25.7.18

L'Homme qui vendit son âme à Dieu

STASS, L’HOMME QUI VENDIT SON ÂME À DIEU
Par Kira Sapguir, 
(Traduit du russe par TM)  

Mais, celui qui mon portrait écrira,
Son infortune au monde surgira
(Vers de Stass Krassovistki première manière)

LA MANSARDE
         Il était une fois, en 1959, lointaine époque féérique où tout le monde s’offrait des tableaux et se lisait des vers,  un lieu extraordinaire, une pièce d’un appartement communautaire sur Bolchaïa Bronnaya dans un immeuble décrépit des années 1930. À l’occidentale, on l’avait baptisée: la Mansarde. Une tache d’une invraisemblable beauté ornait le plafond et les murs de cette chambre étroite au dernier étage : dans les tons vert-de-gris sale une abstraction de Pollock se mirait en elle-même, ce dont la propriétaire des lieux, Galka Andreïeva, n’était pas peu fière.            
         Élégante Galka. frange noire, pommettes hautes, diplômée du département français de l’institut des langues étrangères, un cheveu sur la langue. Ingénue surgie des vers d’une Akhmatova première manière. La rosée sur des yeux de lynx couleur ambre. Pull noir moulant. Les cheveux étirés en une queue conique par une barrette de plastique jaune (au-dessus des yeux couleur d’ambre !). Elle bondissait d’un cœur à l’autre, comme une mésange de branches en branches — c’est ce qu’on disait d’elle.            
         Dans la mansarde de Bolchaïa Bronnaya se réunissait le « beau monde ». La foule était en général composée principalement des étudiants de l’institut des langues étrangères ou de la faculté de philologie de l’université de Moscou. Les habitués — Andreï Sergueev, le portrait craché de Toutchev. Le désagréable Leonid Tcherkov «  toujours animé, remonté à bloc, dans une effervescence phallique » (cette description caustique est de A.Sergueïev). Oleg Grichenko, Nikolaï Chatrov, Evgueni Khromov — des esprits d’une subtilité de haut vol. Des érudits, des polyglottes. La confrérie des initiés. « L’atelier » comme les avait baptisé Stass Krassovitski, la colonne vertébrale du groupe, un poète d’un dynamisme et d’une force hors du commun.  
      
LE POÈTE
         Le regard a gravé, sur les tablettes de cire de la mémoire, la fenêtre vénitienne, le coin surélevé  au fond d’une cour d’immeuble sonore de l’Arbat parsemée d’une toison de pousses de peupliers crasseux. Une tête orgueilleuse s’y profile, sur fond de crépuscule cuivré : la bouche arrogante, un front blanc marqué, comme si on avait tenté d’arracher l’émail. Une veste à l’ancienne mode couleur poussière, en tissu de bonne qualité — le genre de tissu vendu par son grand-père, du drap et de la cheviotte achetés à Londres pour ses magasins de Lodz.           
          Se penchant vers le piano, le poète lit sur le chevalet :            
Seul, je suis resté            
La main vide, cinq branches ensoleillées.             
Dans mes doigts qu’ai-je serré ?            
Un genre de mandarine ?            
Le cœur de part en part transpercé d’une gamine ?            
Qu’ai-je serré ?            
Rien, un genre de vacuité.            
        
         Stass Krassovitski, dit «  Le beau Stass ». Autour de cette figure emblématique et charismatique, cet épicentre d’énergie, régnait une atmosphère de respect quasi religieux, une aura de mystère.            
         On en sait assez peu sur lui. Il est né en 1935 en Carélie, semble-t-il, dans une famille de grands ingénieurs. Il a passé son enfance au bord de la mer d’Aral. Il racontait comment, sur la rive désertique, lui et son grand-oncle ichtyologue faisaient cuire les mollusques dans le vinaigre. Avant d’examiner au microscope les vestiges des calcifications osseuses les plus légères du monde connu. Ce sont probablement ces observations qui le convainquirent dès le début que le squelette de la véritable poésie recèle un hiéroglyphe, une grille secrète, une carcasse achevée, support à l’harmonie des formes.             
         Il écrivit ses premiers vers à l’âge de sept ans. D’après lui, c’était les meilleurs. Il regrettait de ne pas les avoir conservé.       

LE CÉPAGE DU SANG…
         Ensuite Moscou, où Krassovitski étudia dans une école spéciale, à dominante anglais. Il s’agissait d’une école spéciale situé au nord de Moscou, une des premières, d’après la légende, créée sur ordre de Staline en personne, ressemblant aux collèges sélects anglo-saxons. Il y régnait une atmosphère de liberté, on encourageait les dissertations sur des thèmes libres et l’originalité des idées. Les étudiants qui en sortaient étaient orientés vers l’institut des langues étrangères et autres établissements de haut vol.            
         On y étudiait Essenine et Léonide Andreïev, à demi interdits par la censure, et le programme des classes supérieures comprenait la lecture de Kipling et Elliot dans la version originale…            
         Ensuite, après la perte évoquée ci-dessus de ses vers d’enfant, Krassovitski se mit à faire une poésie accomplissant un invraisemblable bond en avant, arraché à tout ce qui avait précédé.            
         Dans la porcelaine de ses idées, mûrit le cépage du sang versé :            
         Un vol d’oies sauvages passe en hurlant            
         Dans le ciel rouge, elles crient sauvagement            
         Roses jusqu’au talon elles-mêmes            
         Mais solitaire sous la nuée…            
         Le jardin d’un blanc de neige.            
        
