3.6.21

Vivonne de Jérôme Leroy

        
© Charles Duits, surréaliste tardif.



    VIVONNE, OU COMMENT NE PAS ÉCRIRE UNE DISTOPIE DE PLUS. 
 
    Divergences techniques 
 
    La technique du roman de Jérôme Leroy, vieux copain et auteur assez singulier, me pose souvent des problèmes de concentration. Il s’embarque en effet dans ses récits avec les armes et bagages d’une culture phénoménale dont l’énergie lui sert à propulser son lecteur dans son univers et tisser sa toile narrative. Personnellement, cela distrait souvent mon attention du drame en cours. Néanmoins — bien qu’il s’agisse pour moi d’une hérésie — je dois lui reconnaître des succès inattendus avec cette méthode, notamment Le Bloc, où les références à la droite littéraire tombaient à pic. Ce livre-là a également le mérite d’être un sujet de plaisanteries infinies entre nous deux puisque nous avions traité le même sujet (voir mon Fasciste) à un quart de siècle de distance. Si cette méthode m’a parfois troublé encore dans Vivonne, elle était pourtant essentielle à l’ambiance non de catastrophe, mais de désintégration, graduelle puis brusque, remontant aux années soixante, de cette non-distopie littéraire. Et elle est une courroie de communication avec son lectorat. 


 
Comment gagner la guerre 

     Signe des temps, le marché est encombré de distopies qui pâlissent à vue d’œil devant le chaos moderne, l’implosion actuelle, c’est à dire la fusion de la tyrannie et de l’effondrement, précipitée par les technocrates en plein délire du nouvel avenir radieux. Jérôme Leroy contourne l’obstacle en incarnant l’utopie dans un personnage de poète, Vivonne, orfèvre de la disparition, et la maladie moderne dans son double névrosé, et éditeur, Alexandre. L’un et l’autre liés irréversiblement depuis la jeunesse. Bien que partageant peu son goût pour  Hegel (Non seulement philosophe, mais en plus Allemand!… Jusqu'où descendra-t-on!…),  je concède, voilà un bel exemple de dialectique !      
    C’est parfois un tableau atroce, bien sûr, lorsqu’au déchaînement d’une nature déréglée, répondent les hécatombes d’une société en guerre contre elle-même, dont les rouages ont volé en éclats dans la centrifugeuse du Grand Marché Unificateur et l’hégémonie de la techno-science. Mais le poète Vivonne, dans son indifférence divine, danse dans les ruines en évitant les balles — il ne fait que passer. Partout, il laisse des portes sur l’utopie, que Jérôme choisit d’appeler la Douceur. Son art subtil est la Voie Royale où s’engouffrent les âmes, littéralement happées par ses vers, s’échappant de la broyeuse contemporaine jusqu’à leur disparition concrète dans les hasards de la rime, chers à mon vieux Baudelaire. En conclurai-je que pour ce sale communiste de Leroy la Révolution est magique — foin du couteau entre les dents, la beauté terrassera la valeur d’échange et la baisse tendancielle du taux de profit ? Non, je sais me tenir en société, et Jérôme me ferait une scène. Mais peut-être que son thème éminemment littéraire de la disparition, déjà abordé dans Un peu tard dans la saison, est devenu une mystique de l’unique échappatoire. 
     Je note au passage que le personnage de poète de Jérôme s’acharne à disparaître lui-même, rappelant à cet égard furieusement le Fraenkel dadaïste de Gérard Guégan, évoqué en février dans nos pages. Mes amis révolutionnaires semblent unanimes : leur technique du coup du monde, c’est la Stratégie des Spectres. 


 
Même les tueuses ont un père 

     Tout cela ne serait rien encore, on s’embourberait une fois de plus dans les miasmes de la distopie, mais les groupes et les masses prises dans l’étau de l’Histoire sont constituées d’individus. Et c’est en dessinant le drame intime, humain, des quelques protagonistes de sa fresque que Jérôme Leroy échappe aux clichés d’une époque où l’on ne peut plus se servir du nom d’Orwell, éculé, dégradé, prononcé par tant de crapules. Où Huxley est oublié, où Zamiatine, leur inspirateur, auteur de la première contre-utopie du XXe siècle, parue en 1920 (Nous Autres, Gallimard, collection Imaginaire), est ignoré presque partout, sauf en Russie. 
     C’est à travers le personnage d’Alexandre, ami d’enfance du poète Vivonne, que se dessine le tableau. Un des plus intéressants, puisque c’est un salaud. Un salaud sympathique, du reste, dont la jalousie féroce pour son pote, si aérien, se révèle petit à petit avec un art consommé du suspense. De Vivonne, Alexandre envie tout : son talent, son éloignement imperceptible du monde, ses petites amies qu’à l’occasion il lui pique, impuissant toutefois à lui ravir leurs âmes. Alexandre édite son ami, en sabotant consciencieusement sa « carrière ». Jérôme Leroy, au milieu du livre, dresse alors un portrait éblouissant des intrigues et des tragédies familiales, incurablement provinciales… mais la Normandie, c’est pas pour les ploucs !… Chacun de ses personnages abrite un deuil, une douleur durable, un malheur équitable dont la malédiction originelle n’apparaît qu'au fur et à mesure, souvent éclipsé par la grande sensualité des blondes, des virées à la mer, de l’insouciance des corps jeunes — et du packaging de la libido par le doo-wop !… 
     D’une façon générale, les histoires de famille, ça me rase. Mais Jérôme Leroy, dans Vivonne, sait leur conférer une densité à la Maupassant, un suspense à la Hitchcock. Ce long passage sert deux fonctions : souligner la densité humaine, concrète, individuelle, des corps livrés plus tard aux égarements de l’Histoire. Retracer les origines de la décomposition actuelle jusqu’au fallacieux bonheur des Trente Glorieuses, qui cachait tant de plaies vives. La malédiction, ça se transmet. Et lorsque dans la guerre civile qui déchire le pays, une jeune violence à fleur de peau, belle comme le jour, massacre sans états d’âme, elle n’est autre que la fille du poète incarnant l’utopie, dont elle ignore l’existence. C’est le mensonge de sa mère qui la déchaîne. Bien vu, mec ! 
     De même que l’utopie finale, La Douceur, est, par un dernier renversement dialectique, à nouveau la proie des monstres. 
     En dépit de toutes mes objections formalistes, putain de bouquin !… 

Vivonne,  La Table Ronde, 408 pages, 22 €, démerdez-vous pour le code-barre!…

Thierry Marignac, juin 2021