19.6.22

OTAN: une histoire de gros sous

 


             Mémoires de l’OTAN

         Notre ami Gary Brecher — le « fou de guerre » — revient ci-dessous sur l’histoire de l’OTAN et de ses diktats sur la planète depuis la Seconde Guerre mondiale. Américain, il n’est suspect d’aucune sympathie pour le diabolique Vladimir Vladimirovitch et ses desseins machiavéliques dont la classe politico-médiatique nous entretient du matin au soir ces temps-ci pour nous faire payer plus cher l’électricité. Le tableau que WarNerd dresse ici est néanmoins très éclairant.

         Par le « Fou de Guerre » (The War Nerd, alias Gary Brecher)

         (Traduit de l’américain par Thierry Marignac)

    


        

         L’OTAN est plus vieux que moi. Il a survécu à ce qui aurait dû sonner le glas, l’effondrement de l’URSS. En fait il s’est agrandi et est devenu plus agressif une fois que l’Union Soviétique, son ennemi supposé, s’est évanoui. Le propre site de l’OTAN mentionne cette bizarrerie : sa première opération militaire a eu lieu non pas pendant la Guerre Froide, mais en 1991.

         C’est curieux, pas vrai ? Si on est comme moi assez vieux pour se souvenir de la Guerre Froide, on tenait pour acquis que la défense de l’Europe contre la menace soviet était le seul objectif de l’OTAN, sa raison d’existence. L’Europe de l’Ouest était à la merci des tanks soviets, et les forces de l’OTAN étaint la seule chose qui les empêche de déferler. Des milliers de tanks soviets étaient « prêts à attaquer » — les journaux employaient toujours cette formule — à traverser en masse la fosse de Fulda.

         La plupart d’entre nous n’avait qu’une vague notion de ce qu’était la fosse de Fulda et aurait été bien en peine de la localiser sur une carte. À l’époque Google n’existait pas, il était plus difficile d’aller dans une bibliothèque, prendre un atlas géant et essayer de trouver Fulda. Mais les proto fous de guerre étaient fiers de connaître le terme : « La Fosse de Fulda ».

         Ça nous mettait dans une toute autre catégorie que les caves ordinaires qui payaient leur impôts sans se plaindre pour les armes coûteuses que l’OTAN amassait dans ce qui était alors l’Allemagne de l’Ouest, et pour frimer. On parlait beaucoup de la fosse de Fulda. C’était notre fosse favorite, là-bas, dans cette pagaille incompréhensible encombrée d’Histoire de l’Europe Centrale. Ça nous inquiétait beaucoup. C’était vulnérable.

         Ça n’est pas grand-chose, juste une route autour de ce qui passe pour des montagnes là-bas. Mais c’était vulnérable, voilà la clef de tout. L’OTAN a toujours été vulnérable, comme une héroïne de film muet. Ces tanks russes étaient toujours sur le point de déferler sur l’OTAN comme une locomotive à vapeur roulant vers Mary Pickford attachée sur les rails.

         Mais les tanks russes ne sont jamais venus. Les caves continuaient à payer  pour de nouvelles armes toujours plus chères censées les arrêter. Mais ils ne sont jamais venus. Même lorsque l’Amérique était distraite par autre chose, comme la guerre du Vietnam ou le Watergate. Ils ne sont jamais venus.



         Pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, les contribuables ont raqué pour d’infinies modernisations de l’OTAN et personne en Amérique ne les remettait en question ou ne s’en plaignait. Il me semble que certains Européens de l’Ouest grommelaient de temps à autre, mais qu’est-ce qu’ils en savaient ? L’Europe était faible, toute sa flamme s’était consumée, passée de fous dangereux à pacifistes dans le sillage de 1945. Bon Dieu, les Hollandais avaient même permis un syndicat dans leur armée !

         Les Etats-Unis étaient le rempart supposé de l’Occident. Et, même en Europe, tout les gens qui comptaient soutenaient l’OTAN, pour autant que nous en savions.

         À y repenser aujourd’hui, c’est notre acceptation de cette farce qui paraît étrange. On penserait que les gens pigeraient au bout de quelques décennies, mais nous n’avons jamais percuté.

         Il s’agissait de la vieille blague, le coup favori du racket à la protection. Le fait que les tanks n’avaient jamais déferlé par la fosse de Fulda prouvait que la protection était efficace.

         Chaque fois qu’un opposant osait suggérer que les Russes ne pensaient même pas à envoyer leurs tanks, on leur répondait par les mêmes clichés : « Munich », « 1939 ! » et « Si tu veux la paix, prépare la guerre ». Ce slogan, c’était la grosse artillerie. Moins on en sait, plus il semble pertinent, et nous en savions bien peu.

