11.7.18

Le traducteur traduit

Avec un seul roman traduit en russe (Morphine Monojet), aux Éditions Chat de l'excellent Doronine, et une bonne vingtaine d'interviews et critiques (avec le temps) en Russie, on se fait un peu l'effet d'une vedette de télé-réalité: prestation symbolique, couverture de presse maximum. La dernière en date — pour les russophones — au lien suivant:/http://www.lgz.ru/article/-28-6651-11-07-2018/nebesnyy-razmer/
Une romancière de Pétersbourg, Maria Anoufrieva — récente lauréate du prix Nicolas Gogol pour son livre LE DOCTEUR X ET SES ENFANTS— croisée à Nijni-Novgorod, au printemps dernier pour le festival Gorki nous a fait l'honneur d'une interview pour le magazine Litératournaya Gazeta retraduite ci-dessous pour les lecteurs francophones:
Gorki avec et sans moustache
         

LE TRADUCTEUR TRADUIT
         PAR MARIA ANOUFRIEVA,
Thierry Marignac a réveillé ses fantômes…

         Le premier roman traduit en russe de l’auteur, journaliste et traducteur français Thierry Marignac a vu le jour à St-Pétersbourg aux éditions Le Chat, spécialisées dans la littérature non-conformiste. L’œuvre de Marignac est classée « choquante », mais lui-même ne le voit pas comme ça, il traduit souvent des classiques russes et des poètes du « siècle d’argent », et fait découvrir aux lecteurs français des auteurs russes contemporains. Dans le passé, on l’aurait qualifié « d’ami de l’Union Soviétique », mais il s’agit plutôt d’un ami de la littérature russe.

         —Thierry, vous êtes né à Paris, et avez vécu dans divers pays. Comment doit-on s’adresser à vous M’sieur, ou Monsieur ?
         Au fond, ça n’a pas d’importance, bien que… M’sieur en russe, offre une certaine dose d’ironie et simultanément de familiarité qui me plait bien.
         —Dans la version russe de votre biographie on vous qualifie de « dernier Parisien » de la littérature française, et vétéran de la prose non-conformiste en France, vous êtes d’accord avec ces définitions ?
         En réalité, je suis fier d’être le dernier des Mohicans, né dans une ville qui a disparu. Le Paris d’aujourd’hui est une mégapole monstrueuse et anonyme, comme toutes les capitales du monde, plus du tout la merveille connue dans mon enfance et ma jeunesse. Les « Parisiens » d’aujourd’hui sont rarement nés à Paris. En ce qui concerne le non-conformisme… Il est drôle de constater, que dès qu’on est ainsi défini, il soit très vraisemblable qu’on tombe dans le conformisme, en effet, le non-conformisme, c’est l’indéfinition !
         Comment a commencé votre attirance pour la culture russe, et comment avez-vous appris la langue ?
         —Une amie de Natalia Medvedeva qui m’obligeait à parler russe quoiqu’elle possède le français. En gros, tout de même par mon amitié avec Édouard Limonov et son cercle dans les années 1980 à Paris.

         Cela ne vous agace pas qu’en Russie à chaque mention de votre nom on ajoute : vieil ami d’Édouard Limonov, mariage blanc avec Natalia Medvedeva ?
         Il arrive que j’en ai marre de raconter à répétition cette histoire de mariage blanc pour que Natalia puisse rester en France, mais non, ça ne m’agace pas. Ces gens m’ont permis de découvrir la Russie.
         Vous êtes l’auteur de huit romans. Ils ont des thèmes variés, mais peut-être sont-ils tous issus d’une même conception ?
         L’un de mes éditeurs — le légendaire François Guérif — a dit un jour avec  un certain humour : Thierry a besoin du théâtre du monde. Il est vrai que l’intrigue de mes romans a souvent un caractère géopolitique. En dehors du dernier paru, traduit en russe dans une petite maison d’édition de St-Pétersbourg. Ce qui est le trait d’union de mes romans, c’est le style. Les lecteurs le reconnaissent quel que soit le thème. Ils m’en parlent souvent.
         —Votre premier roman Fasciste, sorti en 1988 et écrit à la première personne, vous a compliqué la vie en France. À quoi c’est du ?
         —Au fait que la politcorrectitude gouverne les milieux littéraires depuis déjà 40 ans chez nous : censure et absence d’humour. Ce qui aggravait mon cas : j’ai refusé de me justifier. Pour nous, génération punk, se justifier était honteux. Beaucoup ont reçu mon roman » — journal d'un activiste écrit à la première personne — comme une sorte de manifeste. La suite de l’Histoire a confirmé mes intuitions. Les idées d’extrême-droite ont continué à se développer. Mais je n’appartiens toujours à aucun parti.


