29.12.19

Les Charlatans de la Chute du Mur

         LES CHARLATANS DE LA CHUTE DU MUR
         En cette fin d’année marquée par des secousses sociales en France, les Grandes Têtes Molles en rangs serrés se sont précipitées pour célébrer le trentenaire de la Chute du Mur : d’une part, pas question pour personne de perdre une occasion de pontifier Sa Propre Éminence engraissée par la lutte antitotalitaire, d’autre part, il était urgent de rappeler aux masses ignorantes leur chance de vivre en démocratie cybernétique — elles crèvent la dalle et se font éborgner dans un ÉTAT DE DROIT !…
         En ce qui concerne les Grandes Têtes Molles qui nous auraient fait la grâce d’enfin passer l’arme à gauche, — occurrence rare dans la génération du baby-boom, sauvée par la médecine contemporaine — s’étouffant en chaire dans leur prêchi-prêcha, leur désolante progéniture s’est chargé du boulot ; tant il est vrai que la reféodalisation du monde, selon la formule si juste de Pierre Legendre, se repère notamment par ses dynasties.  De même que dans la chanson ou le cinéma, le vedettariat politico-intellectuel est une charge de père en fils-fille — ou l’inverse si vous êtes inclusif, vos mœurs ne nous regardent pas. Pour la navrante portée de Nos Anciens Jeunes dont la lutte au couteau avec l’hydre stalinienne fait encore frémir St-Germain : la Chute du Mur est un souvenir d’enfance, comme c’est attendrissant… Papa (Qu’est-ce qu’il foutait là ?… Qui l’avait prévenu ?… Quelle Centrale ?… sont des questions de complotistes !…) m’a rapporté un morceau de Mur… Un tel héritage ajoute sans coup férir un poids filial à la sociologie arriviste du puceau plus ou moins hipster qui ne risque pas de sauter un seul repas de sa vie, ni d’apprendre à la dure, pourvu d’une protection rapprochée, qu’un marron dans le nez, c’est tridimensionnel. Ne parlons pas d’un projectile de LBD dans l’œil. Le policier inconscient qui se permettrait un tel forfait sur un représentant officiel, qui plus est par le sang, des Néo-Lumières, encourrait pour le coup, c’est inédit, les foudres de l’IPN. Fais pas le con, disait-on dans la bande inavouable de ma jeunesse dissipée…

L'ennui, tableau de Walter Sickert

         Je suis arrivé avec quelques heures de retard sur l’événement historique à Berlin, par cette nuit glaciale de novembre 1989. J’avais pris un billet bon marché, correspondance à Amsterdam et, n’entendant pas le flamand, n’avais obtenu en anglais que des explications obscures. Je ratai mon train. J’ai fini le trajet en autocar, me semble-t-il, appelant d’urgence l’ami Wolfgang qui m’attendait — tout ça creusant un trou abyssal dans mon budget au déficit endémique. Dans le merdier ambiant — c’est ainsi qu’il qualifiait la fin du glacis soviétique, en effet Wolfgang était férocement punk, peu porté à l’utopie du paradis marchand enfin à portée de main, —il me fila rencard dans un bar appelé Anfall, qui signifie La Crise en allemand, langue que je n’entends pas non plus. Comment, dans l’indescriptible bordel qui commençait à la gare routière, envahie elle aussi par une horde de zombis mal fringués et hurlants en file indienne aux magasins à larguer des liasses de billets  sans valeur pour acheter du capitalisme, ai-je retrouvé le bar — c’est un mystère sur lequel devront se pencher mes biographes. Ma mémoire d’éléphant me fait défaut. Je ne connaissais pas la ville, et je suis aussi doué pour la langue de Gœthe que pour la physique nucléaire.
         Je précise pour mes biographes : il s’agit d’un blocage historique, je ne suis pas mauvais traducteur en deux langues étrangères et leurs argots divers. Quoiqu’on m’ai littéralement forcé à choisir le boche en seconde langue, nib de nib, pour moi, c’est de l’hébreu. Que personne n’y voie d’allusion à de regrettables évènements survenus dans les années 1940, je ne voudrais pas avoir l’air antichinois — c’est tout. Chez mes grands-parents, rares personnes de ma famille avec qui j’entretenais une communication normale et affectueuse, pour parler d’Outre-Rhin, on disait seulement les Fritz. Ils avaient survécu à deux invasions…
Brighton Pierrot, tableau de Walter Sickert.