         C’était avant l’Internet, et si agaçant soit-il, vous les gamins, ne vous rendez pas compte, essayez un peu d’imaginer un monde où les censeurs de trois réseaux de télévision et une demi-douzaine de journaux des grandes villes régnaient sur l’éventail entier des discussions média.

         Et pour ces journalistes, on était toujours en 1939. On est encore en 1939, pour le grand public. Bien entendu, il y a eu d’énormes guerres horribles dans le monde depuis lors. Mais ces guerres se déroulaient dans le Sud Mondial, les pays chauds et elles tuaient des gens pauvres, non Européens, qui ne comptent pas pour les « experts ».

         Si vous croyez que j’exagère, comparez cette orgie de compassion sur la guerre en Ukraine avec le silence de ces mêmes experts sur le Yémen ou le Tigrée. C’est si manifeste, si évident et si grossier qu’il n’est même pas utile de leur brandir à la gueule. J’ai essayé et c’est comme si on tentait de sermonner son chat. Ils ne peuvent changer et ne le veulent pas. Ils se sentent bien avec 1939 ; c’est leur seule boussole, leur phare dans un monde obscur.

         Pour chaque expert de l’OTAN et ils étaient légion, on était tous les jours à la Conférence de Munich, chaque désaccord était un renoncement et le seul danger était de ne pas balancer des milliards dans des armes qu’on n’utiliserait jamais.



         Et cet étrange tableau ne changea jamais, même lorsque d’autres choses se métamorphosèrent follement. C’est ce qui me stupéfie rétrospectivement : la stabilité de granit de la combine de l’OTAN. On pourrait l’appeler un tableau vivant, en oubliant le vivant. La guerre-éclair russe n’eut jamais lieu, mais elle était toujours sur le point de survenir.

         Être américain pendant la Guerre Froide ressemblait à faire partie de ces Églises des Derniers Jours, où vous avez droit à un sermon effrayant tous les dimanches : Dieu va bientôt venir, beaucoup trop tôt, et vous n’y êtes pas prêts, vous serez consumés par le feu !

         Maintenant que j’y pense, je me demande si croire pendant 40 ans que les tanks russes vont déferler par la fosse de Fulda n’a pas quelque chose à voir avec la montée des Évangélistes. Ils ont cru que la fin était proche, on sera consumé par le feu. Telle était la prédiction : nous serions consumés par un feu séculier, le feu soviet, le feu des tanks.

         Et tout ça se résumait à une histoire de fric, les salades ennuyeuses des adultes que les enfants de la Guerre Froide comme moi n’imaginaient même pas. Le fric, ça ne semblait d’aucun intérêt, à l’époque. Adorer des millionnaires nous était étranger. Voilà quelque chose que je peux dire à l’honneur de cette époque maudite : on n’adorait pas les millionnaires.

         Mais les oligarques de cette époque ne s’en offusquaient pas, tant que le pognon pour la Défense affluait. Ces budgets étaient aussi irrationnels dans les détails que dans leurs fondements.

         Ce qui signifie qu’ils étaient investis pour leur plus grande part dans des armes conventionnelles destinées au champ de bataille européen. Les stratèges de l’OTAN et leurs « confrères » du Pacte de Varsovie se préparaient sans cesse à rejouer le Front de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale.

         Il y avait un petit défaut dans cette façon de penser : l’arme nucléaire. Elle n’existait pas sur le Front de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale. Si elle avait existé, elle aurait été utilisée. Instantanément. Jusqu’à épuisement et que l’Europe ne soit plus qu’un champ de ruines vitrifiées.

         Alors si la suite du Front de l’Est, rejouée avec l’arme atomique dans l’inventaire, devenait inévitablement nucléaire, quelle était l’utilité de toutes ces troupes armées de flingues, de tous ces tanks ?

         On pouvait aussi — en économisant quelques milliards — poster quelques milliers de soldats sans armes équipés de radios le long de la frontière entre Allemagne de l’Ouest et de l’Est. Si les tanks russes traversaient la frontière, les soldats envoyaient un appel radio. Les fusées s’envolaient.

         Mais l’OTAN n’avait pas envie de penser à ça. L’arme nucléaire souffrait d’un étrange manque de popularité parmi le corps des officiers après 1945. C’était une forme d’automation que la guilde des officiers ne favorisait en aucune manière. Elle mettait au chômage toutes les divisions blindées, toutes les divisions d’infanterie, tous les bateaux de surface.

