2.7.18

Paranos et poètes

Sergueï Tchoudakov, avant son exclusion de l'université, vers 1956.

En 1973, le poète-voyou Sergueï Tchoudakov organisa l’une de ses disparitions, ou fut-il bouclé pour un de ses séjours intermittents à l’asile de dingues ?
Il était très fier d’avoir réussi à persuader tout le monde qu’il était mort, et inspiré Brodski qui vivait déjà aux USA pour la nécrologie qui suit, d’un genre baroque, pour ne pas dire rococo.

(Notice de Brodski et poèmes de Tchoudakov, traduits par TM)
SUR LA MORT D’UN AMI
Je te laisserai dans l’anonymat — un nom, ça ne marcherait pas pour t’atteindre sous la pierre tombale — comme toujours dans ces cas-là : parce qu’il s’efface de la tombe, et parce que je suis au-dessus, et que cette pierre est hors de portée, extraordinairement trop loin pour que tu puisses distinguer ma voix — dans l’argot de la couche d’ozone au pays des têtes blanches où, au toucher et à l’oreille, tu t’es griffé ton pôle dans le cosmos détrempé des roitelets venimeux et des grues stridentes ; l’anonymat pour toi, fils de la veuve conductrice ou bien du Saint Esprit, ou bien des nuages de poussière des arrière-cours, pour toi l’auteur de la meilleure des odes à Pouchkine dans la dentelle aux jambes de Gontchareva, pour toi porteur de mots, menteur, avaleur de petites larmes, adorateur d’Ingres, des crépitements de tramway, asphodèle, serpent aux dents blanches dans des colonnades de feutre des bottes de gendarmes, cœur solitaire et corps d’innombrables lits — puisses-tu reposer dans un linceul d’Orenburg, dans notre terre de tempêtes, toi le passeur de fumée des cheminées du cru, toi connaisseur de la vie comme l’abeille dans une fleur chaude, et gelé à mort dans une porte cochère de la Troisième Rome. Peut-être s’agit-il du meilleur portail vers le Néant. Homme de pierre, tu dirais qu’on n’a besoin de rien de mieux, vers le fond de la rivière sombre dans ton manteau déteint, dont seuls les boutons te sauvaient de l’effondrement. Méticuleux, Charon cherche le drachme dans ta bouche, méticuleux quelqu’un souffle dans son fifre interminablement à la surface. Je t’envoie une courbette d’adieu anonyme de rives inconnues. Ce qui, pour toi, n’a aucune importance.
Iossif Brodski, Prix Nobel de poésie 1987.
(Ci-dessous, le procès de Brodski en 1964)



Dans son lourd sommeil, souffle rauque du taulard
Ébranlant le baraquement, grouillent les cafards
Qui est passé en taule, s’abstiendra d’écrire des vers
Il écrira de la prose ou ses mémoires sur l’ornière

Pharmacie, hôpital, ici c’est la fête
De l’homme, le chien n’est pas le meilleur ami
Ici le banquet des Dieux, c’est quasiment la diète
Et comme neige en début d’été, les cheveux gris.
Sergueï Tchoudakov

В тяжелом сне так хрипло узник дышит
Ползут клопы раскачивая нары
Кто был в тюрьме о ней стихов не пишет
А пишет прозу или мемуары

Как праздник здесь больница и аптека
Собака здесь не друг для человека
Здесь пиршество богов почти диета
И седина как снег в начале лета

Сергей Чудаков


Жизнь щекочущая скука 
В Камасутре я прочел 
расщепление бамбука 
насаждение на кол 

La vie est une ennuyeuse démangeaison
J’ai lu dans le Kamasoutra
Du bambou la fission
Qu’en épieu on planta

и других событий гамму 
я представил как умел 
поклонение лингаму 
море страсти кучи тел 

Et d’autres évènements, la gamme
Comme je pouvais, je me suis représenté
L’adoration du lingame[1]
La marée passionnelle des corps entassés

Но для нас такой излишек 
чересчур, наверняка 
двух стареющих мартышек 
в клетке для молодняка 

Mais pour nous, un tel excès
Est certainement trop important
Deux singes vieillissants
Dans la cage des cadets

Вот зачем в часы заката 
уходя в ночную тьму 
слово аупаришата 
не шепчу я никому

Voilà pourquoi au jour tombé
Dans la nocturne obscurité
Le mot Ouparishada
Je ne chuchote à qui que ce soit
Sergueï Tchoudakov.



[1] Symbole phallique divin des religions hindouistes.