         À quelle école rattacher la poésie de Krassovitski ? Par quelle grille moléculaire filtre la formule énergétique de cette alchimie de mots ? D’où vient la force de déflagration d’une telle combinaison de mots ?            
         La démarche de Krassovitski évitait le niveau du lyrisme psychologique. Ayant embrassé son monde du regard, il n’a de cesse que de recréer ce qu’il a vu, en se servant avec économie des possibilités les plus expressives du langage grotesque. Cela composait un tableau majestueux et effrayant.


L'ÉTERNELLE JEUNESSE DE L'ANTIFORME
            Le jour « coule corps et bien dans un fauteuil, prenant la peluche délavée pour le ciel ». L’étang regarde d’un « œil fixe de poisson ». Le temps lui-même « pédale un cercle rouillé sur une souche» comme un hamster sur un tambour. Le ciel est « recouvert de glaçons » « un ciel de bois ». Il y a aussi « un automne de bois », « des cris de langue de bois ». Le bois est également chez lui un vestige : « une cathédrale à demi en ruines d’arbres pourrissants » « des vestiges de pigeonnier »… Toutes les formes aux contours tremblants, indéfinies, sont privées de leur structure plastique et de leur beauté intrinsèque :            
         Dans la paume, comme au chenil, brûle un mégot,            
         Les rudiments du monde            
         La silhouette de la route            
         Et les astres d’automne des pauvres miracles
        
         Dans sa poésie « le soir « se faufile ».  La forêt menaçante « s’agite dans son sommeil ». L’homme n’existe pas (en tant que héros lyrique). Il y a des « gens », « semblables aux caprices de la féminitude » : ils « dissimulent des regards voûtés sous des capuchons baissés ». La pianiste se lance « sur la dentition blanche et noires du clavier » « Balancés d’un coin à l’autre les phalanges font peur « . Tout est effrayant, il y a une menace dans tout. L’hermétisme attire irrésistiblement vers un paganisme sensuel. Ici surgissent des motifs érotiques, où c’est la chair et non la psychanalyse qui intéresse Krassovitski — partie d’une mort perçante, de la désintégration de l’être : 
Ma mère me questionne souvent. 
Mais sur lui je ne pipe mot. 
Il ressemble à un moniteur d’enfants 
Il travaille comme bourreau 
Oh quelle effroyable lecture 
D’un savoir infâmant dans ses yeux
 Oh, être, quelle douce torture 
La maîtresse du bourreau consciencieux… 
Et même les étoiles sont promises à la désintégration : « la poussière blanche des étoiles pulvérisées », «  et les étoiles patiemment ordonnées en feu d’artifice permanent »…

FONCTIONNAIRE ROUGE AU FIRMAMENT
         Le monde de Krassovitski —  c’est celui qui fait suite au prochain grand déluge, les ruines de la troisième guerre mondiale, le désert qui nous attend. Les flocons de neige sont « une section de soldats parachutistes en descente vers l’enfer »…
         Son maniérisme se transforme en hurlement de loup :
         …Et lorsque viendra mon heure
         Bien-aimé comme n’est pas n’importe quel amant
         D'une superbe fleur de sang
          J'étoilerai ma tempe, écrasant le percuteur…
        
         Krassovitski ne dépeignait pas l’apocalypse, ne prophétisait rien. Pour lui l’être était plus fort que Dieu. Il y avait à la mansarde une règle d’airain — on ne devait à aucun prix publier. Il y a quelque chose de comique, évidemment, à affirmer que c’est le danger le plus grand pour la poésie, alors, qu’on écrit des vers à la main sur des tables. Krassovitski, par exemple aurait pu écrire dans le désert, en cellule d’isolement dans une prison –  et les résultats auraient été encore meilleurs, sans doute. Et écrire à même la table ne signifiait ni ignorance ni absence de reconnaissance — plutôt l’inverse. L’écho des vers de Stass se propageait à la vitesse du courrier express. Un soir, il les récitait à la mansarde, le lendemain, on les répétait à Leningrad, sur la Perspective Nevski.
         Krassovitski  pressentit que ses envolées seraient de courte durée. Un travail spirituel jusqu’à l’épuisement, l’autocombustion. Et voici que sous la pression d’une tension spirituelle écrasante son système artistique a commencé à s’effondrer. « Lucarne sur un monde, où l’espace est peut-être un peu plus vaste que dans votre âme », cette « lucarne » sur un monde stupéfiant, se refermait.