         Alors qu’un Front de l’Est mis à jour signifiait le plein emploi de la guilde des officiers. Et le plus juteux, c’est qu’on n’aurait jamais à faire la guerre. On s’entraînait sans arrêt pour un événement qui n’arriverait jamais.

         Parce qu’on savait que ça deviendrait nucléaire et personne ne voulait de ça. Les grandes armées de l’OTAN préparaient la guerre nucléaire, mais en secret,  sans le zèle publicitaire qu’elles déployaient en discutant des armes conventionnelles qu’elles pouvaient utiliser contre cet « océan de tanks » que les Russes étaient toujours sur le point d’envoyer.

         Le rêve de cette guerre conventionnelle parfaitement imaginaire entre le Pacte de Varsovie et l’OTAN était si précieux que les gens avaient à inventer des scénarios désamorçant le problème nucléaire.

         La guerre future devait être conventionnelle. Mais elle devait tenir compte de l’existence de l’arme nucléaire. Alors les conteurs conçurent des intrigues dans lesquelles les armes nucléaires étaient utilisées puis abandonnées. Il fallait que ce soit au corps-à-corps avec ces bon vieux tanks, avions et armes légères.

         Nous eûmes donc dans les années 1980 des fictions dans lesquelles les armées nucléaires étaient utilisées une fois, puis abandonnées en faveur des armes conventionnelles. Sir John Hackett, un général britannique « respecté » publia : L’Histoire non dite de la Troisième Guerre mondiale, en 1982.



         Hackett goûtait chaque bataille dans sa guerre imaginaire, sauf la partie nucléaire. Cet aspect ne lui inspirait rien de bon.

         Alors il concoctait une intrigue qui réjouissait tous ses lecteurs : au début de la guerre OTAN Pacte de Varsovie, les soviets atomisent une ville anglaise, et les Britanniques atomisent une ville soviet. Et c’est la fin de la guerre nucléaire. Après, les deux côtés s’en tiennent à cette bonne vieille guerre tanks et aviation.

         Le génie de Hackett tient au choix des villes. Deux villes qui ne manqueraient à personne d’important. Dans son livre les soviets atomisent… Birmingham. Parfait ! Personne au club de Hackett ne verserait une larme sur Birmingham ! Ils s’en seraient au contraire gobergés, petites plaisanteries sur la façon dont ils ont payés les soviets pour se débarrasser de Birmingham à leur place, etc.

         En représailles, l’intrigue de Hackett voit l’OTAN atomiser… Minsk. Je ne voudrais pas dire du mal de Minsk, mais c’est Minsk… d’accord ? Au Kremlin, Minsk ne manquerait à personne. Donc, après avoir pris chacun un pion, l’OTAN et le Pacte de Varsovie passent aux affaires sérieuses, se bombardant l’un l’autre avec des armes de la Seconde Guerre mondiale en plus moderne.

         De temps en temps, un trublion enfreignait le tabou et posait la vieille question agaçante : « Mais une guerre entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie ne deviendrait-elle pas nucléaire rapidement ? »

         Cet ergotage était ignoré par les journaux sérieux, les réseaux de télévision, les émissions de débat. Nous rêvions de la guerre nucléaire, mais d’une façon étrangement détachée, imaginant nos villes vaporisées par le champignon. Ce n’était pas un champ de bataille et avait peu de rapport avec la façon dont nous imaginions un retour de la Seconde Guerre mondiale  en Europe. Cela pouvait se produire pour n’importe quelle raison, notre président faisait une colère, le patron des soviets se levait du pied gauche, etc. Ça n’était pas relié aux millions de dollars dépensés pour l’OTAN, ou les 400 000 soldats que nous avions en Europe, en Allemagne de l’Ouest, le long de la frontière.

         Il y avait quelque chose de drôle dans ces rêves de bombe-H : c’était un trait distinctif de la première Guerre Froide, les années 1950 et 1960, bien plus que que de la deuxième, sous Reagan. La Guerre Froide de celui-ci était orientée vers une guerre conventionnelle, alors que la première phase était dominée par la possibilité de ce soudain échange nucléaire total et imprévisible.



         Les actions américaines durant cette première phase offrait un problème de logique : tout le monde pensait que la guerre serait nucléaire et soudaine, que les soldats avec leurs flingues de l’ancienne époque n’y joueraient aucun rôle. Mais simultanément, les Etats-Unis entretenaient presque un demi-million de soldats avec des flingues et des tanks – l’arsenal démodé de la Seconde Guerre mondiale — en Europe de l’Ouest. Que faisaient ces 400 000 soldats américains en Europe ?

