8.12.21

Reportages sur la mort: Édouard Limonov et Hervé Prudon

 

    Sa vie était comme une patrouille de nuit

    Il ne dormait plus il était le flic de ses insomnies

    Il parcourait les rues du regret du chagrin de la folie

    Il parcourait les mauvais quartiers de la vie

    Les zones dangereuses où vos morts vous sourient…

    Jérôme Leroy, Night Patrol.   

        En cette lointaine année 1981, où mon rêve de devenir romancier prenait tout juste forme, grâce au journalisme et aux éditions du Dernier Terrain Vague, dans ma dérive parisienne, j’avais deux mentors chez les « écrivains professionnels » : Édouard Limonov et Hervé Prudon (personnages absolument dissemblables). Ils ne m’enseignaient pas (qu’on me pardonne ici de me répéter) comment écrire, ou ce qu’il fallait écrire. L’un comme l’autre gentlemen, chacun à sa manière, le didactisme n’était pas leur genre et ils avaient repéré ma tête de mule. Tu es sur la mauvaise voie, continue, devait plus tard conclure Hervé sur mon Fasciste, tandis qu’Édouard, temporairement ébloui par mon fait d’armes inaugural, me proposait d’écrire à L’Idiot Internationalce dont il n’était pas question — cette clique Closerie des Lilas et puis quoi encore ?… Faire des théories, jouer les penseurs, se parer des oripeaux de la Droite littéraire ?… Inutile d’insister !…

      Quoi qu’il en soit, je recevais de l’un comme l’autre quelque chose de beaucoup plus précieux : ils m’enseignaient le mode de vie du saltimbanque — comment survivre, grâce à quelles pirouettes de danseur de corde. Et sans en parler, l’un comme l’autre savaient que j’étais attentif. Ils possédaient l’intelligence elliptique de transmettre à qui le mérite, sans jouer les profs.

         Je n’ai jamais oublié la limaille subtile de grâce de ces leçons par l’exemple.

         Quarante ans plus tard, l’ami Doubschine (homme de confiance d’Édouard) me fait cadeau à Moscou de son dernier livre (posthume, paru après sa mort) : Le Vieux en voyage ( Старик путешествует, pas traduit en français pour l'instant). Je découvre les deux dernières années où mon ami de toujours se savait mourant et souffrait physiquement, où il avait choisi de parcourir le monde une dernière fois : France, Italie, Espagne, Abkhazie, Haut-Karabakh, Mongolie. Tentant le diable plus d’une fois, debout dans les tranchées d’Arménie, les zones limitrophes d’Abkhazie — qu’une balle de tireur d’élite vienne mettre fin à ses souffrances de vieillard.

         Qu’y a-t-il dans ce livre ? J’ai rassemblé des fragments de paysage, des situations survenues avec moi ces derniers temps, des souvenirs surgis du chaos et je vous les livre (n’importe qui : taulards, ouvriers, étrangers, filles perdues, soldats, policiers, révolutionnaires), je vous jette le résultat.



         Son romantisme immémorial (la nature souveraine, et sa fascination pour la guerre, ses amours déchirées avec Natalia Medvedeva) se superpose à cette simplicité déconcertante qui le rendait si concret, si vivant. Il se traîne comme il peut derrière son énergique maîtresse Fifi, à Paris, pour la parade militaire du 14 juillet 2019, aux Champs-Élysées. Il parvient à convaincre le président de la république « non reconnue » du Haut-Karabakh de le laisser aller sur le front, face aux Azéris, où il fait le meilleur repas de sa vie. Il évoque la prison avec Faouzi Lellouche des « Gilets Jaunes », sous mes yeux à Paris, ayant deviné au bout de cinq minutes qu’ils ont ça en commun. Il compare les bergers de Mongolie aux gauchos d’Argentine. Il est déçu, à la Villa Mussolini,  que rien ne rappelle le Duce. Par une après-midi de sang, de soleil et de pourpre à Madrid, il comprend le sens de la corrida, peu avant que le toréador Roman ne soit grièvement blessé par un coup de corne à la cuisse sous ses yeux — toréador à qui Édouard avait parlé juste avant. Une équipe de film le suit au cours de sa dernière dérive sur la planète. Vieux renard, tu as sculpté ta légende.

         Je rentre dans les profondeurs de la grotte et je m’allonge sur le dos, on me met un masque sur le visage et les masques claquent sur la table d’opération. Ils branchent les rayons. Je commence à compter lentement — la centaine c’est peu, il s’agit d’une opération.

         À cette même table, le 17 mars 2020, jour d’apocalypse et de confinement global, il est mort « sur le billard ».

Partir et oublier


         D’une toute autre nature est l’évocation faite par Hervé Prudon des derniers jours dans Devant la mort (Gallimard), recueil de ses derniers poèmes, sa dernière distraction d’homme au seuil de l’abîme. Pour Hervé, l’aventure était morte à l’ère contemporaine, ses romans ont souvent parlé de ça, notamment, La Femme du chercheur d’Or (Flammarion). De plus, il était claquemuré dans la maladie depuis beaucoup plus longtemps qu’Édouard, en bonne santé éblouissante jusqu’à ce jour fatal du printemps 2016, commotion cérébrale. S’était-il enfermé (Hervé Prudon) lui-même dans cette négation des possibles que Limonov démentit avec sa vie de patachon universel ?… Le destin seul, s’il avait une voix, pourrait nous expliquer. Le Français et le Russe, la fin de l’Histoire orchestrée en Occident déchu par la marchandise universelle dès les années 1970, et ce réveil slave lors de la chute de l’URSS.

         Cependant, dans l’énumération minutieuse de ses souffrances d’insecte en sursis, Hervé atteint tout autant, avec sa modestie proverbiale, la dimension exaltée :

         Il ne fera ni jour ni nuit

         Ni chaud ni froid

         Je ne serai ni moi

         Ni un autre

         Sans âme et sans substance

         Je ne serai ni le feu ni le vent

         Ni la pierre ni l’arbre ni l’animal

         Ni la lumière ni les ténèbres

         De moins en moins l’absence

         Et rien de plus en plus

         Jusqu’à ce que rien ne dure

         Oh si, mon ami, tu es le feu et le vent, dont tu n’as pas parlé par hasard, vieux brigand.

         Si la douleur prend ses quartiers

         Plus question de philosopher

         Plus question de dormir la guerre

         On l’a perdue la mort on n’y pense plus

         On a juste mal sans rien faire

         Vivre est devenu superflu

         J’ai longtemps pensé, vieux camarade, que devant la défaite, tu abdiquais trop tôt. Dans la catastrophe présente, la mienne y compris, je ne sais plus.

S’il m’est donné un jour de faire mon propre reportage sur la mort, je souhaiterais être digne de mes mentors de la lointaine année 1981.

         Thierry Marignac, décembre 2021.