8.2.22

Enchères Limonov à Moscou

 

Tolsty, Julien Blaine, TM, Édouard Limonov

LES DÉTOURS DE LA MÉMOIRE

Soudain, je suis expédié sans vergogne 40 ans en arrière, dans une soirée dont je n’ai plus qu’un souvenir confus, lointain passé dans le trouble imposteur de l’alcool — où nous nous étions rassemblés pour soutenir Tolsty et son art de performance, intitulé vivrisme, une déclinaison post-dada parmi tant d’autres du lien vivant entre l’art et l’existence.

Nous étions tout à coup vivristes, derrière Tolsty qui marchait à poil dans la neige, mettait en scène des crucifixions de pacotilles les bras en croix liés par des rubans… J’en oublie. Son manifeste… je n’en ai plus qu’une vague notion… de quoi s’agissait-il ?… De frapper le spectateur d’une stupeur religieuse me semble-t-il 40 ans plus tard, grâce à des pirouettes de saltimbanques… Tolsty lui-même restaurait des icônes — comme ça qu’il nourrissait sa famille de réfugiés soviets à Paris dans les lointaines années 80… Iconoclaste restaurateur d’icônes, écrivis-je dans Libération,  en cette année 1982, avant qu’on ne me vire de ce torchon pour insolence vis-à-vis du Parti Socialiste, à l’époque au pouvoir et sponsor de la feuille de chou post-gauchiste dont on sait la postérité servile.

Nous étions, ce soir-là vivristes !…  Un art de performance assez marginal, ce qui ne nous déplaisait pas. Julien Blaine, référence incontournable dans des milieux d’art contemporain et camarade de Limonov, n’avait aucune objection. Il publiait une revue néo-dadaïste à laquelle je n’ai jamais rien compris, était bon vivant et chaleureux, un brave type dont je n’ai jamais percuté les théories artistiques, mais que j’aimais bien et il publiait Limonov. Il avait un accent provençal à couper au hachoir. On me dit que c’est (c’était) le genre de mec dont Beaubourg ne peut pas se passer. Je n’en savais rien — pas mes fréquentations. Il était cordial et marrant.

Très récemment, dans une vente aux enchères moscovite où tout un chacun cherchait à se faire de l’oseille sur les archives de feu mon ami le boutefeu saltimbanque, on s’en est mis plein les fouilles — certaines de ces archives avaient un certain temps séjourné chez moi à Paris, avant qu’Édouard ne les réclame et qu’elles ne partent à Moscou grâce à un autre intermédiaire, peintre underground. Pouvais-je me douter qu’elles seraient acquises à des millions de roubles dans des salles de vente, 15 ans plus tard ? Nonobstant une certaine cupidité rétrospective dont je ne me défendrai pas, cela n’eut certes rien changé à ma décision de rendre à César ce qui lui appartenait. Quel que soit l’arrivisme crapuleux à la mode de nos jours, certaines choses — la valeur d’une amitié de 40 ans — exigent le sacrifice des petits prurits mercantiles. Bref, tout à coup surgit cette photo vieille d’une quarantaine d’années, tels que nous étions alors, unis comme les doigts de la main. L’amitié, rappelait Guy Debord, c’est l’égalité des amis. Nous étions, à cet instant fixé par une photo vendue aux enchères à un prix scandaleux, parfaitement égaux, parfaitement amis. Et,  Toute la déchéance de ce temps éclate un peu plus loin, écrivait Notre cher Drieu, disait Roger Nimier. Que ceux à qui ces références ne plairaient pas, aillent se faire numériser chez les éléphants siffleurs, comme disait feu Serge Van Poucke, un camarade photographe d'élite, mort en 1986, après avoir photographié la tournée Gainsbourg, combien de nuits blanches qui lui avaient coûté la vie…

Thierry Marignac, février 2022.