         Bref, nonobstant, je trouvai le bar. Il n’était pas envahi par les Osties, comme on appelait les habitants de Berlin-Est avec une certaine condescendance. Celle-ci était compréhensible, je venais de m’en apercevoir à la gare routière : une foule de péquenauds hystériques. Quoi qu’il en soit, cette appellation avait cours dans les milieux marginaux alternatifs qui y avaient élu domicile depuis que l’Occident en Guerre Froide avait déclaré l’enclave encerclée par les communistes : zone franche. On s’établissait en ville, par exemple, pour échapper au service militaire dans la Bundeswehr en Allemagne fédérale. Les Osties, ça aussi c’est historique, avaient préféré débarquer en masse dans les enseignes du prestigieux Kudamm, Champs-Élysées de Berlin, où l’on tentait tant bien que mal de les refouler — sans succès la plupart du temps, telle est la puissance de l’Histoire en marche — vu qu’ils n’avaient pas un rond, fagotés comme l’as de pique et déjà saouls comme toute la Pologne un soir de Noël. À Kreutzberg, quartier des squats et des marginaux, on n’en voyait pas beaucoup, ce soir-là. Et l’ambiance était funèbre. Le pressentiment que cet espace hors du temps, cette liberté en circuit fermé — La liberté en circuit fermé se dégrade en rêve, entend-on dans je ne sais plus quel film de Debord — avait fait son temps, que le triomphe de l’Empire du Bien signifiait la fin de l’utopie berlinoise.

         Wolfgang m’accueillit devant le bar, sanglé de cuir noir, avec une accolade et un sourire amical. Il me présenta sa moto qui avait certainement fait Barbarossa. À l’intérieur, je fis la connaissance de sa petite amie Edmutte, une punkette aux cheveux ras, bien bousculée dans un format de poche, des deux lesbiennes blondes qui partageaient leur appartement. Puis du travelo noir américain avoisinant les deux mètres faisant office de barman à l’Anfall. Un mec inénarrable, originaire de Pittsburg, qu’il avait déserté parce que dans cette sinistre ville de prolos majoritairement noire, ni son humour, ni son homosexualité affichée ne lui offraient un avenir radieux. Pour tous, la solution était : Berlin où tout était permis puisqu’on faisait barrage aux soviets. Ce travelo noir était loin d’être une mauviette : plus tard, dans d’autres soirées au fond du bouge, je le vis foutre dehors manu militari un certain nombre d’importuns, et notamment des Osties…
         Le premier soir à l’Anfall, dans la sinistrose de la victoire occidentale, outre les poncifs de contre-culture déversés à pleins seaux que je dus me farcir — comme si les affirmer était une façon de les graver dans le marbre — j’empêchai Wolfgang, déjà bourré, de rentrer dans le lard de deux skinheads qu’il prenait pour des néo-nazis, en lui faisant remarquer que c’était le contraire. Il allait s’en prendre à des skins antifascistes, ce qu’indiquaient sur leurs blousons plusieurs insignes, brassards, je ne sais plus. Le Sekt, redoutable mousseux berlinois, l’avait rendu mauvais. Dégrisé d’avance par une longue route, je savais encore lire, contrairement à Wolfgang qui perdait les pédales. Le travelo noir, dans son style désopilant, me remercia d’avoir mis un frein aux élans vengeurs de mon pote le motard punk, avec une gentillesse déconcertante et des allusions grivoises en me payant un verre.
         Qu’est-ce que je foutais à Berlin ?… La CIA ne m’ayant pas averti — salope — du flux brusque et irréversible de l’Histoire revenu au-devant de la scène mondiale, ma présence sur le lieu même fétiche de la Guerre Froide, n’avait donc rien à voir avec une quelconque curiosité journalistique pour la fin du communisme. Non. J’étais en bisebille avec une mousmée à Paname et, last but not least, mon éditeur m’avait lourdé après mon premier roman Fasciste, parce que je ne m’étais pas justifié dans la presse de gauche que je conchiais déjà, de notoriété publique. Pour résumer, j’étais là par hasard, sous prétexte que Wolfgang, qui me voyait paumé et sans travail, m’avait invité à partager son squat.