         Vous traduisez en français des prosateurs et des poètes russes, quels livres sont déjà parus et qui vous semble « remarquable » ?
         —Remarquables ?… Les traductions des poètes Essenine, Sergueï Tchoudakov (voilà le sombre génie poétique russe de la deuxième moitié du XXe siècle) et Medvedeva dont je n’ai découvert la poésie, son véritable talent, il n'y a que quinze ans seulement, après sa mort. Mon recueil de leurs poésies est sorti sous le titre Des Chansons pour les sirènes, livre bilingue. Et les vers de Bakhytjan Kanapianov poète kazakh. J’ai été frappé par l’aspect oriental de sa poésie, pour moi tout à fait nouveau. La poésie me permet de vivre dans une autre dimension : céleste. Je suis attiré par la traduction de poésie parce que, quoique n’écrivant pas de vers, j'essaie d'avoir une prose poétique. C’est peut-être le plus important. J’observe le monde de divers points de vue et lieux géographiques et compose mon drame comme un peintre dessine un paysage, inspiré par ce qu’il a vu.

         —Choisir les traductions, c’est un choix du cœur, intuitif, ou bien la conjoncture joue un rôle, il faut vendre sa traduction à un éditeur ?
         —L’un et l’autre. Il faut que le romancier bohème affamé trouve à se nourrir ! Bien que j’aie eu de la chance, et que j’aie assez souvent traduit « mes » auteurs — ceux que j’avais déniché, réussissant à convaincre un éditeur de les publier.
         La traduction de prose et de poésie apporte quelque chose à votre bagage d’auteur ?
         —Impossible d’avoir une réponse univoque à cette question. Bien sûr, la traduction élargit la vision du monde, qui est en elle-même, de mon point de vue, extrêmement importante pour un romancier. De même, la traduction élargit la sensation qu’on a de son propre langage. Enfin, la nécessité de s’adapter à un style étranger élargit les capacités créatives d’un auteur. D’autre part, je suis un Parisien à l’ancienne mode avec ses représentations de la vie et de la création, et c’est définitif. Le léopard meurt avec ses taches. Mes livres n’ont jamais imité mes traductions. Malheureusement, du reste, l’imitation des Américains c’est, hélas, la recette du succès chez nous. Mais ça me dégoute, quoique j’ai beaucoup traduit de l’anglais.
         De qui êtes vous proche par le style chez les auteurs français ?
         Franchement ? De mes amis, mais on ne les connaît pas en Russie, ils ne sont pas traduits, des auteurs « cultes » comme moi. Prestigieux, mais qui vendent relativement peu : Pierric Guittaut, auteur de polars littéraires publié chez Gallimard, Christopher Gérard, éblouissant styliste belge au français d’une étonnante pureté dont sont incapables les auteurs français bon marché à la mode, Gérard Guégan, vieille légende de l’édition et des cercles de l’ultra-gauche historique. On n’est pas amis par hasard. Parmi les auteurs célèbres, le plus remarquable est, à mes yeux, Patrick Modiano. Voilà un romancier véritable — et non pas un narcisse post-moderne.
         Et qui distingueriez-vous parmi les auteurs russes ?
         —Mes amis, encore une fois : Édouard Limonov, Andreï Doronine, Vladimir Kozlov. Je n’aime pas les post-modernes, en ce sens, je suis un vieux réac. Et, encore une fois, nous ne sommes pas amis par hasard.

