15.2.22

"Menace russe", le point de vue d'un journaliste russo-américain honnête

 

-

Yasha Levine, un des membres de la fraternité d’eXile (comme votre serviteur), se distingua en 2008, par ses reportages sur la guerre de l’information, lors de la guerre de Géorgie. De même, en 2014, il se risqua au Donbass — du « mauvais » côté. Il livre ci-dessous ses réflexions d’Américain immigré de l’URSS sur les rodomontades actuelles de l’Occident. Très instructives. Connaisseur de l’Ukraine depuis longtemps, votre humble serviteur n’aura qu’une objection : comme tant de commentateurs, il néglige le facteur principal de l’échiquier ukrainien — la pègre.

 

(Traduit de l’américain par Thierry Marignac)


Une histoire de l'internet depuis ses origines
 

 

NOTRE GUILLERET EMPIRE DOMESTIQUE

 

         Si vous me posez la question, je vous dirai que tous les gros titres fracassants sur l’invasion russe imminente sont à destination des pigeons du Parti Démocrate, ici, aux USA.

         Par Yasha Levine, le 15 février.

         Je n’ai rien écrit sur la frénésie guerrière venue de Washington parce que… en fait… je ne sais pas… Je ne peux pas m’empêcher de penser, « Putain, de quoi parle-t-on ? » Cette camelote n’en finit jamais et on n’y peut rien. Pourtant nous sommes censés sauter avec enthousiasme d’une panique impériale à l’autre. Fermement enserrés dans l’étau du cycle suivant, nous sommes censés faire confiance aux experts de Lockheed et du Atlantic Council et avaler l’histoire, quelle qu’elle soit, concoctée pour nous par le ministère des Affaires Étrangères.

         J’aimerais prendre des airs supérieurs et moraux, sur cette affaire. J’aimerais vraiment. Après tout les relations entre la Russie et les Etats-Unis ont une influence directe sur ma famille et moi. Mais je ne parviens qu’à être cynique. Et la seule chose que j’arrive à faire ces jours-ci ce sont des Twitter pour me moquer ne serait-ce que de quelques-uns des trous du cul vendus qui diffusent cette panique. Que puis-je faire d’autre sur tout ce théâtre et ces hyperboles ? Et véritablement… ce conflit exagéré hors de proportion présente toutes les caractéristiques de l'enfumage.

         On y trouve des opérations photo de grand-mères défendant le pays avec des flingues fournis par des nazis ukrainiens pur jus, avant d’être diffusés par nos médias officiels les plus révérés, ceux-là même qui brament constamment la menace croissante de l’extrême-droite américaine. C’est allé jusqu’au personnel de l’ Atlantic Council prédisant (faussement) le lieu et l’heure exacts de l’invasion russe, puis conseillant aux gens (suite à la non invasion russe) d’aller dîner dans un restaurant ukrainien de Lvov dont le thème est la collaboration nazie (où je me suis rendu personnellement en 2019). Et c’est allé jusqu’au point où les porte-paroles du ministère des Affaires Étrangères américain ont accusé des journalistes américains de premier plan d’être des agents du Kremlin — des traîtres —  parce qu’ils demandaient des preuves que l’invasion russe avait réellement lieu, sans se contenter de la parole du ministère.


Affiche du film "Le Pain"


 

         Ouais, c’est très distrayant — d’une façon sordide et effrayante. Et le pire, c’est que, d’ici quelques semaines, ce conflit spécifique sera complètement abandonné et qu’une nouvelle narration effrayante sera téléchargée pour notre consommation. Et, plus vrai que nature, il semble que le repli narratif ait déjà débuté…

         (Twitter)

         L’Amérique démontre son courage devant ce qu’elle conçoit comme un péril mongol croissant à l’Est, démontrant au reste de l’Europe orientale qu’elle est désireuse… de se casser avant qu’il ne se passe vraiment quelque chose. ( Allusion à l'évacuations des personnels diplomatiques, NDT).

         Alors je n’ai pas été capable de rassembler l’énergie d’écrire à ce sujet, bien que j’aie fait des articles sur l’Ukraine auparavant. Mais il y a des gens remarquables à suivre, cette fois. L’un d’entre eux est Leonid Razoguine, un Russe vivant en Lituanie. Et l’autre est Volodymir Ishchenko un sociologue ukrainien, vivant, je crois, en Allemagne. J’ai rencontré Volodymir lorsqu’il vivait encore à Kiev en 2018 pour parler du rôle joué par l’extrême-droite ukrainienne dans le renversement du pouvoir par le Maïdan et la persécution et le danger physique courus par les professeurs de gauche dans la nouvelle Ukraine « démocratique ». C’est un type intelligent et honnête.