         Nous passâmes le Jour de l’An à Potsdam, puisqu’on pouvait circuler librement et que des douaniers ex-communistes ahuris accordaient à force coups de tampon sur des cartons d’hier, des permis de séjour provisoires à leurs nouveaux maîtres de l’Ouest. On but du Sekt au bord d’un lac où, paraît-il, le maréchal Joukov avait pique-niqué au printemps 1945. On alluma un feu de branches ramassées dans la forêt voisine.
         Ensuite, dans cet hiver 89-90 à Berlin, où la nouvelle époque se présentait comme une sévère gueule de bois, les expulsions se précisaient dans les squats à mesure que la Réunification s’approchait. Mes amis m’entraînèrent dans la tournée des bars à thèmes sur le déclin. Je me souviens du bar conte de fée Lorelei, de l’inévitable KGB — il existe un aussi à Manhattan, dans le Lower East Side — et du bar bunker. Dans tous ces lieux régnait une atmosphère de fin du monde, la libération des peuples opprimés du Pacte de Varsovie annonçait leur disparition prochaine, déchaînant la cupidité des promoteurs. Mes recherches de travail étaient aussi infructueuses que mes tentatives d’apprendre l’allemand. Pourquoi s’encombrer d’un Français ne possédant que l’anglais, alors qu’on avait des Osties sous la main, main d’œuvre à bas prix qui parlait la langue maternelle ?…
         Pour survivre, on allait acheter de la gnôle à Berlin-Est en transition, à des prix communistes, pour la revendre à Kreutzberg, parfois au travelo noir d’Anfall. Son expertise en double comptabilité était le fruit de longues études dans les bas-fonds de Pittsburg. J’ai rarement autant bu que lors de ce crépuscule qui dura quelques mois, magnifié par les médias d’Occident comme une aube nouvelle, fin d’un siècle. La déprime de mes amis était de plus en plus palpable : il fallait changer de mode de vie dans le Nouveau Berlin Unifié. La contre-culture avait joué son rôle de lierre dans le monde communiste, fissurant les murailles. Elle ne resurgirait comme idéologie dominante que plus tard, coupée de ses racines, pour justifier les plus sordides entreprises du capitalisme numérisé. Jusqu’à nos jours, l’ex-Allemagne de l’Est reste déshéritée, réactionnaire, comme dit le pouvoir libertarien. Absolutisme du marché et cuistrerie victimaire, axes biogénétiques de la domination moderne, tout cela avait fermenté dans « l’expérience » berlinoise. Au détriment final de ses participants.
         Au printemps, je quittai Berlin. Les Osties étaient détestés par les Berlinois de l’Ouest, toujours bourrés, encombrant les supermarchés avec leur monnaie de singe, les rues avec les débris qu’ils avaient le front d’appeler des voitures, et toutes leurs turbulences de nouveaux venus au paradis capitaliste.
         Deux ans plus tard, en 1992, j’évoquai cette odyssée dans Cargaison, roman paru aux éditions du Rocher. Un point de vue concret de Berlinois temporaire, loin des homélies des Charlatans de la Chute du Mur, vainqueurs de l’Armée Rouge sur la Rive Gauche de la Seine. En cette heureuse époque, leurs consternants rejetons babillaient à peine.

         Thierry Marignac, 2019.