         Selon vous, est-il vrai que pour le public euro-américain la littérature russe a pris fin avec Dostoïevski et Tolstoï, il ne connaît pas les auteurs russes contemporains, et refuse de les connaître ?
         —S’il ne souhaite pas les connaître, il faut le forcer.
         Dans une interview vous avez comparé la traduction littéraire à un stupéfiant. Votre drogue en traduction de prose est-elle toujours non-conformiste ?
         —Non, elle est parfois classique, j’ai traduit (pour les éditions Omnibus) La Confession de Stavroguine de Dostoïevski.

         Qui a traduit votre roman Morphine Monojet en russe ?
         —C’est la grande Kira Sapguir, la veuve du célèbre poète Henri Sapguir qui l’a traduit. Il entre dans ce livre une proportion certaine d’un argot parisien vieux de quarante ans, qui appartient au récit, mais qui complique la traduction. Les traducteurs habituels ne pouvaient traduire ce texte, cette langue leur était étrangère. Kira, qui connaît bien le français est une vieille amie et connaît très bien mes romans, mon style. Elle a réussi sa traduction, ce dont je lui suis très reconnaissant. C’est Stepan Gavrilov, un jeune auteur russe plein de promesses, qui s’est chargé de la correction.

         L’action de Morphine Monojet  (Éditions du Rocher, 2016) se déroule à Paris à la fin des années 1970. Trois amis — vous les appelez des Mousquetaires — traînent dans les repaires de la drogue à la recherche de la dose suivante, se retrouvent en galère et finissent même par rendre à une fille rencontrée par hasard des objets précieux qu’ils lui ont dérobé. Vous représentez l’envers de la vie d’une façon si pittoresque, qu’on n’a plus envie de s’arrêter de lire. Votre personnage principal Fernand est une sorte de d’Artagnan contemporain. Quasiment un sujet classique à partir d’un sujet marginal. Pourquoi est-ce celui-là qu’on a choisi pour la traduction russe ?
         —C’est un livre assez concis — pour l’instant mon dernier et qui a pour moi une grande importance. Tout d’abord, c’est ce roman-là qu’on attendait de moi il y a 30 ans. Tout le monde, Limonov y compris. Évidemment, on attend d’un artiste débutant quelque chose qui sorte de son expérience directe. Mais j’en avais décidé autrement pour toute une série de raisons : écrire des semi-confessions Je reviens de l’enfer était extrêmement à la mode à cette époque-là. Et ce passé était trop proche de moi, les blessures étaient encore douloureuses, on était proche des larmes. Je n’aurais pu parler de tout ça sans pathos, composer une véritable fiction. La vie ne m’avait pas encore appris le secret : comment transmettre les bas-fonds par l’ironie, l’humour, le théâtre de l’absurde. Peut-être que j’étais mû par un désir secret de décevoir le lecteur potentiel. J’étais encore journaliste et désirais écrire des romans. Puisque comme disait William Burroughs "Le drogué a vu les os dénudés de la vie", d’une certaine manière comme un soldat, j’ai décidé de m’emparer d’un thème plus ou moins guerrier : Fasciste qui fut une surprise pour tout le monde.
         25 ans après, en 2013, lorsque l’une de mes plus anciennes amies est morte des suites de l’usage des drogues, j’ai plongé dans un enfer personnel, je suis tombé malade, j'ai été mêlé à des rixes, et ensuite je me suis mis à écrire Morphine Monojet pour évoquer l’image du Paris de ma jeunesse, réveiller les fantômes, me réconcilier avec le passé. C’est ainsi qu’est né ce roman-poursuite quarante ans plus tard. L’action s’y déroule dans un monde complètement différent, dans une ville qui n’existe plus,  dans une autre époque historique — la dernière décennie de la Guerre Froide et son fardeau subconscient. Le roman qu’on n’attendait plus de moi depuis longtemps.

         Maria Anoufrieva