(Thierry Marignac)
Si, d’un doigt désinvolte, j’enclenche le mouvement giratoire du barillet à la roulette russe des offenses, inévitablement une viendra se placer en face de la bouche à feu. Dans L’Adieu à Gonzague, Drieu, qui évoquait Jacques Rigaut, parlait d’offenses-breloques. Mais la métaphore ne tient plus debout. Il faudrait une breloque de calibre 7,65.
Dans le tintamarre actuel autour de la guerre d’Ukraine, le plus frappant, c’est la notable quantité d’ignorance pilonnée jour après jour sur un sujet que les bavards ont à peine eu le temps d’étudier, puisqu’hier encore, il n’existait pas pour eux. Au fil du temps, et dans divers organes de presse, j’ai pris plusieurs journalistes en flagrant délit : ils racontaient n’importe quoi. J’ai épinglé dans ces pages, il y a quelques mois, un article de Libération sur les drogues en Ukraine, un sujet sur lequel personne ne peut mettre mes compétences en doute. Au second paragraphe, l’auteur démontrait sa totale méconnaissance de la question puisqu’il donnait à la politique de Réduction des Risques (échange de seringues, etc.) une dizaine d’années d’existence, alors qu’elle était déjà officielle depuis deux ans, quand je suis arrivé à Kiev en décembre 2004 pour commencer mon long reportage sur la toxicomanie dans le pays. J’avais épinglé, il y a plus longtemps, un journaliste du … un grand quotidien français, qui au bout d’un laborieux éditorial, confondait la date de l’indépendance de l’Ukraine (1991) et celle de la Révolution Orange (2004). Si ces détails peuvent sembler véniels, ils prouvent concrètement que l’auteur vous enfume, il est lui-même dans une épaisse purée de pois. Je pourrais multiplier les exemples de ce genre. En réalité, comme les langues et la culture sont d’un abord difficile, que les « spécialistes » ne foisonnent soudainement que lorsque ça commence à rapporter, le tâcheron moyen d’une rédaction boucle un dossier avec Wikipédia et deux articles parcourus, un de la BBC, l’autre du NYT. D’ailleurs, c’est parfois la secrétaire qui se charge de lui mâcher les infos dans un dossier bâclé. Ce qui ouvre des perspectives. Si c’est le cas dans un dossier que je connais et peux repérer, qu’est-ce que ça doit être, dans ceux que je ne connais pas : je ne sais pas, moi, la bande de Gaza, ou les pirates de Somalie. Il faut s’y faire, c’est l’information en démocratie éclairée. Les complotistes diraient que cette incompétence est voulue, mais je n’en jurerais pas, elle est peut-être inhérente au système, à son économie. Sans doute moins innocente est la tendance des médias à écarter les compétences, fussent-elles élevées, de quiconque est mal vu dans leur sérail.
Un ami analyste du renseignement économique me confiait à son tour la distance en années lumière séparant les faits de la version qu’en donnent les organes d’actualité, dans des dossiers qu’il avait traités.
Dans un récent discours, le président russe faisait remonter à la fin de l’URSS les origines du conflit fratricide en cours. On peut penser ce qu’on veut du personnage et de sa rhétorique — c’est néanmoins indéniable. C’est dans cet indémêlable nœud gordien d’une fin précipitée, que trente ans de conflits dans l’ex-empire ont vu le jour. Il faut beaucoup de travail et d’acharnement, d’études, de connaissances, de voyages et de rencontres pour y comprendre quelque chose, avoir considéré l’affaire sous des angles multiples et pas toujours du même endroit. Formatés pour donner un message calibré, et dans l’ensemble le même sur tout l’éventail disponible, les journalistes n’ont ni le temps, ni l’argent, ni l’envie. Comme le faisait remarquer John Le Carré en 2003, il en est ainsi depuis la fin de la Guerre Froide, où curieux renversement de l’Histoire, l’information occidentale est devenue soviétique, c’est à dire l’information d’un bloc. Il n’est pas toujours inutile d’écouter les romanciers.
Pour revenir aux offenses, et ne pas succomber à une rage pourtant justifiée contre les « experts » de toutes obédiences, j’en retiendrai quelques-unes qui me piquent encore, que je porte en breloque. Dans mon histoire littéraire, la Russie, puis l’Ukraine ont marqué un tournant, débuté un cycle. Celui-ci a commencé avec le roman Fuyards, paru en 2003 aux éditions Rivages, écrit après un long séjour en Moscovie, qui au travers d’une histoire policière, évoquait en détail la Russie de Eltsine — ruine, sarabande des hyènes, et orgueil blessé. Poliment ignoré, le monde du polar ne s’intéressait qu’à Los Angeles. La Russie n’existait que dans les caricatures de mafieux des romans de Dantec ou les James Bond. Il se vendit tout de même à peu près.
Ensuite, plus vexant, ma longue enquête en Ukraine Vint, le roman noir des drogues en Ukraine parue en 2006 aux éditions Payot, fut accueillie par un silence assourdissant si l’on excepte le magazine Géo, la radio RFI et l’ex-ambassadeur de France en Ukraine, Philippe de Suremain, qui m’écrivit une longue lettre. À l’époque, selon le cliché en cours en ce moment, personne ne savait où ça se trouvait. Avant mon départ pour Kiev, tout le monde commettait l’erreur : « Tu pars en Russie ». Sur l’Ukraine et bien souvent sur la Russie, l’ignorance est la règle. Mes amis des Narcotiques Anonymes de Kiev étaient furieux: "Nous, on sait faire la différence entre la France et l'Espagne!…"
Plus récemment, ce qui prête à rire aujourd’hui, par une de mes sacrées inspirations prématurées, je revins sur la fin de l’URSS dans le roman L’Icône, paru en 2019 aux éditions des Arènes. L’originalité du livre tenait au fait que cette histoire était vue à deux époques différentes : de Paris au travers d'un mouvement de dissidents dans les années 80-90, puis vingt ans plus tard du quartier russe de Brighton Beach, où j’ai parfois invité des amis de passage à déjeuner au bord de la mer quand je fréquentais encore New York. À l’exception d’un article de Sébastien Lapaque pour Le Figaro, la réaction générale était l’incompréhension : Qu’est-ce que tu t’intéresse encore à cette vieille histoire ?… Incidemment, la seule séquence ne se déroulant pas en Occident se passait en Ukraine — une vilaine affaire de spéculation immobilière où s’affrontaient Anglais et autochtones au moment où le monde basculait — la victoire définitive de la marchandise pure.
À l’heure actuelle, sujet devenu brûlant, les « experts » surgis comme des champignons après la pluie, nous refont le film sans en avoir suivi les épisodes, ou bien avec un ordre du jour partisan. Aucune réflexion sérieuse et de longue haleine, informée. Seuls, temps et concentration appliqués à l’étude d’une histoire aussi complexe imposent une forme d’objectivité au regard.
Tu écris tes bouquins trop tôt, m'a dit un jour le romancier et poète Jérôme Leroy avec humour et à-propos.
Mais :
Ce domaine, plat et froid, inculte et sec, celui des choses possibles, ne m’a jamais tenté comme but de promenade.
Philippe Soupault, Les dernières Nuits de Paris.