         Il n’y en avait pas assez pour stopper une guerre-éclair soviet, mais il y en avait 390 000 de trop pour être de purs soldats « courroie de transmission ». C’est comme ça qu’on les avait baptisés, leur boulot était de se faire passer dessus et d’appeler à l’aide.

         Peut-être qu’au début de l’OTAN en 1949, les Américains s’attendaient vraiment à un Troisième Guerre en Europe Centrale, comme si les cendres de la Seconde Guerre mondiale n’avaient pas été éteintes. Mais dans les années 1970, l’idée que les Russes étaient éternellement en train de faire tourner leurs moteurs, prêts à franchir la fosse de Fulda, était un peu extravagante.

         Seul quelques spécialistes pensaient sérieusement à ce que fabriquaient ces grosses armées de l’OTAN. La plupart des Américains l’acceptaient comme une forme d’assurance. On n’en a peut-être pas besoin, mais il faut l’avoir, ce qui signifie en payer le prix.



          Le prix en était ces énormes budgets de la Défense votés chaque année par le Congrès. Après tout, pensions-nous, l’OTAN, c’était nous avec quelques moindres, bien moindres hommes-liges. Et c’est nous qui établissions les règles, comme celle du retrait de l’Alliance.

         Tel un propriétaire immobilier exigeant, nous insistions pour être prévenus un an à l’avance. Et lorsque nos Alliés européens suivaient les règles, les Etats-Unis les vilipendaient.

         Quand De Gaulle tenta d’amoindrir l’intégration de la France à l’OTAN en 1966 (parce qu’il entretenait l’idée désuète que la France était une nation souveraine) il devint un ennemi pour toujours. Je me souviens des caricatures, des éditoriaux furieux, des rappels vengeurs de la conduite soi-disant lâche de la France pendant la Seconde Guerre mondiale lorsque De Gaulle tenta se retirer.

         Il était clair, cela allait sans dire, que si les forces de l’OTAN montrait une faiblesse quelconque, ces tanks russes  rouleraient vers l’Ouest jusqu’à l’Atlantique. Et ils ne s’arrêteraient peut-être pas là. Tout d’abord, ils prendraient Paris, ensuite Manhattan, comme n’a pas dit Leonard Cohen.

         L’orgueil de De Gaulle pour la force nucléaire française paraissait peut-être bizarre selon les critères des superpuissances. Les forces nucléaires françaises et britanniques n’étaient en rien comparables aux arsenaux américains et soviets.

         Ces deux forces nucléaires étaient sans précédent. La capacité de détruire la planète ! C’était une forme d’hystérie, presque excitante. Je me demandais pourquoi personne ne disait rien en faveur de la guerre nucléaire, mais je me gardais bien d’en parler. On était censés être contre, même moi, je le savais. Je gardais par devers moi la beauté de ces champignons atomiques, comme ils étaient justes et mérités.

         Dans les médias, il n’y avait pas de discussion réelle, sur ce tableau grotesque. En réalité, il y avait peu de discussion dans les médias américains en dehors de telle ou telle préférence pour tel ou tel candidat à la présidence. Je vous dis que ces gardiens du portail gouvernaient le monde avant l’irruption de l’Internet.

         Les médias américains ont perdu un certain intérêt dans l’OTAN dans les pires années de la guerre du Vietnam, 1968-1973. Au moment où Nixon démissionnait, le gouvernement des Etats-Unis était à la dérive et l’armée était une branche démoralisée du service public.



         On se posait la question — en tout cas moi, à mes heures de lucidité pourquoi est-ce que l’URSS n’avait pas attaqué pendant le Watergate, ou pendant le chaos qui suivit, lorsqu’un Gerald Ford d’une faiblesse comique assumait la présidence pour un Nixon ayant abdiqué. Les Russes auraient pu facilement gagner une guerre conventionnelle à l’époque. Ils devaient le savoir. Pourquoi, me demandai-je en grattant mes diverses croûtes, n’envoyaient-ils pas les tanks sur cette fameuse fosse de Fulda ?

         Ce qui me poussa à me demander pourquoi ils n’avaient pas frappé après l’assassinat de J-F-Kennedy en novembre 1963. On ne soupçonnerait pas à quel point cet assassinat a décapité l’Amérique. Bon Dieu, même Lou Reed écrivit une chanson larmoyante à ce sujet. Les gens étaient paralysés. Et les rumeurs selon lesquelles les soviets avaient supprimé JFK étaient permanentes, soit directement eux-mêmes, soit par l’intermédiaire des Cubains.

