa tâche était de montrer que la vie continue chez nous, ôter sa couronne à l’image de l’ennemi, pire que ce qu’à l’époque soviétique, la presse bourgeoise de l’Occident était capable d’inventer.

Daniil Doubschine et Édouard Limonov


         Avec qui l’ai-je mis en relation de mes connaissances ? Avec le colonel Guennadi Alekhine de Belgorod, près du front, le correspondant de guerre Dima Selezniov de la vieille garde de Limonov, et bien entendu avec lec les inséparables « navettes » du Donbass Orlov et Polonski. Marignac connaissait déjà Orlov, mais j’ai insisté, Thierry tu dois rencontrer Polonski, premièrement, il est francophone, deuxièmement, vous êtes du même âge, troisièmement c’est un poète génial. Thierry les a vus à Pétersbourg et il en était ravi. « C’est un vieux punk, comme moi ! » avait-il déclaré au sujet de Polonski. Thierry a écrit et publié le livre « Vu de Russie ». Dans ces pages vivent mes amis, parmi lesquels Andreï Polonski. Avant sa sortie, j’ai eu le temps de montrer les épreuves à Polonski. Il en était heureux et voulait le traduire.

         Ça ne s’est pas produit.

         Un jour, en parlant avec mon excellent camarade le critique de cinéma pétersbourgeois Mikhaïl Trofimenkov, j’ai été extrêmement surpris qu’il ne connaisse pas Polonski. Il me semblait que des cultures si diverses et coïncidant profondément par une intelligence native, possédant quelque chose de commun dans l’apparence devaient vivre quasiment dans la même rue et mener des conversations éclairées hebdomadairement au minimum. Micha a dit : non, je ne le connais pas. Alors je vais te le présenter, il faut que vous vous rencontriez ! L’ai-je exhorté.

         Ça ne s’est pas produit.

         Maxime Chmiriov — encore un de mes proches. Poète et historien militaire. En parlant avec Polonski, j’ai fait allusion à Max. Il s’est avéré que Polonski le connaissait et aimait sa poésie depuis des décennies ! Il aimait particulièrement le poème « Gricha » sur Raspoutine, une figure qui avait toujours occupé l’esprit de Polonski. Mais les deux hommes ne s’étaient jamais vus. À Arkhangelsk, sachant que j’allais voir Polonski, j’ai spécialement apporté le livre de Maxime « Les rêves de Pavel » et je l’ai offert à Andreï. La semaine suivante Polonski en citait des poèmes à tous les coins de rue !  Le 26 juillet au « Muséone » de Moscou les poètes devaient lire leurs vers. Polonski  brûlait d’envie d’y traîner Chymriov l’ermite. Mais les circonstances n’ont pas permis à Andreï de venir à Moscou. Max est resté dans sa datcha.

Douschine et Limonov, 20 ans plus tard.


         En deux ans et demi nous ne sommes vus que cinq fois Polonski et moi. Notre dernière entrevue s’est produite cet été à Arkhangelsk au festival « Juin blanc ». Pendant deux jours nous avons récité des vers, banqueté et discuté. Les conversations duraient jusqu’à l’aube, ma vision des choses toutefois, puisqu’à Arkhangelsk les nuits sont plus blanches encore qu’à Pétersbourg. Andreï partait un jour en avance et, la veille, nous n’avons pas dormi, et fait la fête jusqu’à son départ. En partant, Polonski a oublié sa pipe préférée dans la chambre d’hôtel. La lui ont-ils rendue ? Je n’en sais rien. Je lui avais demandé de m’envoyer quelques-uns de ses recueils de poèmes en PDF en rentrant à Pétersbourg. Polonski a promis, avant d’oublier. Le 24 juillet, nous avons eu notre dernière conversation au téléphone. Je lui ai rappelé les livres. « De quoi tu parles, tous mes livres sont à toi ! » a grondé Polonski.

         Voici le dernier poème publié par Andreï Polonski sur sa chaîne Telegram le 9 juillet. Il est clair qu’il est dédié aux volontaires étrangers guerroyant et périssant pour la Russie au Donbass. Mais il parle aussi d’Andreï lui-même — c’est lui qui avait erré « de Rome à Poukhet ». Et la mort n’existe pas.

 

         L’étranger au sud de la Russie

         Je n’ai pas cherché l’espérance spécialement,

         Combien coûte le désespoir ? Dieu est absent.

         De Rome à Poukhet, j’ai erré,

         Ici, je suis trépassé.

 

         Non de mon peuple, le combat

         Pour être soi-même, le droit

         Une langue j’ai acquis, ramené la liberté à l’entour,

         Et avec elle, l’amour.

 

         Oui, je suis étranger, tu es celle que tu voulais,

         Mais la Foi, seulement « Fuck » répondait.

         L’esprit est en repos, le corps se purifia,

         Et ma mort n’existe pas.

 

         Иностранец на русском юге.

 

Специально не искал просвета,

Почем отчаянье? Бог весть.

Бродил от Рима до Пхукета,

А умер здесь.

 

В борьбе не своего народа

За право быть самим собой,

Обрёл язык, вернул свободу,

А с ней - любовь.

 

Да, я чужой, ты как хотела,

Но Вера – только фак в ответ.

Покоен ум, умыто тело,

И смерти нет.