SCÉNARIO DE PIÉTÉ
         À la fin des années 1960, ce destin poétique exceptionnel fut balayé par une histoire vieille comme le monde : le Christ s’empara de Krassovitski, en plein essor de ses forces poétiques. Ce scénario de piété se  déroula selon les règles en vigueur : « illumination »,  volte-face, abjuration de « l’Adam immémorial » tout cela au nom d’un but d’élévation. Au poète, dont la place sur les rayons de la bibliothèque aux côtés de Khlebnikov reste aujourd’hui vide  s’ouvrit alors un nouveau système de repères. Dans ce schéma s’opposent deux origines : l’une est horizontale — c’est à dire le désert spirituel, rempli de superstitions, d‘illusions, de jeux de l’imagination. Là-bas, dans le désert tombe perpendiculairement la « verticale » de la grâce — un rayonnement ensoleillé illuminant tout le reste. Cette verticale autorise la « chute vers le haut ». L’intersection de ces deux points de repères nous donne une croix. Semblable à cette structure — l’intersection de la verticale de la grâce avec la platitude du fardeau quotidien qui s’impose dans l’universalité de l’essayiste du XXème siècle Simone Weil.
         Weil cloua sa vie à la Croix.  Krassovitski cloua la Croix sur son talent.

TRANSACTION DIVINE
         Et la Tentation le visita. Dont les anges lui représentèrent ses vers comme un péché corrupteur de l’âme humaine, apportant un malheur incommensurable — « le charme ». La poésie lui apparut comme émanant de la sphère de Satan, s’efforçant de remplacer le Créateur. Succombant à la « tentation de Dieu », il portait à présent son talent comme un péché, étouffa en lui le poète jusqu’au dernier souffle. Tel est le piège de Dieu. Voilà dans quelle Transaction Divine l’entraîna le Vendeur Suprême. Dieu ne pardonne à aucune perfection de se faire sans Lui. Le Créateur, c’est Lui.

AUTODAFÉ PURIFICATEUR
         Les sujets tragiques se répètent à travers la littérature. Krassovistski brûla ses vers et c’est en cela que consistait la rédemption – le style du rituel de mytho-repentir établi par Gogol dans la culture russe. Une fois son autodafé « purificateur » accompli, s’abjurant lui-même, il décida ensuite… d’interdire sa propre poésie. Refusant les rééditions. Tentant de confisquer ses propres vers, où qu’ils se trouvent. Comme Kafka, il exigeait de ses amis qui gardaient ses écrits une destruction immédiate de ceux-ci. Un certain nombre d’entre eux s’y refusèrent catégoriquement. Mais beaucoup de ses vers périrent néanmoins pour toujours.  Passant à une vie « sacerdotale », Stass revêtit le vêtement ecclésiastique. Devenu le Père Stéphane, il officie dans une paroisse de Carélie. L’assèchement de son talent se manifestait même extérieurement. Son front présente une bosse singulière — soit un troisième œil, soit une marque au fer rouge comme sur les esclaves de la Rome antique. Cette rupture avec lui-même n’a occasionné chez lui aucune amertume. Il a reçu en partage une madone au corps d’un blanc virginal, qui lui a donné des enfants. Il écrit même des vers, mais ils ne peuvent faire de mal à personne. 

LE SAMIZDAT  EST ININFLAMMABLE
         Il existe deux Krassovitski. Le premier est porteur d’un farouche mythe « vertical », celui du guerrier indompté détruisant ses vers au nom de la Vérité. Le mythe qu’il a construit lui-même. Et il y en a un autre : « horizontal ». Il est né d’éléments déchaînés, qu’on appelait « samizdats ».  C’est de ceux-ci que Krassovitski, de toutes ses forces, essaie d’effacer ses vers pour toujours. Mais le Samizdat se défend et se venge du poète. Ses vers se baladent sur les blogs et l’Internet,à partir de versions tapées à la machine, refusant de se soumettre à l’oukaze, très souvent déformés, fragmentés, les strophes interverties. On trouve même des imposteurs : les vers de Krassovistski apparaissent ici et là sous des noms qui ne sont pas le sien. Des auteurs plus faibles, au contraire le copient… Le poète se fâche, abjure, exige l’éradication complète de ses vers des almanachs et des anthologies — en vain. Grâce à l’asile du Samizdat ses vers vivent leur propre vie illégale — comme le Samizdat lui-même.
         Le Samizdat n’obéit à personne — comme les vers eux-mêmes :
         Et j’ai compris
         Que j’avais peu de vie.
         Que dans la vie le principal,
         c’est LE MIROIR,
         Pour se voir en entier.
         Pour que la main rien ne retienne.
         Pour que votre col de chemise Vous appartienne.
         Qu'à vos amis vous soyez visible.
         Pour que votre double
         Ne surgisse pas des murs.

                                            © Kira Sapguir, 2009