         Leonid a donné une interview très instructive sur Radio War Nerd — examinant la politique de ligne dure ukrainienne qui a permis à la dernière panique d’invasion de s’installer. Volodymir a été interviewé et cité partout. J’ai une affection particulière  pour ses commentaires sur les identités et visions politiques diverses  des Ukrainiens, ainsi que pour son analyse de l’Ukraine comme un État client des Etats-Unis.

    


         Comme il l’a expliqué dans une récente interview à un journal danois :

     Volodymir Ishenchenko réfute ce qu’il considère comme quatre mythes de l’image de l’Ukraine en Occident. Tout d’abord, dit-il, le ministre des Affaires Étrangères danois Jeppe Kofod a tort d’appeler le front d’Ukraine de l’Est la frontière entre démocratie et dictature en Europe. En réalité les systèmes politico-économiques d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie ont beaucoup de choses en commun.

         « Fondamentalement, on a le même système en Ukraine qu’en Russie et en Biélorussie. Il est plus faible, c’est tout » dit Ishchenko.

    

© Placid

         Deuxièmement, avance-t-il, il est assez paradoxal que l’Occident soit présentement en train de parler de la nécessité de défendre l’Ukraine comme État souverain alors que, depuis 2014, le pays est effectivement un État vassal des Etats-Unis à la souveraineté limitée.

         « L’Ukraine est aujourd’hui plus dépendante de l’Occident qu’elle ne l’était de la Russie dans la période 1991-2014. Je ne connais aucun autre pays d’Europe où un vice-président américain puisse appeler le président du pays et exiger qu’on limoge un procureur à remplacer par un autre, comme Joe Biden l’a fait en 2016, ou encore que les officiels et diplomates américains puissent décider qui peut ou ne peut pas être chef du gouvernement, voire que des ONG financées par l’Occident puissent faire pression sur le gouvernement ukrainien pour suivre des politiques que n’approuvent pas la majorité des électeurs. »

         Troisièmement, Ishchenko souligne que les commentateurs occidentaux, dans un style typiquement colonialiste, parlent de 40 millions d’Ukrainiens comme d’un groupe homogène qui croient tous la même chose — que l’Ukraine devrait rejoindre l’OTAN, quand il est question de ses relations avec celui-ci. Il remarque que lorsque l’OTAN a décidé lors d’un sommet à Bucharest en 2008 que l’Ukraine rejoindrait un jour l’alliance, cette décision n’était soutenue que par 20% des Ukrainiens. Et bien que le soutien à une appartenance à l’OTAN a augmenté significativement depuis — à la suite de l'annexion russe de la Crimée pour une bonne part — les Ukrainiens restent divisés sur cette question.

         «  Il n’existe aucune reconnaissance de la diversité politique en Ukraine. La Russie et l’Occident devraient laisser aux Ukrainiens le choix de décider quelle politique étrangère et de sécurité ils devraient suivre », dit Ishschenko .

         J’écoutais, il y a quelques semaines, un média d’opposition russe sur « l’invasion », et c’était comique — le type de l’émission ne comprenait pas ce qui se passait. Oui, il y avait des mouvements de troupes russes, et la Russie semblait jouer la négociation. Mais il semblait que la menace de guerre n’existait que dans l’esprit des journalistes américains et sur les pages du New York Times,  pas en Ukraine, ni en Russie. Même le président ukrainien réfutait la menace d’une invasion russe. En d’autres termes, il s’agissait d’une histoire essentiellement montée par les Américains. Et il n’avait pas tort.

         Alors, traitez-moi de complotiste si ça vous chante, mais je dirais que cette « menace » a une énorme composante de politique intérieure américaine.  Elle a été avancée avec tant d’ardeur par nos médias parce qu’elle fournit une distraction bienvenue de l’effondrement total de l’ordre du jour intérieur de Biden. La presse de gauche, qui a soutenu Biden pendant tout ce temps, est heureuse d’avoir une affaire « L’Amérique devant un diable étranger » sur laquelle se focaliser. Par conséquent, selon moi, 50% pour le moins des gros titres effrayants sur l’invasion russe, sont destinés aux gogos du Parti Démocrate aux Etats-Unis. Cette crise montée en épingle ukraino-russe est une diversion faite sur mesure pour eux, comme le « Russiagate ».

Yasha Levine.


Le reportage