24.9.22

Chansons d'URSS

 

Lightnin' Hopkins, dans les années 1940_50



Extrait du Vieux Voyage, d'Édouard Limonov.
(traduit du russe par Thierry Marignac)
URSS/ Ce qu’on chantait chez nous —II
 
         Qu’est-ce qu’on chantait dans les cours à la fin des années 1950-début des années 1960 ?
 
         Dors, fiston, dors fiston, bye-bye.
         C’est la faute au mois de mai
         Le garçon avec une fille dans le brouillard
         Le cœur de la fille est trompé
         Dors, fiston, endors-toi profondément !
 
         Il s’agissait des relations entre les sexes.  La jeune mère berce son nourrisson.
         Ou bien on chantait « La belle Florida ».
         Dans cette chanson, il est question de la rivalité  originale opposant les plus remarquées jeunes filles de Madrid : « Dona Clara, Dona Retz, et Florida la beauté ».
         D’après mes souvenirs, c’est un jeune et beau mendiant qui jouait le rôle d’arbitre.
         (Les chansons de cette époque, il faut le dire, étaient remplies de héros — des orphelins mendiants, des matelots, des soldats).
         Ainsi pour gagner le cœur du jeune mendiant :
         Dona Clara s’approcha et un real lui donna…
         Mais Florida s’approcha et elle l’embrassa !
 
         La rumeur court depuis lors
         Qu’il n’y a dans les rues de Madrid
         Qu’une seule beauté encore
         Et qu’elle s’appelle Floride
 
         Cette chanson nous emportait dans les rues ensoleillées de Madrid. Il y avait aussi « Pour une paire d’épaisses nattes ». Elle commençait comme ça :
        
         Pour une paire d’épaisses nattes,
         Emprisonnant sa beauté,
         Avec un polisson, le matelot s’est bagarré
         Poussé par une foule scélérate.
 
         Et… deux corps, tremblants,
         Jaillirent deux couteaux tranchants,
         Une lutte désespérée annonçant…
         Le polisson était adroit et audacieux,
         Son cœur brûlait d’amour en mille feux,
         Le matelot était plus faible que lui,
         À sa gorge coula un sang cramoisi…
 
         Lorsque le polisson se dressa,
         Et sa victime contempla
         Son propre frère il reconnut —
         Tant d’années qu’il ne l’avait vu.
 
         Et la foule se mit à hurler
         Comme le ressac d’une mer démontée.
         Seule, elle rit cristallinement
         Avec ses blondes tresses jouant.
 
         Un ravissement, pas une chanson !
         Et celle-là encore — je l’appelle « Raciste ». Sur la rivalité d’un Arménien et un Géorgien au sujet d’une fille.
        
         La fille était comme un oiseau de paradis
         L’arménien violemment s’en éprit,
         Pour son beau et blanc minois
         Cœur et âme il lui donna.
 
         Eh, mes frères d’Arménie
         Je vais vous faire un récit,
         Comment de Erevan mon ami
         Creva l’œil de l’homme de Géorgie.
 
         An dancing vint l’Arménien
         Vit la jeune fille pleurant,
         Sur l’épaule lui posa la main
         Et ces paroles prononçant :
 
         —Aimable amie, qui t’a offensée ?
         Un tel esclandre, je n’avais pas anticipé
         Montre-le moi, que j’attrape ce gredin,
         Je lui casserai les côtes, sur mon âme d’Arménien.
 
         La jeune fille répond :
         —C’est un grand nigaud géorgien qui m’a offensée…
 
         Je ne me souviens ensuite que de bribes :
        
L’âme arménienne serra le poing et cogna
L’âme géorgienne s’effraya, se recroquevilla
Le poing de l’Arménien à l’œil géorgien frappa…
Je me souviens de la fin :
 
Ainsi perdit un œil un Géorgien,
À son amie fit ses adieux l’Arménien.
Maintenant sous les verrous, il épaissit.
À cause de l’amour, il en est ainsi mes amis.
À cause de l’amour, il en est ainsi, mes amis.
 
Je pense que « Raciste » a été composée à Minvoda.
Il y avait peu de chansons sur le crime, elles étaient sévères et écrasantes. Ne venez pas me parler de Mikhaïl Kroug ! Kroug, c’est de la variété par comparaison avec ces grincements de dents !
Ça commence sombrement :
 
On voyait, le rideau se balançait,
On entendait dès qu’une mouche volait.
 
Cependant :
 
Je vois, le défenseur nous souriait,
En sortant de sa poche un pistolet.
Je vois, la cour nous confondant,
Le chef risque cinq ans…
 
Les mères pleuraient de joie,
Nous souriait même le convoi.
Pourquoi n’es-tu pas venue fille aux yeux bleus,
Et ne m’as-tu pas fait tes adieux ?
 
Et un peu plus loin, il en marmonne la raison entre ses dents :
 
On raconte que toi, fille aux yeux bleus,
Tu t’es mise à fréquenter les restaurants…
 
Et la célèbre, mais qu’on chantait encore plus sombrement :
 
Sur la toundra, la voie ferrée,
Où fonce de Vorkouta-Leningrad le courrier,
On courait toi et moi les galonnés attendant,
Les galonnés et les chiens aboyant !
 
Les galonnés les rattrapent en vitesse :
La pluie tombait sur le canon et la crosse des armes…
 
Dans une rafle on est tombés,
Sous nos yeux les pistolets,
On nous a encerclés,
Pas d’autre voie il n’y avait
Mais ils ont mal calculé
La rafle on a percé
Et maintenant on se souvient
Des jours anciens !
 
Ou celle-là, d’heureux voleurs braquent une banque :
 
Les liasses égales de biffetons soviets
Sur les rayons nous contemplaient…
 
Adolescent, je voulais devenir le plus grand bandit d’URSS.
Je me souviens de Tolik Tolmatchev, de son fragile nez aquilin — mon ami-voleur, qui se maria ensuite avec Macha la Tsigane — il me chantait tout ça, et comme je t’aime Saltovka, mon quartier natal !
 Édouard Limonov, Le Vieux voyage, 2020.