         Rétrospectivement, ils ne l’ont pas fait pour des raisons assez claires. Tout d’abord, les soviets n’en avaient aucun désir. Ils craignaient la guerre beaucoup plus que les Américains qui n’avaient jamais été envahi. L’élite soviet de l’époque désirait un moment de calme, la possibilité de jouir d’une vie modérément prospère. Ce qui était ce qu’ils avaient toujours voulu : pas d’incursions, foutez-nous la paix. Personne n’avait pris au sérieux cette histoire de révolution mondiale depuis des décennies.

         Ensuite, ils savaient ce qui se passerait s’ils envoyaient ces tanks sur la frontière d’Allemagne de l’Ouest. Les Etats-Unis atomiseraient chaque ville et base militaire en URSS. Bien sûr, l’URSS renverrait l’ascenseur, atomisant chaque ville et base militaire américaine, mais ça n’était pas très réconfortant.

         En d’autres termes, seuls les amateurs prenaient au sérieux ces grosses armées conventionnelles en Europe. Ne comptaient que les armes nucléaires. C’était aussi simple que ça.

         Ce qui soulève la question, qu’est-ce que foutaient au juste ces grosses armées très chères ? Même si l’on pouvait suspendre provisoirement son incrédulité sur une guerre purement conventionnelle, il était impossible d’expliquer comment ces armées de l’OTAN survivraient à une longue guerre d’usure sur le front de l’Est. Comment viendraient les renforts américains si une guerre totale débutait.

         Les nazis eux-mêmes avaient été très près de couper les lignes transatlantiques avec quelques sous-marins au diesel, et les soviets étaient beaucoup plus puissants et plus malins que ces malheureux nazis. Les soviets avaient des avions d’interception exceptionnels et construisaient du matin au soir une grande flotte de guerre. Comment les Etats-Unis étaient-ils censés envoyer des renforts en Europe Centrale à travers un océan plein de sous-marins soviet à portée des avions d’interception soviets ?

         Pourtant même les faiblesses les plus aveuglantes de l’OTAN conduisaient à des budgets plus importants, parce qu’il y avait toujours un nouveau gadget qui y remédierait. Des avions de transport susceptibles d’atterrir sur des autoroutes ou de petits aérodromes, plus de chasseurs susceptibles de protéger les convois d’avions de transport, etc.



         On avait toujours un gadget en préparation qui allait nous sauver. Les guerres de gadgets, on pouvait les gagner, contrairement au Vietnam, où aucun gadget ne faisait la moindre différence. Les Russes jouaient à la guerre loyalement, avec des tanks et des avions sur un front. Alors on pouvait les battre avec des gadgets.

         L’effondrement de notre monstre du Loch Ness fut un choc. Pour tout le monde. Un choc pour les kremlinologues, un choc pour le public, un gigantesque choc pour les fabricants d’armes. Que fait Saint-Georges  lorsque ses dragons se mettent à crever ?

         Nous avions une étable pleine de kremlinologues, dont le boulot était de lire dans les entrailles et de s’adonner à la divination. Il existait des milliers de ces charlatans touchant des salaires  dans chaque université respectable des pays de l’OTAN — et aucun d’entre eux ne remarqua que leur sujet, leur raison d’être, était sur le point de disparaître. S’ils avaient été employés par des institutions plus rigoureuses — disons un collège de sorciers dans un roman de SF —ils auraient payé leur incompétence criante par une mort longue et désagréable.

         Ce qui n’arriva pas, bien sûr. Ils ne se firent même pas virer. Voilà en quoi consistait faire partie de l’industrie de l’OTAN : on jouait sa partie de la charade et on était payé pour.  Les compétences réelles n’avaient aucune importance.

         Alors lorsque l’Union Soviétique s’effondra dans les années 1990 « Fermé — Nouveau Propriétaire », les kremlinologues imitèrent le Ministère de la Défense et ses sous-contractants : ils changèrent leur la formulation de leurs exigences de budget et articles pédants : de « menace soviet » à « menace russe ».

         L’administration Reagan avait si bien dressé les médias soi-disant  antipatriotiques et de gauche qu’ils ne demandèrent jamais de comptes aux kremlinologues.

         Et d’une certaine façon,  être distrait par la jalousie de ces simples professeurs, était typique chez nous, les victimes de la grande escroquerie de la Guerre Froide. On ne pensait jamais à ceux qui touchaient les prébendes, les Raytheon, Lockheed Martin, McDonnell Douglas. C’était là qu’était la victoire de l’OTAN, dans les dividendes mensuels.

         Et la plus étrange partie de l’histoire de l’OTAN, la note en bas de page plus longue que le texte lui-même était encore à venir : les nombreuses opérations militaires de l’OTAN après que la précieuse Union Soviétique ait failli la ruiner en déclarant unilatéralement la paix.

        

         The War Nerd, Gary Brecher.